Regards croisés sur les enjeux concurrentiels posés par les structures de marchés oligopolistiques

Par Youssef Oubejja (*)

L’intérêt de l’étude des enjeux concurrentiels des oligopoles présente des avantages à plusieurs égards permettant de cerner avec précision les contours des éventuels dysfonctionnements pouvant toucher ce type de structure de marché susceptibles de toucher l’économie dans son intégralité.

Tout récemment les conclusions du rapport du Conseil de la concurrence consacrées aux carburants ont fait ressortir que la concurrence par les prix sur ces marchés fortement concentrés est quasi inexistante voire neutralisée. C’est un verdict pointant du doigt les opérateurs au sein de ce secteur, remettant en cause le mode de régulation classique et les réglementations désuètes qui encadrent ce dernier ne permettant pas d’insuffler un degré de concurrence suffisant favorable aux consommateurs. Ce secteur à l’instar d’autres secteurs comme la banque et l’assurance présentant une structure de marché oligopolistique pose plusieurs enjeux concurrentiels. Nous essayerons d’exposer certains aspects de ces enjeux qui s’articulent autour de la notion de parallélisme de comportement, et des éventuelles restrictions de concurrence verticales et horizontales, à la lumière de l’expérience européenne et française.

Parallélisme de comportement au sein des oligopoles.

Il arrive que des entreprises suivent des politiques parallèles et néfastes à la concurrence sans pour autant, que ce parallélisme soit le fruit d’un accord. Ainsi peut-il en être, par exemple, du comportement des opérateurs sur un marché oligopolistique. D’autres facteurs que la structure oligopolistique du marché peuvent conduire à un parallélisme de comportement, comme par exemple, le respect d’une réglementation administrative.

Selon Denise Flouzat « Un marché peut être qualifié d’oligopole quand le nombre de firmes dans une branche est si faible que chacune doit prendre en considération les prix de ses rivales pour formuler sa politique de prix »[1]. A cet égard, importe surtout, plus que leur nombre, l’attitude des offreurs sur le marché. Dans cette situation, les agents économiques peuvent être conduits, en suivant la seule rationalité du marché, à adopter des comportements qui par leur similarité, risquent de lui être nuisibles.

Les autorités de concurrence françaises, considèrent que ce parallélisme de comportement n’est pas, en lui-même, constitutif d’une entente. Sa simple constatation est «  à elle seule insuffisante à inférer l’existence d’une entente concertée prohibée, puisque ce parallélisme peut être la résultante de décisions identiques mais indépendantes, prises par des entreprises s’adaptant naturellement à un même contexte sur un même marché »[2].  Dans un arrêt rendu contre la société Impérial chimical LTD opérant dans les matières colorantes La Cour de justice des communautés européennes estime de même à juste titre liminaire, qu’un « parallélisme de comportement ne peut être à lui seul identifié à une pratique concertée »[3] . Pour rappel succinct des circonstances de cette affaire. La Commission Européenne avait ouvert une procédure contre dix sept producteurs de matières colorantes  établis dans et en dehors du marché commun ainsi que contre de nombreuses filiales et représentants de ces entreprises  dont la société Impérial chimical LTD.

Constatant que La quasi-totalité des producteurs ont appliqué dans tous les pays du marché commun à l’exception de la France une augmentation uniforme du prix des colorants et des pigments, la Commission avait condamné l’ensemble des opérateurs à des amendes administratives variées pour pratique concertée. La société Impérial chimical à introduit un recours contre la décision rendue par la commission auprès de la Cour des communautés européennes arguant qu’il s’agit d’un parallélisme de comportent indépendant de sa volonté et qui n’implique aucune responsabilité de participation de sa part à une quelconque pratique concertée.  La Cour a rejeté le recours et a souligné dans sa décision qu’une pratique concertée consiste en «  une forme de coordination entre entreprises qui, sans avoir été poussé jusqu’à la réalisation d’une convention proprement dite, substitue sciemment une coopération pratique entre elles aux risques de la concurrence ».

Elle ajoute que cette pratique «  ne réunit donc pas tous les éléments d’un accord, mais peut notamment résulter d’une coordination qui s’extériorise par le comportement des participants ».  Aussi, la Cour précise –t-elle dans le même arrêt qu’un parallélisme de comportement est susceptible de constituer un indice sérieux d’une pratique concertée « lorsqu’il aboutit à des conditions de concurrence qui ne correspondent pas aux conditions normales du marché, compte tenu de la nature des produits, de l’importance et du nombre des entreprises et du volume du dit marché ».

