Réforme fiscale : Hamza Saoudi (PCNS) analyse les enjeux et les perspectives

Niches fiscales, politique sociale, réforme de loi de finances 2022, va-t-on vers une évolution positive ou une contrainte difficile pour les entreprises ?

Hamza Saoudi, économiste au Policy Center for the New South (PCNS), ingénieur diplômé de l’Institut National de la Statistique et de l’Economie Appliquée (INSEA), revient sur les grandes lignes de la réforme fiscale notamment les entreprises du secteur informel.

M. Saoudi répond à Maroc Diplomatique sur les mesures d’encouragement aux opérateurs d’investissement OPCI, Énergies renouvelables, restructuration et établissement publics initiés en 2021, mais aussi les conséquences pour certaines entreprises déjà fragilisées par la pandémie.

1/Quelles sont les niches fiscales où le gouvernement pourrait financer sa politique sociale au lieu d’augmenter certains impôts ?

Avant de répondre à votre question, il convient de rappeler que le Maroc s’apprête à lancer la mise en œuvre d’un chantier royal extrêmement important qui concerne la généralisation de la protection sociale. Ce chantier s’articule autour de trois axes principaux :

Le premier concerne la généralisation de l’assurance maladie obligatoire, qui couvrira à la fois les frais de soins, de médicaments, d’hospitalisation et de traitement en faveur de 22 millions de bénéficiaires additionnels. La mise œuvre de cette réforme est prévue pour la période 2021-2022 ;

Le deuxième concerne la généralisation des allocations familiales en faveur de 7 millions d’enfants en âge de scolarité et qui s’étalera sur la période 2023-2024 ;

Le troisième axe est relatif à l’élargissement du nombre des bénéficiaires d’une pension de retraite auprès de 5 millions supplémentaires parmi la population active n’ayant pas droit à une pension, ainsi qu’à la généralisation de l’indemnité de perte d’emploi à toute personne ayant un emploi régulier. Cette réforme est prévue pour l’année 2025.

 Ce chantier, aussi important soit-il, a suscité un grand intérêt de la part de l’ensemble des acteurs économiques, ainsi que des questionnements quant à la pérennité et la soutenabilité du financement de ce système de protection sociale. Rappelons que, comme le prévoit la loi de finance 2022, cette réforme devra mobiliser de manière progressive un budget annuel global de 51 milliards de dirhams sur une période de cinq ans.

Il est important de souligner que cette généralisation de la protection sociale constitue un enjeu majeur que doit relever le nouveau gouvernement, qui devra faire face à quatre grands défis :

La mise en œuvre de cette réforme globale de la protection sociale dans son ensemble d’ici 2025. Le renforcement de la confiance entre les pouvoirs publics et les citoyens ainsi que la promotion d’une culture de transparence, qui sont des questions d’extrême importance, non seulement pour réussir à faire adhérer l’ensemble des parties prenantes à ce chantier de grande envergure, notamment les nouveaux bénéficiaires qui ont la capacité de contribuer, mais aussi une condition préalable, au succès de toute réforme économique au Maroc.

Le troisième défi est de réussir la mise en place du registre social unifié qui doit être dynamique et qui sera par la suite, l’outil d’identification de l’évolution du statut de chaque bénéficiaire, notamment des personnes pauvres et vulnérables qui bénéficieront du système de solidarité ou d’assistance sociale. Ce registre doit être en mesure d’identifier également la population susceptible de basculer ultérieurement vers un système assurantiel ou celle qui pourra, le cas échéant, passer d’un système assurantiel à un système d’assistance sociale. Enfin, le quatrième défi à relever est celui d’assurer la durabilité et la soutenabilité du financement de cette réforme.

