Pr. Rajaa Aghzadi : « Je crains plus l’après-confinement »

Le monde entier vit, désormais, au rythme du Covid-19 et de sa propagation dans le monde. C’est dire que ce virus invisible a chamboulé le cours de l’univers.

Chaque jour apporte son lot de vérités sur ce mal encore insaisissable mais surtout des dégâts qui se comptent, dès lors, en millions, à l’échelle planétaire. Pour nous éclairer sur ce sujet, nous avons invité Pr. Rajaa Aghzadi, chirurgienne et présidente de l’association Cœur de Femmes mais aussi membre de la Commission spéciale sur le modèle de Développement (CSMD) qui a bien voulu répondre à nos questions.

MD : Docteur, vous conviendriez que c’est une situation inédite et grave à laquelle on ne s’attendait pas que nous sommes en train de vivre. Le Maroc était-il préparé à cet état d’urgence ?

Effectivement, la situation est inédite, grave, inattendue et d’une ampleur planétaire. C’est un virus invisible qui progresse à une vitesse vertigineuse qui se répand à travers le monde. Pratiquement aucun pays n’est épargné. C’est un virus qui a mis à nu la fragilité humaine et a montré qu’on est tous égaux devant la maladie, confinés, avec des frontières fermées, plus personne ne peut bouger. Il a mis à nu le système sanitaire dans le monde et au Maroc, en particulier, en provoquant une double crise : une crise sanitaire inédite et difficile à surmonter. Et une crise économique due aux répercussions profondes qui vont durer longtemps.

Maintenant, est-ce que le Maroc était prêt pour cette crise ? Je pense qu’aucun pays n’était prêt pour une catastrophe d’une telle dimension. En Chine, cela a démarré aux mois de décembre- novembre.  On suivait de loin croyant qu’on allait être peut-être épargnés. Puis c’est arrivé en Europe et là on a commencé à comprendre que le danger était proche et imminent. Tout de suite, grâce à sa Majesté le Roi, notre pays a pris des résolutions très fortes, en particulier, en mettant en place un fonds de solidarité pour permettre de dépasser la crise économique, la fermeture des frontières est survenue très tôt, avec la fermeture des écoles et des établissements de l’enseignement, ensuite, il y a eu la décision courageuse d’acheter un  stock suffisant de la chloroquine. Toutes ces résolutions ont été prises avec responsabilité et courage.

MD : Dans la bataille que mène le pays contre la propagation du Covid-19, les médecins et infirmiers sont les soldats de premier front. Sont-ils équipés et surtout protégés pour faire face à ce danger ?

Concernant le personnel soignant, je me permets de lui rendre un vibrant hommage pour son courage, son engagement et son dévouement. Ces gens se sont mis, dès le premier jour, au front. Chaque jour, chaque heure, chaque minute, ils s’exposent au danger d’être contaminés par ce virus mortel pour sauver des vies.

Nous sommes à peu près 27.000 médecins, à travers le territoire, mais c’est venu tellement brusquement que la mise en place de l’organisation n’est pas du tout évidente. Tout d’abord, il fallait former le personnel à ce virus inconnu, au comportement imprévisible et qui se transmet très rapidement. L’organisation du confinement de la population n’a pas été facile non plus.

Il fallait aussi organiser l’arrivée des malades surtout que le flux augmentait de plus en plus. Il fallait donc les recevoir, mais où justement ? Quels gestes adopter ? Quel confinement pour ces personnes que l’on recevait ?

Par ailleurs, vu la charge des choses à gérer dans l’urgence, la protection du personnel a été un petit peu le maillon faible dans la chaîne.  Aujourd’hui, on a pu se procurer et distribuer du matériel de protection pour le corps médical. Toutefois, quoi qu’on fasse, cela restera toujours insuffisant face à l’ampleur de la crise, les hôpitaux sont en manque et la pénurie se fait sentir rapidement.

