Politologue, Carla Passos nous explique l’enjeu du scrutin et du basculement de la démocratie au Brésil

Par Hassan Alaoui

Le peuple brésilien s’apprête à voter ce 28 octobre pour élire son président de la République. Un scrutin décisif qui clôturera plus de 13 ans de règne sans partage de Lula et de Dilma Roussef, tous deux puissants guides du Parti des Travailleurs (PT).

Le premier est en prison pour corruption et malversations et la deuxième en disgrâce populaire et sous la coupe de la justice. Deux candidats principaux son en lice, Jaïr Bolsonaro, fondateur du PSL et Fernando Haddad du PT. Un enjeu majeur pour le Brésil que nous explique et analyse pour nous Carla Passos, spécialiste de la vie politique dans son pays.

Le débat sur la démocratie au Brésil n’en finit pas de nourrir les spéculations , tantôt inquiétantes, tantôt désespérées. Sur fond d’un constat partagé, les élections de ce 28 octobre n’ont pas d’équivalent ces dernières années au Brésil. L’ère de Lula semble révolue, et le pays est désormais confronté au démon de l’extrême droite incarné par Jaïr Bolsonaro, crédité et donc vainqueur au premier tour du 7 octobre de près de 46% de voix, ancien capitaine de l’armée de terre du Brésil que l’on accuse d’incarner le diptyque Trump-Rodrigo Duterte, impitoyable président des Philippines.

A quelques jours du scrutin et de la fin de la campagne électorale, le jeu est-il déjà fait ? L’aversion des femmes brésiliennes qui mènent une rude bataille au candidat de droite comme celle des femmes américaines contre Trump , le qualifiant à juste titre de « macho » changerait-elle in extremis la donne d’une tendance lourde en faveur du candidat qui ne se gène pas pour marquer sa haine à la gauche, aux femmes, aux homosexuels et l’IVG en cas de viol ? Qui est pour la peine de mort évidemment et l’autorisation du port d’armes, alors que le Brésil déplore pas moins de 64 000 morts par agression.

Depuis la fin de la dictature militaire en 1985, le Brésil a renoué bon an, mal an avec la démocratie. Des fils ténus, fragiles pour ainsi dire caractérise une série de faiblesses institutionnelles. Le challenger, Fernando Hadad, candidat de Lula ne semble pas pour l’instant faire le poids, il hérite d’un lourd héritage culpabilisant.

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De passage au Maroc, Carla Passos, politologue et experte au Parlement du Brésil, avertie sur les questions politiques, de par ses activités à la Chambre des députés, de spécialiste en marketing politique et issue de l’Université « J.K. » de Brasilia, nous éclaire sur les tenants et aboutissants d’un scrutin à la fois décisif et révélateur.

« Le Brésil, nous dit-elle, se trouve aujourd’hui dans le même cas que plusieurs autres démocraties en Europe et dans le monde. Nous subissons encore le poids du passé récent, celui de Luiz Inacio Lula da Silva qui était soutenu par un peuple enthousiaste, mais qui a ensuite déchanté. Et Dilma Roussef a échoué lors de ses tentatives à garder la confiance du Parlement et du Congrès national, quand bien même la gauche l’a soutenue…Elle a commis plusieurs erreurs, notamment économiques et les scandales de corruption – comme celui de Petrobras – l’ont éclaboussée. ». Et Carla Passos, tout à sa passion d’expliquer, de rappeler que le juge Sergio Moro, implacable personnage n’en avait cure de la popularité de Lula ou des lamentations de sa dévouée successeure. Il fallait appliquer la loi coûte que coûte, quitte à faire indirectement le jeu des adversaires de Dilma Roussef. Carla Passos explique que « le juge, qui est aussi entre autres un spécialiste du blanchiment d’argent et de la criminalité financière,  a engagé l’un des plus importants procès de corruption de l’histoire récente du Brésil, il a également bloqué la candidature de Lula aux élections et mis en garde la classe politique. Jusqu’au vice-président lui-même, Michel Temer du PMDB, habile manœuvrier et louvoyeur qui croyait se faufiler dans la course, il a perdu espoir. Il a été aussi emporté par la vague désapprobatrice contre Dilma. »

Selon la politologue Carla Passo, le Brésil est un Etat présidentialiste et, désormais « le peuple souhaite un renouveau en termes de personnalités politiques et d’ouverture sur le monde, du genre Trump ou Macron, il veut des visages emblématiques, avec un pouvoir qui réduit les impôts. Le peuple exprime son ras-le-bol. Parce que le Parti du Travail de Lula n’a cessé de le fourvoyer voire de le tromper. La crise que traverse le Brésil, institutionnelle est aussi économique : 13 ans au pouvoir, Lula et Dilma ont conduit le pays au bord du gouffre ». Selon elle, le « Brésil n’a jamais traversé une crise aussi grave que celle de l’ère Lula et Dilma ». Le peuple l’exprime avec un vote extrême peut-être, mais « raisonnable » et le candidat du PT et ses partisans n’ont d’autre argument que de salir le candidat montant. Ils oublient que Bolsonaro, ancien militaire mais députés depuis des années a « proposé au cours de sa députation quelque 635 projets de lois en 27 ans, dont une combattue par les partisans de Lula était de confier 50% des sièges de la Camara ( Chambre des députés) aux gens de couleurs… »

Cela paraît d’autant plus paradoxal que le Parti du travail de Lula s’oriente ces derniers, par désespoir, vers une campagne de diffamation de Bolsonaro, oubliant que le « numéro deux élu sur sa liste est tout simplement un noir ». La surprise est là, et Carla Passos , sans pour autant prendre parti, voit simplement avec de nouveaux regards le champ politique brésilien basculer. Elle estime aussi «  que l’arrivée sur le terrain du scrutin des réseaux sociaux, sans doute aussi des fake-nes, et de l’Internet jouera un rôle décisif dans la mesure où le vote ne montrera pas physiquement les votants, mais simplement des machines anonymes, et des jeunes qui acteront massivement leur choix de changement par Internet, laisse à préjuger d’un basculement, accentué par la crise… ».

Sans préjuger de quoi que ce soit, mais appuyée sur les données concrètes et une analyse pertinentes des enjeux et des stratégies, Carla Passos ne pense pas que le PT et son candidat Fernando Hadad, même appuyé par Temer, sauront renverser le courant puissant qui accompagne Jaïr Bolsonaro. Et l’argument de son statut d’ancien militaire, flanqué d’un ancien général, Hamilton Mourao, admirateur de l’ancien régime militaire, ne change rien à l’irrésistible montée des mécontentements populaires contre Lula et Dilma. Bolsonaro, adossé à son petit parti de 56 députés, le PSL, a su mettre à profit les thèmes de la corruption et la nécessité d’une politique « manu pulite » qui est au cœur de la campagne et du scrutin du 28 octobre que, semble-t-il, les héritiers de Lula ont d’ores et déjà perdu.

( La traduction de cet entretien avec Carla Passos a été assurée par Ana Claudia Bourquin)

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