
Il fut un temps où la politique au Maroc ne se consommait pas sur les plateaux télé, mais se vivait dans les profondeurs de l’âme. Un temps où l’on ne cherchait pas la lumière des projecteurs, mais l’ombre fertile des idées. Où les partis politiques n’étaient pas de simples coquilles en quête de suffrages, mais des temples d’intelligence collective, d’utopie partagée, de combats enracinés. Un temps où militer, c’était s’engager, et diriger, c’était porter l’histoire à bout de bras. Où le débat n’était pas un jeu de rôles, mais un duel d’arguments, un feu de convictions. Ce temps, pas si lointain, portait les couleurs vives de la dignité, de la ferveur, de l’honnêteté intellectuelle. On entrait en politique comme on entre en religion : avec foi, discipline et abnégation. Pas pour s’y asseoir, mais pour y tenir. Pas pour y briller, mais pour y bâtir.
Les leaders d’alors étaient des veilleurs de l’histoire, des bâtisseurs de mémoire, des passeurs d’avenir. Ils n’étaient ni acteurs, ni populistes, ni courtisans. Ils étaient austères parfois, rugueux souvent, mais toujours profonds. Ils parlaient peu, mais leur silence en disaient long. Leur présence dans l’hémicycle résonnait comme celle de tribuns : verbe haut, pensée claire, vision longue. Ils ne faisaient pas de politique pour exister, mais existaient par la politique – celle qui élève, qui instruit, qui transforme. Cette époque-là n’est plus. Elle s’est effilochée au fil des renoncements, ensevelie sous les décombres d’ambitions personnelles et de marketing électoral. L’engagement est devenu posture. Le débat, spectacle. Le mot « militant » ne vibre plus. Le mot « leader » ne pèse plus.
D’héritiers à illusionnistes, le leadership partisan s’est délité
Pourtant, le Maroc a connu des hommes — ô combien rares — qui étaient l’âme de la nation. Bouabid, Youssoufi, El Fassi, Aherdane, Ibrahim… Ils n’étaient pas parfaits. Ils étaient mieux que cela : ils étaient justes. Justes envers l’Histoire. Justes envers le peuple. Justes envers eux-mêmes. Ils ne menaient pas des carrières, ils portaient un destin. Ils n’avaient pas de plans de communication, ils avaient une ligne d’horizon. Abderrahim Bouabid, droit comme la justice qu’il servait. Allal El Fassi, érudit au verbe limpide. Mahjoubi Aherdane, enraciné dans la terre et élevé par l’idée. Ahmed Balafrej, bâtisseur silencieux, rigueur en étendard. Abdellah Ibrahim, d’une intégrité qui intimide, d’un calme qui désarme. Le Maroc en a bien connu d’autres. Des hommes faits de roche et de feu, de raison et de flamme. Des hommes de cette trempe, le Maroc en a connu.
Ils savaient que gouverner, ce n’est pas occuper un poste, c’est se déposséder de soi. Qu’aimer le Maroc, ce n’est pas s’en réclamer, mais s’en charger. Ils n’étaient pas dans la conquête, mais dans le service. Pas dans la domination, mais dans la transmission. Et puis, il y eut Youssoufi. Le dernier des géants. Frêle silhouette, mais colosse de principes. Résistant, prisonnier politique, homme de plume et de poing, premier ministre de l’alternance, il fut le trait d’union entre deux époques, le souffle calme d’une transition démocratique sans éclat, mais pleine de clarté. Il ne dominait pas, il rassemblait. Il ne cédait pas, il composait. Il ne cherchait ni à plaire, ni à durer : il cherchait à faire juste. Avec lui, la politique reprenait des couleurs nobles. Celle du compromis sans compromission. Celle du pouvoir sans arrogance. Celle du verbe sans vacarme. Il savait que la force ne réside pas dans le ton, mais dans la tenue. Il croyait au dialogue dans la vérité, à l’unité dans la différence, à l’éthique comme socle du pouvoir. Youssoufi, homme d’épure et d’essentiel, fut la dernière grande leçon d’un Maroc politique. Une leçon que notre époque semble avoir oubliée, emportée par les mirages des likes, des slogans creux et des ambitions vides.