Louis Vogel précise sous un autre angle que l’adoption de conduites interdépendantes sur un marché d’oligopole peut ainsi échapper à la prohibition. Cet auteur souligne que « L’entente tacite dont se préoccupe la théorie économique ne se confond pas à son équipollent juridique »[4]. Les acteurs, guidés par le marché, suivent des comportements qui peuvent lui être nuisibles. Néanmoins, ce seul effet ne suffit pas, à défaut de concertation des auteurs, pour sanctionner leur attitude. Comme le relève le dit auteur, «  alors que la finalité économique du contrôle impliquerait de sanctionner tout dysfonctionnement se manifestant sur un marché d’oligopole, le caractère normatif de son support impose de limiter la prohibition aux comportements volontaires adoptés par les entreprises » . La nécessité d’un comportement conscient  des parties à l’accord limite l’impérialisme de l’économie sur le droit, en intégrant, dans la définition même de l’entente des éléments d’ordre subjectif tenant à la volonté des participants.

Toutefois, bien que le simple parallélisme de comportement ne soit pas constitutif d’une pratique concertée, il en constitue un indice révélateur. Les autorités de contrôle européennes, utilisent le mécanisme de présomptions, recherchent l’existence d’un accord à l’origine des comportements.

L’alignement des comportements ne permet en effet d’établir que son résultat, l’effet restrictif de concurrence. Reste donc finalement à prouver l’entente, la concertation qui en est à l’origine. Les solutions adoptées en droit français, sont telles que l’alignement des comportements ne peut à lui seul démontrer l’entente : «  le simple constat d’un parallélisme de comportement ne peut suffire à établir l’existence d’une pratique concertée »[5]. Pour autant il est susceptible d’en constituer un indice sérieux, dans la mesure où il ne peut s’expliquer par la structure du marché, sa réglementation, ou la poursuite de l’intérêt individuel des entreprises. En l’absence d’autres explications possibles, l’alignement des comportements permet de présumer l’action concertée[6]. Le parallélisme de comportements est de nature à constituer un indice sérieux de l’entente «  lorsqu’il ne peut être le résultat de décisions prises de façon autonome par chacune des entreprises concernées au regard des caractéristiques du marché en cause, mais ne s’explique que par le choix délibéré de ces entreprises de s’entendre »[7].

Les risques d’atteinte à la concurrence et aux intérêts des consommateurs posés par les structures de marchés oligopolistiques

Les restrictions de concurrence posées par les structures de marché oligopolistiques et interdites par la loi peuvent être verticales comme elles peuvent être horizontales. Ces restrictions de concurrence concernent les réseaux de distribution et ne sont pas proprement dit spécifiques strictement aux oligopoles mais peuvent se dérouler au sein de ces derniers.

Les restrictions verticales de concurrence interdites :

Les restrictions verticales de concurrence interdites dans les réseaux de distribution et au sein des oligopoles peuvent résulter d’une entente restreignant la liberté de l’acheteur de fixer le prix de vente des produits comme d’une entente organisant des restrictions territoriales ou de clientèle.

  • Ententes restreignant la liberté de l’acheteur de fixer le prix de vente des produits :

 L’acheteur doit rester libre de fixer ses prix de vente. Il ne peut être obligé de pratiquer un prix plus haut que celui qui résulte du libre jeu de la concurrence. Pour cette raison, les ententes ayant pour objet d’imposer de manière directe ou indirecte un prix minimale de vente des produits sont interdites par leur objet même, entrainant une fixation artificiellement haute des prix. Ces ententes verticales, tout en limitant la concurrence entre revendeurs, favorisent, sur le plan horizontale, la coordination des fournisseurs, notamment sur un marché concentré notamment un oligopole.