Pour revenir à votre question, la réponse est complexe, surtout dans un contexte, rappelons-le, très difficile, caractérisé à la fois par un niveau d’endettement élevé, une marge de manœuvre réduite du gouvernement, une année agricole qui s’annonce critique, une augmentation des prix des matières  premières, notamment du pétrole et du gaz, due aux récents conflits géopolitiques (guerre en Ukraine), une augmentation de l’inflation, un secteur touristique toujours en difficulté en raison de la pandémie de la COVID-19 et des mesures sanitaires ….

Il importe de souligner que le mécanisme de financement de cette réforme de protection sociale sera hybride : d’une part, un financement basé sur un système assurantiel ou contributif pour ceux qui ont la capacité de contribuer et, d’autre part, un financement basé sur un système de solidarité ou l’assistance sociale pour ceux qui n’ont pas les moyens de contribuer.

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 Pour ce qui est de la partie non contributive du système, il existe trois mécanismes principaux pour financer cette réforme de manière équitable et soutenable :

La première passe par la rationalisation, la coordination et la bonne gouvernance des dépenses de l’État, notamment celles sociales. Il faut rappeler qu’au Maroc, il existe environ 120 programmes d’assistance sociale ou ce qu’on appelle aussi des programmes non-contributifs qui coûtent au budget de l’Etat environ 35 milliards de dirhams, mais malgré cela, les études montrent que l’efficacité et l’efficience de ces systèmes de protection sociale restent malheureusement limitées. En outre, le problème du ciblage des personnes éligibles reste le défi majeur auquel sont confrontés tous les programmes sociaux, dont chacun utilise son propre outil de ciblage. En ce sens, la mise en œuvre du registre social unifié, qui reste là encore une tâche difficile, comme nous le savons tous, peut permettre de surmonter ce défi.

Toujours dans un souci de rationalisation des dépenses, la réforme de la Caisse de compensation, qui coûte aujourd’hui à l’État entre 12 et 16 milliards de dirhams, peut également permettre de mobiliser des ressources supplémentaires. Toutefois, il est important de souligner que cette réforme devra s’inscrire dans un cadre global et mise en œuvre d’une manière progressive en prévoyant des mécanismes d’appui et de soutien pour les plus nécessiteux, particulièrement les ménages pauvres et vulnérables. Cela peut se faire après l’implémentation du registre social unifié qui sera l’outil de ciblage des ménages à faibles revenus qui bénéficieront dans les années à venir des programmes de soutien et d’aide sociale. Le défi, maintenant, c’est de pouvoir mettre en œuvre ce registre social tant attendu.

Le deuxième mécanisme est lié à une question qui revient toujours dans les débats publics sur la fiscalité, à savoir l’élargissement de l’assiette fiscale.  Le troisième est lié à la dynamisation de la croissance économique. Il convient de rappeler que le nouveau modèle de développement prévoit un doublement du niveau de vie moyen des citoyens à l’horizon 2035. Cela nécessitera la mobilisation de toutes les forces vives de la nation, dans le processus du développement, particulièrement les jeunes et les femmes. Il faut rappeler qu’à titre d’exemple, la participation des femmes au marché du travail au Maroc est l’une des plus faibles au monde, s’élevant seulement à près de 22 pour cent. Selon une étude conjointe du Policy Center for the New South et du ministère des Finances, les mesures visant à promouvoir la participation des femmes au marché du travail pourraient augmenter la croissance économique du pays de 0,2 à 1,95 pour cent.

Par ailleurs, l’amélioration de la productivité du travail et la qualité du capital humain à travers des programmes de formation et une refonte du système éducatif national constituent un enjeu de taille pour pallier le problème d’inadéquation des qualifications sur le marché du travail. Le défi pour relancer la croissance est de pouvoir mettre en œuvre les recommandations formulées dans le cadre du Nouveau Modèle de Développement. Pour terminer, je pense que la question de la lutte contre les inégalités économiques et sociales est très importante, non seulement pour la dynamisation de la croissance économique nationale, mais aussi, une condition préalable à la mise en œuvre réussie du Nouveau Modèle de Développement qui met l’accent sur l’importance cruciale de la mobilisation de toutes les forces vives de la nation pour un Maroc plus prospère et plus inclusif.