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Ces hommes n’étaient pas des gestionnaires d’appareils, mais des incarnations vivantes d’idéaux. Ils ne dirigeaient pas, ils portaient. Ils ne s’exhibaient pas, ils incarnaient. Ils ne meublaient pas l’espace médiatique, ils sculptaient le silence. Leur verbe était rare, mais dense. Chacune de leurs paroles tombait comme une pierre sur l’édifice national, non pour l’ébranler, mais pour l’élever. Ils n’avaient pas besoin de séduire : ils convainquaient. Ils ne parlaient pas au peuple, ils parlaient pour le peuple. Ils ne faisaient pas semblant d’écouter : ils s’intéressaient. Ils n’étaient pas parfaits, non. Mais ils avaient cette noblesse d’âme devenue si rare : celle de penser en décennies et non en échéances électorales. Celle de se taire quand le silence portait plus que mille slogans. Celle de préférer bâtir dans l’ombre plutôt que briller dans le vide. Ils savaient qu’un chef digne de ce nom n’est ni un acrobate d’algorithmes, ni un stratège de punchlines. Mais un architecte du temps long, un forgeron de destin collectif.
Et puis… le rideau est tombé. Les grandes voix se sont éteintes. Les tribunes se sont vidées. Le militantisme s’est dissous dans le confort, l’éthique s’est évaporée sur les réseaux, la politique s’est prosternée devant l’image. Le sens a cédé la place au slogan. L’idéal s’est effacé derrière l’influence. Et les partis, autrefois creusets de pensée, sont devenus des incubateurs de carriérismes sans colonne. Aujourd’hui, que reste-t-il ? Des costumes bien coupés, des éléments de langage répétés, des visages polis pour les caméras… mais rien derrière. Des appareils sans âme, vidés de leur substance idéologique, gangrenés par l’opportunisme et l’oubli. Plus de souffle, plus de chair, plus de feu. Ils ont cessé d’être des écoles de citoyens pour devenir des machines de pouvoir. Les partis ne forment plus : ils recrutent. Ils ne transmettent plus : ils emballent. Ils ne rêvent plus : ils calculent.
Les chefs de partis changent de convictions comme de filtre Instagram. Les congrès tournent au cirque, les discours au copier-coller. On gère l’apparence, on oublie la substance. Le militantisme est devenu un plan de carrière. La politique n’est plus une cause, elle est un tremplin. Et le peuple, relégué au rang de figurant. C’est désormais une génération de leaders auto-proclamés qui confondent présence médiatique et légitimité historique, communication et vision, stratégie et plan de carrière, et mobilisation avec gestion de hashtags. Des partis vidés de leur sève idéologique, devenus des machines à alliances, des agences de casting, des coquilles de notabilité, où les carriérismes s’entassent comme des candidatures en manque de souffle.
Certains brandissent l’héritage des anciens comme une parure — mais en trahissent chaque jour l’esprit. D’autres, sans colonne vertébrale idéologique, changent de boussole à chaque sondage, sans foi ni cap. Là où l’on formait des consciences, on bricole des clientèles. Là où l’on bâtissait des idées, on construit des alliances éphémères. La base militante, naguère nourrie à la sève idéologique, est désormais abandonnée à la culture de la consigne. Le débat s’est effacé derrière l’allégeance. Le programme politique est devenu un exercice de cosmétique électorale, pensé pour séduire les électeurs et non un projet de société. Le Parlement, lui, est le miroir éclaté de cette dérive. On n’y débat plus, on s’y autopromeut. Les tribunes sont devenues scènes de théâtre : les interventions sont des monologues, les lois des scripts, les séances des spectacles vides de substance. Le peuple regarde… et se détourne.
Abstention, indifférence, cynisme amer : ce ne sont pas les signes d’un peuple fatigué ni d’une paresse civique. Ce sont les cris d’un peuple trahi. Un peuple qui n’a pas déserté la politique : c’est la politique qui l’a déserté. Il ne réclame pas des selfies, il attend des solutions. Il ne veut pas des vedettes, il espère des visions et des solutions. Il ne demande pas qu’on parle en son nom : il exige qu’on pense à son avenir. Non, le Marocain n’est pas absent, il n’est pas désintéressé. Il est désabusé. Jadis, on rêvait et on débattait des modèles de société. Aujourd’hui, on rêve d’un buzz. Jadis, on plaçait la nation avant le nom. Aujourd’hui, l’ego a remplacé l’idéal faisant office d’une carte de visite politique.
Il faut oser le dire. Oser l’écrire. Oser le crier.