La pertinence de l’interdiction per se des prix imposés dans les réseaux de distribution ne fait pas l’unanimité[8]. La maitrise des prix pratiqués dans le réseau peut permettre de garantir la qualité des services associés au produit. En outre, si la pratique est de nature à faciliter la collusion entre entreprises, d’autres types de restrictions peuvent avoir cet effet, comme les restrictions territoriales. Les doctrinaires économistes à l’instar d’Emmanuel Combe vice président de l’Autorité de la concurrence en France reprochent à l’interdiction perse son systématisme. Ce n’est en réalité selon ces économistes qu’en présence d’un important pouvoir de marché du fabricant que la politique de prix imposés comporte de véritables risques. En droit marocain la pratique de prix imposés fait également l’objet d’une interdiction pénale au titre des pratiques restrictives de concurrence[9]. Le conseil de la concurrence au Maroc souligne dans son rapport que le secteur des hydrocarbures présente une forte dépendance des stations services vis-à-vis des sociétés de distribution se traduisant par une incitation à la détermination des prix empêchant de faire jouer la concurrence. Cette situation est préjudiciable aux consommateurs. En effet,  il est fort probable que le caractère passif de ces stations de services à initier des actions devant la justice sous couvert d’être victimes de prix imposés recèle derrière une pratique sournoise d’entente ou de pratique concertée bien plus dommageable pour la collectivité. Si une pratique de prix imposée est vérifiée en l’espèce, cela peut constituer un élément important du faisceau d’indices sur lequel pourrait s’appuyer le Conseil de la concurrence pour prouver l’éventualité d’un parallélisme de comportement matérialisé par une action concertée.

  • Entente organisant des restrictions territoriales ou de clientèle:

Par son adhésion au réseau, l’acheteur peut s’obliger à vendre les produits sur un territoire ou à une clientèle définis. Une telle exclusivité, par nature, limite la concurrence entre revendeurs. Elle n’est cependant interdite que dans la mesure où elle crée une restriction territoriale ou de clientèle absolue, faisant obstacle à la fois aux ventes actives et aux ventes passives réalisées par les membres du réseau[10]. Lorsque le revendeur bénéficie sur son territoire d’une exclusivité absolue, les autres revendeurs sont empêchés non seulement de démarcher les clients de ce territoire-ventes actives-mais encore de répondre aux demandes non sollicitées de ces clients-ventes passives-[11]. Il en résulte un cloisonnement des marchés qui offre à chaque revendeur la possibilité de fixer ses prix au dessus du niveau de la concurrence. L’objet même de l’entente impose alors son interdiction[12].

Les restrictions horizontales de concurrence interdites.

Ces restrictions peuvent concerner les ententes  de fixation de prix et de répartition des marchés et des clients, les ententes limitant la production ou les ventes, ou encore les ententes permettant l’éviction d’un concurrent   :

  • Ententes de fixation de prix :

La coopération qui permet aux concurrents de s’entendre sur leur politique de prix n’est pas permise. Les entreprises doivent suivre une politique de prix autonome. Pour cette raison, les ententes visant à imposer un prix uniforme des produits sont toujours interdites, par leur objet même. Les entreprises doivent conserver leur autonomie pour la fixation des prix, des échanges d’informations sur cette  donnée concurrentielle ayant en outre souvent pour conséquence une répartition des marchés entre concurrents.

  • Entente de répartition des marchés ou des clients :

L’entente par laquelle des entreprises concurrentes se répartissent des marchés est interdite par son objet même. Les entreprises déterminent des zones où elles ne se font pas concurrence. Opérant un cloisonnement des marchés, l’entente offre à chacune des entreprises un pouvoir sur le marché géographique qui lui est attribué, de nature,  une fois encore, à favoriser une hausse artificielle des prix.

  • Entente limitant la production ou les ventes :

La limitation de la production par l’effet d’un accord, fausse la concurrence et favorise à nouveau une hausse artificielle des prix. Des producteurs qui mettraient en place des mesures destinées à créer des conditions favorables à une hausse artificielle des prix, notamment par une réduction de l’offre du produit, d’un commun accord, sont constitutifs d’entente interdite par son objet. Sur ce point les conclusions du rapport du Conseil de la concurrence relativement à l’exploitation de juste 50¨% de la capacité de stockage des carburants par les sociétés opérant dans le secteur pourrait constituer une mesure destinée à créer des conditions favorables à une hausse artificielle des prix. L’argument de ces opérateurs relatif aux couts élevés de stockage devrait être apprécié en priorisant les intérêts des consommateurs.

