Quand les chasseurs de têtes de l’ailleurs nous dérobent nos cerveaux

Dossier du mois

Dossier réalisé par Souad Mekkaoui

 Depuis quelques jours, le débat sur la fuite des cerveaux ma­rocains est remis sur le tapis et de plus belle. En effet, la déclaration du ministre de l’Education nationale, Saïd Amzazi, mercredi 25 juillet, lors de la cérémonie de remise des diplômes de la 29e promotion d’ingénieurs de l’ENSEM, a ravivé les inquiétudes des responsables qui se sont penchés sur ce phénomène. Plus de 600 ingénieurs marocains quittent le pays, chaque an­née, pour aller s’épanouir ailleurs ! Et, tenez-vous bien, le chiffre annoncé équi­vaut au nombre de diplômés annuels des quatre écoles d’ingénieurs de l’univer­sité Hassan II de Casablanca…

Une réalité que tout le monde connaissait certes, mais qui nous met, encore une fois, face à une probléma­tique qui pénalise le développement du royaume.

L’information a fait le tour des sites électroniques comme une traînée de poudre pour éveiller les esprits sur une menace imminente. La sonnette d’alarme est tirée. Le danger rampe si­lencieusement comme un cancer qui s’installe len­tement et qui annonce de s’abattre brutalement tel un cimeterre. Le pays se voit vider de sa matière grise qui va, au grand malheur du royaume, fleurir ailleurs. Pourtant, en plus des ingé­nieurs, médecins, professeurs et étu­diants mettent les voiles et s’envolent pour servir d’autres pays que celui qui a investi en eux. Altruisme avéré ? Que nenni ! Les yeux rivés sur d’autres ho­rizons et l’esprit suspendu aux Outre-mer, pour eux, le bonheur est, tout sim­plement, ailleurs.

Un débat vieux et récurrent

Dans le monde entier, le débat sur la « fuite des cerveaux » a gagné le sta­tut d’un débat « éthique », motivé par le sort des pays en développement, af­fectés par ce fléau. Il a refait surface, depuis les années 90 après des décen­nies d’accalmie. Faut-il rappeler que dans les années 1970, alors que les Etats-Unis étaient accusés de parasiter et de piller les cerveaux d’autres pays, des Organisations internationales n’y voyaient qu’un « transfert inverse de technologie » entre les pays? Aussi ont-elles appelé à institutionnaliser cette vision. D’ailleurs, nombreuses sont les études prônant le « brain-gain » qui n’ont pas hésité à mettre au devant de la scène certains facteurs, notamment les transferts d’argent des migrants vers leurs pays d’origine, la diaspora et toutes les influences qu’elle exter­nalise, les migrations de retour, entre autres, pour mettre en valeur l’apport positif de l’exode des cerveaux. Ain­si, à l’échelle internationale et selon l’analyse des stocks, le nombre des mi­grants est passé d’environ 150 millions de personnes en 2000, à 230 millions en 2014. Par ailleurs, environ la moi­tié des migrants internationaux réside dans dix pays de l’OCDE. Avec 27.3 millions de migrants ayant un niveau d’éducation élevé en 2010/2011.

Publiée en 2009, une étude du Fonds monétaire international citait l’Iran comme étant le pays le plus touché par la fuite de sa matière grise. La CNUCED, quant à elle, alerte les pays africains qui dépenseraient dans les 4 milliards de dollars par an pour com­penser le départ de leur personnel qua­lifié.

Mobilité ou fuite ?

La tendance est donc mondiale et va croissant, faisant suite aux politiques migratoires des pays riches, à l’affût de matière grise. Animée par plusieurs cri­tères, à savoir des conditions de vie et de travail meilleures entre autres, la mo­bilité des élites suscite un intérêt nou­veau, ces dernières années. Toutefois, il faut dire que ce ne sont pas toutes les élites qui sont tentées par le départ et le rêve que leur vend l’ailleurs convoi­teur. A titre d’exemple, les ingénieurs informaticiens indiens ont rejeté l’offre alléchante de l’Allemagne qui avait besoin de 20.000 « cerveaux ». Seuls quelques-uns ont répondu à la demande au moment où d’autres ont choisi de rester chez eux ou de s’envoler pour la Grande-Bretagne.

Ce phénomène, il faut le dire, n’est pas profitable au pays d’origine dans la mesure où celui-ci ne perd pas seu­lement ses compétences mais plus en­core. La formation qu’il leur a payée sert un autre pays, ce qui freine, bien entendu, l’avancement du pays d’ori­gine et l’appauvrit même.

La matière grise du Maroc lui file entre les doigts

A l’instar des autres pays, le Ma­roc se voit amputer d’une majorité de hauts diplômés : ingénieurs, médecins, enseignants universitaires, chercheurs, spécialistes de la finance, profession­nels de la santé, informaticiens et techniciens qualifiés. Et ce n’est pas un hasard ni un coup de chance que la « loterie » pour l’obtention d’un visa d’immigration aux Etats-Unis les «dé­niche». Rien qu’en 2015, ils étaient quelque 915 cadres marocains spécia­lisés à quitter le pays pour celui de l’Oncle Sam.

Bien que le phénomène soit en ex­pansion dans les quatre coins de la planète, l’hémorragie prend de l’am­pleur sous nos cieux. Mais si le fléau inquiète plus aujourd’hui, c’est parce que le pays entre dans l’ère de la digi­talisation de presque tous les secteurs. Ceci étant, les entreprises ont besoin plus que jamais de leurs informaticiens dans un secteur où la demande se fait intense face à la pénurie en ressources humaines.