Le temps où les partis marocains jouaient leur véritable rôle est bel et bien révolu. Fini, le bruissement des idées dans les sections locales. Fini, les tracts écrits à la main, les nuits entières passées à refaire le monde, les conférences qui faisaient vibrer la pensée et réveillaient les consciences. Fini, ce temps noble où l’on entrait en politique comme on entre dans une bataille — pour changer le pays, pas pour obtenir un siège. Aujourd’hui, le parti n’est trop souvent qu’un marchepied. Un tremplin pour ambitions personnelles. Et rien d’autre. Ce déclin n’est pas qu’un détail : c’est un séisme silencieux. Il explique cette abstention qui grimpe, ce désintérêt qui gronde, ce désenchantement qui s’installe. La parole politique, hier brasier, est devenue brouhaha. Elle ne bâtit plus, elle flotte. Elle ne fonde plus, elle s’agite. Le lien entre les partis et le peuple ? Fragilisé. Fracturé. Presque rompu.
Et pourtant… pendant que les partis s’enlisent, le Maroc avance. Il avance diplomatiquement, stratégiquement, économiquement. Le Maroc impulse, innove, rayonne. Sous l’impulsion lucide et souveraine de Sa Majesté le Roi Mohammed VI, il déploie une vision, porte des projets à échelle continentale, redéfinit son rôle sur l’échiquier mondial. Mais le contraste, aujourd’hui, est saisissant. Comme si l’échelle avait changé. Comme si, à force de réduire la politique à une scène, on a fini par l’aplatir. Comment ce Maroc qui s’élève peut-il avancer sur une seule jambe ? Un État fort… face à des partis faibles ? Une diplomatie de vision… face à des appareils sans voix ? Le déséquilibre est criant. L’urgence est là. Il ne s’agit pas de pleurer un âge d’or, ni de peindre en or les figures du passé. Les géants d’hier avaient leurs ombres. Mais ils avaient surtout cette verticalité rare. Ce feu intérieur. Cette rigueur morale. Cette cohérence entre la parole, l’idée et l’acte. Ce devoir qu’ils portaient, parfois jusqu’à l’épuisement, mais jamais à la trahison. C’est cela qui manque aujourd’hui. Et c’est cela qu’il faut retrouver.
Alors comment croire encore en des formations qui se réveillent à l’approche des scrutins et s’endorment sitôt les urnes fermées ? Comment espérer un débat d’idées quand les congrès tournent au pugilat, les discours du pareil au même, et les programmes à la rhétorique creuse ? Or à l’heure où le monde change à grande vitesse, où le Royaume redéfinit son positionnement continental et géostratégique sous l’impulsion de Sa Majesté le Roi Mohammed VI, il devient vital que les partis soient à la hauteur du moment. Pas pour suivre, mais pour éclairer. Pas pour accompagner, mais pour anticiper. Le Maroc mérite mieux. Il ne mérite pas des gestionnaires d’égo, des stratèges du buzz, des producteurs de slogans. Il mérite des penseurs d’action. Des pédagogues de l’effort. Des éclaireurs. Des femmes et des hommes capables de tendre l’oreille au peuple, de penser haut, de porter loin. Il mérite qu’on parle à sa jeunesse autrement qu’en hashtags. Il mérite des partis qui forment, qui élèvent, qui réveillent.
Ce n’est pas une affaire de nostalgie. C’est une exigence. Une question de maturité démocratique. De colonne vertébrale politique. Car une nation ne peut croître que si ses élites regardent haut, pensent large et avancent droit.
C’est dire que la grandeur ne se décrète pas. Elle ne se joue pas dans les urnes, elle se forge dans l’épreuve. Elle ne se scande pas dans les meetings, elle se prouve dans la constance. Elle ne se mesure pas au nombre de likes, elle se juge à la trace qu’on laisse dans le réel. Alors, que ceux qui s’accrochent à leur titre comme à un masque, se regardent dans le miroir. Sont-ils vraiment à la hauteur de ce pays qui leur a tant donné ? Ce Maroc mérite des bâtisseurs, pas des stylistes de vide. Des veilleurs, pas des illusionnistes. Des serviteurs, pas des carriéristes. Le Maroc n’attend pas des comédiens du verbe. Il attend des porteurs de vision. Et cette vision commence là où l’ego s’efface, où le peuple est entendu, et où l’Histoire reprend ses droits.
Et si la vraie question était ailleurs ? Non pas : « où sont passés les grands leaders politiques ? » Mais bien : « Sommes-nous encore un pays qui les attend, qui les exige, qui les mérite ? »
Sachons-le : on ne devient pas un grand leader en parlant fort, mais en pensant juste. Le Maroc ne peut pas se permettre un tel vide politique …