Pour que réussisse la modernisation de la gouvernance publique

Par Younes Eteib

 Vingt ans après, le « nouveau concept de l’autorité », lancé par S.M le Roi Mohammed VI, en 1999, reste une actualité majeure, comme étant la trame profonde de la gouvernance voulue par la plus haute autorité du pays. Ce n’est pas pour rien que presque tous les discours royaux ont, sans cesse, insisté sur l’obligation des gouvernements successifs à mettre en place les conditions d’une gestion transparente des affaires publiques, et de la gouvernance territoriale, avec les attentes des citoyens marocains comme le pilier autour duquel se construit la dynamique des politiques publiques.

Aussi, à plusieurs reprises, le gouver­nement a été vivement critiqué, et invité à user de ses prérogatives, pour mettre à niveau l’arsenal juridique de la gestion administrative, en mettant en oeuvre une déconcentration effective que les citoyens pourront ressentir dans leur vécu. Or, sans une charte de la déconcentration adminis­trative, efficiente et globale, le voeu de la mise à niveau ne pouvait que rester peine perdue.

Une déconcentration administrative pour aller de l’avant

Désormais, depuis le 27 décembre 2018, le décret portant Charte de la déconcentra­tion administrative, ayant été publié dans le Journal officiel du Royaume, les choses sérieuses peuvent commencer. De quoi s’agit-il exactement ?

Les parties prenantes au niveau des territoires, doivent accepter de coopérer, de façon intelligente et respectueuse des intérêts du développement des territoires, et, au-delà, des intérêts suprêmes du pays.

Une ambition, d’abord. Cette réforme majeure ambitionne «d’accompagner le chantier de la régionalisation avancée, et de favoriser une mise en oeuvre intégrée et complémentaire des politiques publiques au niveau territorial». En plus simple, il s’agit d’une déconcentration et des mécanismes de sa mise en oeuvre. Il s’agit, aussi, d’une répartition des attributions entre les services, centraux et déconcentrés, de l’administration marocaine. Pour cela, deux fondements supportent l’ensemble du dispositif

– La région, considérée comme le terri­toire pertinent pour la mise en oeuvre des politiques publiques.

– Le wali de la région, pourvu d’un rôle accru de représentant de l’autorité centrale au niveau territorial.

Ainsi, la charte fixe les objectifs de la nouvelle déconcentration administrative, comme suit :

– Une meilleure application des orienta­tions générales de l’Etat, à travers la réor­ganisation de ses services, aux niveaux ré­gional et provincial, avec des missions qui leur sont clairement attribuées.

– La territorialisation des politiques pu­bliques, en prenant en considération les spécificités locales.

Pour que la matrice puisse fonctionner, une complémentarité des missions des services déconcentrés et des collectivités territoriales est obligatoire. Des mécanismes communs de coopération doivent être mis en place à cet effet. Par ailleurs, les services déconcen­trés seront appelés à fournir le soutien aux collectivités territoriales, et les accompagner dans la mise en oeuvre de leurs programmes de développement. Le challenge est réelle­ment immense. Une nouvelle culture est à favoriser, pour ne pas dire qu’elle est à faire émerger, à partir d’une réalité sans lien avec toutes ces belles ambitions.

Les parties prenantes au niveau des ter­ritoires, doivent accepter de coopérer, de façon intelligente et respectueuse des in­térêts du développement des territoires, et, au-delà, des intérêts suprêmes du pays. Les clivages sectoriels et les lenteurs bureau­cratiques sont à bannir. Idem pour les égos de personnes et les cloisonnements des ap­partenances institutionnelles, qui sont des pièges à éviter impérativement.

Pour tous les acteurs publics, il s’agira de promouvoir la convergence des poli­tiques publiques, de faire prévaloir l’effi­cacité dans l’exécution des programmes et de rendre les services publics de proximité performants, et à valeur ajoutée réelle pour les citoyens. Sans doute pour parer à ces travers, plusieurs nouveautés sont prévues dans cette nouvelle charte.