Ainsi, les flux migratoires comman­dés par la demande de travail sont prin­cipalement constitués de scientifiques, de chercheurs ou encore de cadres hau­tement qualifiés qui sont en quête de meilleures conditions de vie, d’études, de travail ou de rémunération.

Pas moins d’environ 8.000 hauts cadres marocains, formés dans les secteurs public et privé démissionnent, chaque année, avant de mettre les voiles et de quitter le pays.

De ce fait, des cabinets de recru­tement viennent pour embaucher, en masse, des cadres marocains qui sont prisés à l’international avec des sa­laires consistants voire mirobolants, des avantages tentants et des conditions de travail alléchantes. Dans ce sens, pas moins d’environ 8.000 hauts cadres marocains, formés dans les secteurs public et privé démissionnent, chaque année, avant de mettre les voiles et de quitter le pays. Et plus de 7.000 méde­cins installés dans les pays de l’OCDE sont nés au Maroc.

En conséquence, les derniers chiffres font du Maroc le 12e pays d’origine des étudiants en mobilité internationale dans l’enseignement supérieur des pays de l’OCDE avec un peu plus de 50.000 étudiants. Un demi million d’émigrés marocains détiennent un diplôme de l’enseignement supérieur en 2010/11, soit deux fois plus qu’en 2000/01.

Quand nos ingénieurs  font le bonheur  d’autres contrées

Force est de souligner que l’un des secteurs les plus impactés par cette vague de départs est, sans conteste, celui du digital, alors que le Maroc est en pleine transition numérique. Les profils IT marocains sont lorgnés par les pays étrangers qui proposent des contrats de travail irrésistibles à cette manne précieuse.

Aussi, non seulement le nombre d’ingénieurs informaticiens di­plômés, chaque année, ne couvre pas les besoins du marché natio­nal mais ce capital humain est sollicité pour ses compétences et les salaires compétitifs. Au-de­là donc de la concurrence locale, la forte demande des entreprises étrangères absorbe une grande part des lauréats, surtout le Canada (qui ferait rêver 37% des Marocains actifs souhaitant partir) et la France (qui attirerait tout de même moins de personnes) qui connaissent une forte offre. C’est dire que la concurrence est rude et c’est à qui mieux-mieux. Du permis à points (Canada, Australie et Nouvelle-Zélande) à la carte verte des USA en passant par la carte bleue (Union européenne) et la carte « com­pétences et talents » en France, toutes les méthodes sont bonnes pour vendre le rêve de l’ailleurs. Ce qui accentue davantage la pénurie déjà existante sur le marché national.

Dans son édition du 9 avril dernier, notre confrère Les Inspirations Eco rapportait que chaque mois, 50 ingé­nieurs quittent le Maroc pour aller se faire une carrière à l’étranger. Tou­jours selon le journal et comme décla­ré par la présidente de la Fédération APEBI, Saloua Karkri-Belkziz, «Trois entreprises étrangères viennent, tous les 15 jours, pour des recrutements massifs d’ingénieurs marocains». Ce qui est regrettable pour le royaume qui est en pleine transformation digitale et qui se fait piller ses « neurones ».

Rekrute, le portail marocain pour l’emploi, a révélé les résultats d’un sondage lancé, en avril dernier, auprès de 1882 personnes ayant une moyenne d’âge de 35 ans avec des profils Bac+3 ou plus. 91% d’entre elles aimeraient aller travailler à l’étranger.

Le départ est le même  mais les motivations  diffèrent

Des chiffres démontreraient que pour les moins de 35 ans qui laissent tout tomber pour l’Europe et l’Amé­rique du nord, 66% prétendent à de meilleures perspectives d’épanouisse­ment dans leurs carrières au moment où la qualité de vie anime 56% d’entre eux. Mais est-il nécessaire de rappeler que le facteur matériel prend le des­sus sans oublier certaines pressions sociales subies au quotidien, accen­tuées par le malaise, le népotisme et l’obscurantisme qui deviennent ainsi des facteurs incitateurs au départ ?

Pourtant, le Maroc a besoin, au­jourd’hui plus que jamais, de ses cadres pour relever le défi de la stratégie nu­mérique lancée pour 2020, sans parler des pertes socioéconomiques engen­drées par ces départs massifs. Malheu­reusement, les entreprises marocaines lésinent sur les moyens au lieu de rete­nir et de fidéliser les talents marocains que d’autres pays convoitent.

Paradoxalement, et devant cette vague de fuites, 74% des MRE sou­haiteraient revenir au bercail pour y investir. Toutefois, plusieurs appré­hensions les freinent dans leur élan à commencer par la machine administra­tive lente et compliquée, et le blocage des projets.

D’emblée et vu qu’il serait impos­sible de faire face à l’exode des cer­veaux, ne faudrait-il pas revoir toute la stratégie de formation et d’embauche pour répondre aux demandes du mar­ché national et pourquoi pas interna­tional ? Pour ce faire, les entreprises marocaines doivent engager plus d’ef­fort pour mettre à l’aise leurs cadres. Par ailleurs, Etats, ONG, entreprises internationales et associations de mi­grants doivent coordonner afin de faire de la fuite des cerveaux un atout pour le pays d’accueil et celui d’origine.

Sinon, un travailleur qualifié a tout intérêt à résider dans le pays qui lui garantit le bien-être le plus élevé et les meilleures conditions de vie et d’épa­nouissement.

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