2/La fiscalité des entreprises dans la loi de finance 2022 est-elle une évolution positive ou une contrainte ?

Il me semble intéressant de rappeler d’abord les deux principales mesures qui concernent les entreprises à travers cette loi de finances 2022. La première est liée au rétablissement de la contribution sociale de solidarité sur les bénéfices et les revenus professionnels pour l’année 2022. Cette contribution sera appliquée aux personnes physiques titulaires de revenus professionnels ou agricoles et soumis à l’impôt sur le revenu selon le régime du résultat net réel, ainsi qu’aux sociétés dont le bénéfice net est supérieur ou égal à 1.000.000 DH, selon le taux proportionnel ci-après :

  • 1,5% pour les montants du bénéfice ou du revenu net allant d’un million à moins de 5 millions de dirhams ;
  • 2,5% pour les montants du bénéfice ou du revenu net allant de 5 millions à moins de 10 millions de dirhams ;
  • 3,5% pour les montants du bénéfice ou du revenu net allant de 10 millions à moins de 40 millions de dirhams ;
  • 5% pour les montants du bénéfice net ou revenu net supérieur à 40 millions de dirhams.

En ce qui concerne cette première mesure, je pense que le contexte actuel l’exige et que cette contribution permettra de renforcer le mécanisme d’inclusion et de solidarité sociale, surtout dans le contexte actuel comme nous l’avons déjà mentionné, marqué par une hausse de l’inflation, par la sécheresse et une année agricole qui s’annonce déjà difficile, mais aussi par une hausse des prix des matières premières, notamment du pétrole et du gaz, et leur impact qui sera négatif sur le budget, notamment sur la Caisse de compensation… . On ne peut que saluer cette mesure ainsi que la volonté et les efforts de notre pays pour lancer un chantier très important dans le domaine de la protection sociale, malgré le contexte et les défis auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui.

Maintenant, la deuxième grande mesure est celle relative à la restauration du barème proportionnel en matière d’IS qui vient remplacer le barème progressif d’IS. Cette loi de finances de 2022 prévoit les taux suivants :

-10 % pour les montants de bénéfice net inférieur ou égal à 300000 DH ;

-20 % pour les montants de bénéfice net allant de 300 000 DH à 1 million de DH

-31% pour les montants de bénéfice supérieur à 1 million de DH.

À première vue, il s’agit d’une mesure qui a suscité l’étonnement chez plusieurs experts de la fiscalité. D’un côté, nous n’avons pas complètement supprimé la progressivité, c’est-à-dire que les entreprises situées dans les tranches de bénéfice net les plus élevées vont payer un taux d’impôt sur les sociétés plus élevé que celles situées dans les tranches de bénéfice net inférieures. Mais les entreprises qui se trouvent au sein de la même tranche de bénéfice net vont payer un taux d’impôt sur les sociétés identique. De l’autre côté, le fait de garder à la fois cette progressivité entre les classes ou les tranches de bénéfice net et cette proportionnalité au sein des classes va créer un effet de seuil et, in fine, une hausse de la pression fiscale sur les entreprises formelles qui payent déjà leur impôt et dont le chiffre d’affaires est supérieur à 300 000 dirhams, ce qui sera une contrainte supplémentaire pour elles. Il faut noter que ce taux d’imposition tel qu’il est défini aujourd’hui peut, notamment par cet effet de seuil, créer des externalités négatives ou encourager davantage des comportements indésirables de la part de certaines entreprises qui seront tentées par la sous-déclaration ou l’évasion fiscale, et c’est un point important auquel je pense que les autorités fiscales devraient être attentives.