Il s’agit, en premier lieu, de l’élaboration de schémas directeurs relatifs aux services déconcentrés des différents ministères. Une sorte de feuille de route qui précise les démembrements des ministères au niveau des territoires, ainsi que les attributions dé­cisionnelles transférées par le centre aux services dans les régions, les provinces et préfectures.

Cadre juridique plus imposable

Cette nouvelle architecture d’attributions fera du Wali de la région, le coordinateur des activités des services. Il devra veiller à assurer la convergence et la cohérence des actions de tous les intervenants. Si cette réa­lité n’est pas nouvelle, puisqu’elle existe et est considérée comme une réalité consentie, même sans «charte de déconcentration ad­ministrative», désormais le cadre juridique et institutionnel est plus clair et plus imposable. Chacun devra donc assumer, et tenir le rang d’une responsabilité publique de haute facture ; faute de quoi il devra céder le champ et ne pas entraver la marche de la dynamique.

 La nouvelle charte prévoit, également, la création de pôles administratifs au niveau local, afin de donner la possibilité à des mi­nistères de mettre en place des représenta­tions communes, au niveau des régions ou des provinces, et optimiser, ainsi, les coûts en mutualisant les ressources humaines et matérielles. L’idée est intelligente, mais croire qu’il suffit de la décréter par un texte de loi pour qu’elle devienne opérationnelle serait se mentir. Sur le terrain, les choses se­ront assurément plus complexes, du moins autant que le sont les enjeux de personnes, les héritages de privilèges et les acquis de positions.

Autres défis : le niveau, la nature et la marge consentie, pour le renforcement des pouvoirs des services déconcentrés.

Il s’agira, ni plus ni moins, d’assurer un réel transfert des attributions aux respon­sables des régions, provinces et préfec­tures. Ces derniers passeront au statut de « donneur d’ordre ». Or, cette dimension, justement, a constitué le premier point sen­sible qui, subtilement, a toujours bloqué les efforts antérieurs pour une déconcentration administrative au Maroc. L’enjeu n’est pas mince. Toute la dynamique de gestion des moyens et des ressources est en jeu. Par ail­leurs, la gestion des ressources humaines, des emplois et des compétences, ainsi que des plans de carrières, sera un casse-tête dif­ficile à résoudre.

Autre point sensible : La coordination, le suivi et l’évaluation qui restent un enjeu majeur. La charte a, en effet, prévu la mise en place d’une commission ministérielle de la déconcentration, présidée par le chef du gouvernement. Elle est censée formu­ler des propositions pour l’exécution des orientations générales de l’Etat, et suivre leur mise en oeuvre. Le gouvernement de­vra aussi élaborer des rapports périodiques traçant l’évolution de la mise en oeuvre des politiques publiques au niveau des régions. La Commission ministérielle procédera à des évaluations régulières de la politique de déconcentration, afin que le gouvernement puisse procéder aux recadrages nécessaires.

Le wali, chef d’orchestre

Au niveau des régions, des commissions de coordination seront effectives. Elles au­ront un secrétariat général des affaires ré­gionales qui doit assurer la préparation des réunions de ces mêmes commissions de coordination, appelées à accompagner le wali dans ses attributions au niveau territo­rial. Justement, en plus de devoir être très fin et pertinent, le wali, considéré comme un «chef d’orchestre», aura justement besoin de beaucoup de talents et de compétences en conseils, autour de lui, sinon la sym­phonie de la gouvernance territoriale risque d’être très mal jouée, voire inaudible.

Toute la dynamique de gestion des moyens et des ressources est en jeu. Par ailleurs, la gestion des ressources humaines, des emplois et des compétences, ainsi que des plans de carrières, sera un casse-tête difficile à résoudre.