Malheureusement, On a perdu deux médecins, d’autres sont touchés mais si on arrive à contenir rapidement la crise et à protéger le personnel de la Santé, on gagnera la bataille.

J’en profite pour remercier tout le personnel de la Santé, mais aussi les gens de la sécurité qui veillent à ce que le confinement soit respecté, et tous les autres métiers de la vie qui nous permettent de nous alimenter en nourriture, en eau, en électricité, et en communication…

C’est le courage, l’organisation et l’engagement de tous ces gens-là et particulièrement du personnel de la Santé qui fait que notre courbe épidémiologique reste plus ou moins plate par rapport aux autres pays. Et donc dans les jours à venir qui sont très décisifs, on a des chances de gagner le combat si on respecte les instructions et recommandations du confinement.

Bref, le coronavirus court et on doit courir encore plus vite. D’ailleurs, l’achat d’un lot de 1.000 respirateurs est fait dans ce sens d’anticipation.

Un autre point de force face à cette crise, c’est la solidarité entre les deux secteurs public et privé. Ce dernier a, en effet, dès les premières heures, mis à la disposition du ministère de la Santé les cliniques avec leurs équipements, en particulier, les respirateurs. Le secteur privé s’implique, consciencieusement, coude à coude, avec le public en mettant ses moyens humains et matériels à la disposition des malades et du ministère de la Santé.

MD : Que nous révèle cette crise sanitaire sur notre système de santé ?

Au fait, cette crise sanitaire nous a révélé que dans le monde entier, il n’y a vraiment pas de système sanitaire parfait. Certains restent bons tels les systèmes japonais, coréens et cubains. Le nôtre, reste assez fragile d’un côté par l’insuffisance de ses ressources humaines et de l’autre, par l’insuffisance de ses infrastructures. J’espère qu’en post-crise, on travaillera d’arrache-pied pour une refonte du système sanitaire en lui donnant la priorité pour qu’il soit fort, équitable et mutable.

MD : Vous êtes membre de la Commission spéciale sur le modèle du développement, quelles seraient les priorités à prendre en compte selon vous ?

Au niveau de la Commission, il est clair qu’on travaille particulièrement sur le dossier de la Santé. J’ai toujours dit qu’il nous faut un système de la Santé fort, à l’image des avancées réalisées par le Maroc, accessible à tous les citoyens sans discrimination aucune. Il ne faut plus qu’il reste ce parent pauvre, maillon faible. La santé c’est quelque chose à laquelle aspire tout un chacun, c’est un droit constitutionnel, c’est le trésor de tout être humain. Aussi faut-il une refonte profonde de notre système de Santé, en prenant en compte les ressources humaines qui devraient être formées en nombre suffisant, et selon une orientation tournée vers le modernisme et les nouvelles technologies, pour couvrir les déserts médicaux. Nous avons besoin d’infrastructures modernes avec une technologie de haut niveau, orienter la recherche pour être indépendants car sachons-le, le savoir est le pouvoir. Par ailleurs, la gouvernance et la régionalisation permettront un meilleur accès aux soins. Enfin, il faudra plaider pour un budget conséquent. Un autre point essentiel : investir dans la prévention, cela nous évitera près de la moitié des maladies.

D’un autre côté, il faut renforcer l’industrie pharmaceutique et l’industrie des dispositifs médicaux pour avoir un système de santé apte à faire face à toutes les crises. Or aujourd’hui, le Covid-19 nous dévoile notre dépendance.

MD : A votre avis, est-ce que le confinement sans tests massifs des populations est suffisant pour limiter la propagation du Covid-19 ?

Avec le confinement, chaque individu qui se protégera préservera le personnel de santé et protège évidemment la communauté. En effet, le respect du confinement strict, même si c’est dur à supporter, est obligatoire pour limiter les dégâts. Mais le confinement à lui seul n’est pas suffisant, combiner les tests massifs reste le meilleur moyen pour détecter tôt les cas positifs, les isoler et les traiter avant complication. C’est ce qui a été fait dans certains pays comme l’Allemagne et la Corée du Sud qui ont opté, dès le début, pour un dépistage de masse. Ce qui explique que leurs taux de mortalité restent bas par rapport à d’autres.