  • Entente permettant l’éviction d’un concurrent:

Les ententes horizontales portant sur une donnée concurrentielle notamment le prix, la répartition des marchés, la production- peuvent elles mêmes s’inscrire dans un projet d’éviction d’un concurrent. La mise en place de prix prédateurs, peut ainsi être sanctionnée au titre d’une entente[13]. De même, encore la pratique du boycott constitue, pour le conseil de la concurrence français, «  l’une des formes les plus poussées d’atteinte à la concurrence »[14]. La pratique est interdite per se indépendamment de son effet. La Cour de cassation française a eu l’occasion de définir la notion comme « l’action délibérée en vue d’évincer un opérateur du marché », mettant ainsi en avant le caractère intentionnel de la pratique[15].

En effet le boycott implique des échanges d’informations sur une donnée concurrentielle ; il est souvent mis en œuvre par la voie d’une fixation commune des prix ou d’une stratégie de répartition des marchés. Cela suffit à dicter son illicéité et à affirmer que l’entente visant à exclure un concurrent du marché présente un objet anticoncurrentiel.

Dans ces différentes hypothèses, la gravité de l’atteinte à la concurrence organisée par l’entente atteste par elle-même de son illicéité. En l’absence de « clause noire », en revanche, cette illégitimité devra être appréciée, concrètement, sur le marché en cause.

(*) Youssef Oubejja est Docteur en Droit économique, expert dans les questions liées au droit et à la politique de la concurrence.

[1]. D. FLOUZAT, Economie contemporaine, t. 1, Les fonctions économiques, PUF, coll. « Thémis », 18e éd. 1997, p. 181.. Et v. encore, sur le mécanisme de l’alignement des prix sur un marché d’oligopole : A. PERROT et L. VOGEL, «  Entente tacite, oligopole et parallélisme de comportements », JCP 1993, éd. E, I, 299, n°7 et s.

[2]. Conseil de la concurrence français, 5 oct. 1993, Appels d’offres lancés par la ville de Toulouse pour la construction, la transformation et l’aménagement de trottoirs, n°93-D-39, B.O.C.C.R.F., 4 déc 1993, p. 321.

[3]. CJCE, 14 juillet 1972, Impérial Chemical Industrie Ltd c/ Commission.

[4]. A. PERROT et L. VOGEL, «  Entente tacite, oligopole et parallélisme de comportement », op. cit., n°1, p. 539.

[5]. Conseil, 5 oct. 1993, Appels d’offres lancés par la ville de Toulouse pour la construction, la transformation et l’aménagement des trottoirs, décision précitée.

[6]. En présence d’une autre explication possible, la preuve est donc écartée : Conseil, 13 octobre. 1992, Conditions de commercialisation du supercarburant sans plomb à indice d’octane recherche 98, n°92-D-56, B.O.C.C.R.F., 5 novembre 1992, p. 344

[7]. Conseil, 5 octobre. 1993, Appels d’offres lancés par la ville de Toulouse pour la construction, la transformation et l’aménagement de trottoirs, décision précitée.

[8]. E. Combe, n°77 et s., p. 178 et s., et, spéc. N° 80, p. 181 : M. Glais, «  Analyse typologique des ententes illicites soumises à l’appréciation des autorités concurrentielles françaises et communautaires », Rev. Eco.indus. 1993, n°63, spéc. P. 68 et s. ; H. Lepage, « Distribution sélective : une défense économique des clauses de prix imposés », RRJ 1987, p. 523.

[9]. Article 60 de la loi 104-12.

[10]. Règlement du 22 décembre 1999, article 4 b : L’exemption est accordée pour l’entente organisant une restriction « des ventes actives sur un territoire exclusif ou à une clientèle exclusive réservés au fournisseur ou concédés par le fournisseur à un autre acheteur, lorsqu’une telle restriction ne limite pas les ventes de la part des clients de l’acheteur ».

[11]. Termes définis au point 50 des lignes directrices sur les restrictions verticales, préc. Et noter, point 51, sur la liberté qui doit être garantie de recourir à internet pour faire de la publicité et vendre ses produits.

[12]. CJCE, 13 juilet 1966, Constern et Grindigc/ Commission.

[13]. Com., 4 février 1997, Bull.n° 41, sur le marché du béton prêt à l’emploi.

[14]. Rapport du conseil de la concurrence français pour l’année 2003, études thématiques, Objet, effet, intention anticoncurrentielle, spéc. P. 60

[15]. Com., 22 octobre 2002, Bull., n° 148.

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