Si l’on ne peut que se féliciter de voir ce texte, finalement, sorti des arcanes du gou­vernement, il reste, toutefois, légitime de préconiser la vigilance et la lucidité, tant ce vaste chantier ne fait que démarrer. Vu les défis en perspective et les déficits de la gouvernance publique accumulés depuis des années, il est fort probable que, très vite, soient révélés des cas de blocage et de résis­tance, plus ou moins déclarés. Ce ne serait que normal. Mais, cela ne veut absolument pas dire que ces cas sont à tolérer. Certes, le gouvernement nous a, à plusieurs reprises, fort surpris par son inertie, ses hésitations, et calculs politiciens. Mais désormais, il en va, pour le gouvernement, de la préservation de ce qui reste du peu du capital confiance, qu’ont à son égard les citoyens, à propos de sa capacité réelle à piloter la mise en oeuvre d’un chantier immense de réforme du fonc­tionnement des appareils et leviers de l’ac­tion publique. Le défi a besoin de beaucoup d’intelligence, de patience et d’endurance, qui sont des vertus obligatoires pour tenir le coup des multiples enjeux qui ne vont pas tarder à s’exprimer.

Du coup, à moins qu’une volonté véri­table ne s’exprime pour rassurer l’opinion publique sur les aptitudes de l’actuel Exé­cutif à accompagner ce chantier, par des actions fortes, courageuses et innovantes, l’optimise peut vite laisser place à un scep­ticisme rampant.

Un des signaux forts serait que le gouver­nement nous rassure sur sa capacité à procé­der à un vaste mouvement de nominations, qui renouvelle le pilotage et les directions générales de plusieurs administrations et établissements publics, afin d’injecter du sang nouveau dans les artères d’une admi­nistration publiques qui est restée, malgré les talents dont elle dispose, bloquée par des inerties, des pratiques d’un autre âge, et des cultures rétrogrades au niveau ma­nagériales. Cette dynamisation attendue de la part du gouvernement, doit s’affranchir des « considérations partisanes » qui ont, jusque-là, prévalu dans plusieurs nomi­nations, que ce soit avec l’actuel Exécutif ou avec le précédent. Les médias, les ac­teurs de la société civile et plusieurs partis politiques n’ont eu de cesse de relever ces pratiques malsaines. Il s’agit d’un enjeu stratégique.

Pas de processus de modernisation sans l’implication citoyenne

A ce propos, le gouvernement doit prendre conscience que ne sauront piloter ce vaste chantier structurel que des res­ponsables compétents et intègres, accros aux approches modernes de management, connaisseurs des diverses cultures admi­nistratives ambiantes au niveau local, et ayant une ouverture sur les territoires qui leur permettra d’en saisir les enjeux.

En effet, sans un réel capital de proxi­mité avec les populations, les jeunes et les moins jeunes, les pauvres et les plus aisés, et sans un code éthique fait de respect des citoyens, la bataille de la communication, premier levier du management territorial, sera perdue. Aussi, sans une digne em­pathie envers les «usagers des services publics», libres et différents, et sans une forte conviction que l’on ne peut servir les citoyens si on ne les écoute pas, et si on n’est pas capables d’assurer, parmi eux et pour eux, la promotion des vertus de la concertation et du dialogue, loin des égos démesurés, la bataille d’ensemble risque d’être perdue d’avance.

De ce fait, des éléments importants s’imposent : beaucoup de communica­tion, des mécanismes de suivi et d’éva­luation, un dispositif de préservation de la probité et de l’éthique, une culture de l’exemplarité, beaucoup d’intransigeance quand il faudra user de la loi pour inhiber les nuisances des «brebis galeuses».

Or, les «success story» du management public n’existent que trop bien, et le gouvernement devra juste procéder à un benshmark pertinent. Nous, citoyens, nous nous devons, tous, d’aider à faire aboutir ce chantier. Il en va de la consoli­dation du processus de modernisation et de construction démocratique de l’Etat marocain.

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