D’ailleurs, il paraît, que cette semaine, le Maroc a acheté un lot de tests qui vont être distribués dans les hôpitaux afin de tester et le personnel soignant et la population.

Le confinement doit être fait de manière très stricte toutefois, ma crainte, c’est après le confinement. Il faut le faire graduellement, avec beaucoup de précautions et par étapes pour éviter une recrudescence.

MD : Pensez-vous que le Maroc a réagi à temps dans sa lutte contre la propagation du Coronavirus ?

Vous savez, l’attitude qu’a eue le Maroc grâce à la clairvoyance de sa Majesté le Roi a été applaudie par plusieurs pays. En effet, dès qu’on a senti les choses arriver et que certains pays, en Europe, commençaient à être touchés, la première mesure drastique prise a été le confinement total. Par la suite, on a ordonné la fermeture des frontières, l’achat du lot de chloroquine, les cours en ligne, la mise en place du fonds de solidarité extraordinaire… Un élan de générosité sans précédent s’est généralisé pour venir en aide aux plus vulnérables. Au-delà de toutes ces mesures, l’espoir est encore grand au Maroc. Nous avons une population jeune d’où l’immunité est relativement élevée et donc notre courbe épidémiologique reste relativement plate. C’est ce qui constitue notre signe salvateur, si on est disciplinés pour les jours à venir.

MD : Faut-il s’attendre à une deuxième vague du virus en hiver ?

Nous avons affaire à un virus à visage inconnu qui peut muter d’un moment à l’autre. Avec les changements climatiques, il faut s’attendre à des phénomènes de plus en plus intenses, de plus en plus fréquents. La fonte des glaciers provoque la remontée de certains germes qui risquent de donner des maladies insoupçonnables ou qu’on a connues il y a des siècles. Et pour répondre à votre question s’il y aura une autre vague imprévisible, oui tout est possible. Mais il faut parer au plus urgent à présent, c’est réussir la levée du confinement progressive et sans dégâts, le moment venu .

MD : Des résolutions post-Covid-19 ?

Tout à fait. De cette crise sanitaire, on devra sortir avec des enseignements et des résolutions. Les choses seront certainement différentes et nous avec. Les temps changent sous nos yeux à grande vitesse. Sur un plan individuel, je pense que chacun de nous a pris conscience, de notre vulnérabilité, de l’état de la salubrité à laquelle on doit s’adapter, que le travail peut se faire autrement. Je crois aussi qu’on s’est rendu à l’évidence qu’on n’a pas tellement besoin de tout le superflu où on vit et que l’essentiel est dans la simplicité et dans le bien être. Cette crise nous ramènera certainement vers plus d’empathie, plus de solidarité, plus d’amour, de sagesse, de fraternité, d’humanisme et c’est ce qui nous procurera un bien-être certain. Par ailleurs, on devra orienter nos industries, en priorité, vers l’industrie de la vie et encourager l’industrie de la santé, mettre en place la culture de la prévention incitant aux bons comportements pour sa santé, renforcer la régulation en mettant en place des process à suivre au cas où il y aurait rechute ou récidive, saisir l’opportunité d’explosion numérique pour  moderniser nos gouvernances et le quotidien du Marocain.

Aujourd’hui, c’est une leçon de vie que le Covid-19 est en train de nous inculquer. Désormais, la priorité politique, budgétaire est à la SANTE avec un système sanitaire fort, équitable et mutable.

Ce ne sera plus pareil, espérons qu’on pourra vivre en harmonie, avec plus d’équité, moins de disparités, aspirons à un bien-être pérenne où comptera fortement le « PIB bonheur ».

Propos recueillis par Souad Mekkaoui

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