Il faut toutefois souligner qu’il ne s’agit là que d’une mesure transitoire et que le gouvernement envisage, je présume, de s’orienter vers un taux d’imposition unique, comme c’est le cas dans les pays de l’Organisation de Coopération et de Développement économiques (OCDE) ou de l’Union européenne.

3/ Y a-t-il des points incitatifs dans la réforme de la fiscalité pour élargir l’assiette fiscale, notamment à travers la formalisation de l’économie informelle ?

La mise en place d’un système fiscal efficace et équitable est loin d’être une tâche facile. En principe, le système fiscal doit permettre de mobiliser d’une manière équitable et juste les recettes fiscales nécessaires sans recours excessif à l’emprunt, d’encourager le développement d’un tissu productif performant et créateur d’emplois de qualité, de favoriser le financement de la recherche et de l’innovation mais aussi le financement de systèmes d’éducation et de santé de qualité, autant de facteurs très importants pour la croissance économique à long terme et pour la mobilisation des recettes fiscales.

En outre, Il faut rappeler que le secteur informel jour un rôle très important pour l’économie marocaine. Les estimations du poids de l’emploi informel dans l’emploi total varient de 36% (selon la dernière enquête du Haut-Commissariat au Plan (HCP) de 2013 sur le secteur informel) à 79% (selon les estimations (2019) de l’Organisation internationale du Travail (OIT). Ce poids important de l’informel combiné avec un manque de données et de statistiques fiables et de qualité sur les entreprises informelles rend toute réforme fiscale très difficile à mettre en place. En ce sens, des modifications marginales de la réforme fiscale sont généralement préférées à des changements structurels et profonds. La promotion du civisme fiscal et le rétablissement de la confiance en encourageant une culture de transparence qui va au-delà des discours et se traduit par des mesures et des actions concrètes et tangibles qui améliorent le niveau de vie des citoyens constituent des conditions préalables pour la réussite de toute réforme fiscale.

Par ailleurs, le poids important du secteur informel dans l’économie, à la fois en termes de création d’emplois et de richesse, engendre un niveau élevé de pression fiscale sur les travailleurs et les entreprises opérant dans le secteur formel. Il faut rappeler que l’un des principes fondamentaux de la politique fiscale est d’assurer une équité et une justice. A cet effet, l’élargissement de l’assiette fiscale est une question extrêmement importante non seulement du point de vue de la mobilisation des recettes fiscales nécessaires pour l’Etat mais aussi pour permettre d’éviter de recourir à une augmentation de la pression fiscale sur les mêmes contribuables du secteur formel. C’est dans ce sens que les mesures visant à encourager la formalisation de l’économie informelle peuvent jouer un rôle important dans ce sens. Pour ce faire, le gouvernement doit veiller à la fois à i) favoriser l’expansion des entreprises formelles en améliorant le climat des  affaires, en luttant contre la corruption et  les rentes qui peuvent exister  sur le marché et en développant un cadre fiscal, réglementaire et juridique flexible et propice au développement du secteur privé, et ii) identifier et relever les défis auxquels sont confrontées les entreprises informelles tout en cherchant à améliorer la productivité et les revenus de leurs employés.

La loi de finance 2022 prévoit, conformément aux recommandations formulées dans le cadre des trois dernières assises fiscales, des mesures visant la formalisation de l’économie. D’un côté, cette loi propose des mesures incitatives visant à encourager l’emploi formel en matière de suppression temporaire de l’IR pour les recrutements CDI des jeunes. De l’autre côté, la réforme la plus importante à mon sens qui vise la formalisation de l’emploi informel est celle relative à la généralisation de la protection sociale auprès de l’ensemble de la population.

La loi propose également des mécanismes visant à renforcer les moyens de contrôle de l’administration fiscale et de lutte contre l’évasion fiscale à travers la création de commissions régionales de recours fiscal et la révision des compétences des commissions locales des impôts, et la réorganisation de la composition de la commission nationale de recours fiscal.

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