Révolution silencieuse : comment l’IA redéfinit l’avenir du travail au Maroc
Abir Ettayache
L’intelligence artificielle (IA) s’impose comme un moteur de transformation du monde du travail. À l’échelle internationale, le cabinet McKinsey estime que l’automatisation et l’IA pourraient affecter 800 millions d’emplois d’ici 2030, tout en créant de nouveaux, souvent plus qualifiés. Le Maroc, bien que situé en périphérie des grandes puissances technologiques, n’est pas épargné par cette révolution silencieuse. Dans le Royaume, les premiers signes de l’impact de l’IA sont perceptibles dans plusieurs secteurs. Entre fascination technologique et inquiétudes sociales, l’IA soulève une double dynamique : promesse de modernisation d’un côté, et risque de fracture de l’autre.
Une enquête Ipsos Maroc menée en décembre 2024 révèle que 70 % des Marocains redoutent que l’IA provoque des pertes d’emplois, tandis que 64 % considèrent qu’elle peut aussi créer de nouvelles opportunités. Cette perception ambivalente reflète une société en alerte : consciente des bouleversements en cours, mais peu préparée à y faire face.
Selon une étude de l’Organisation internationale du travail (OIT) en Afrique du Nord, 50 à 60 % des emplois actuels au Maroc comportent des tâches pouvant être automatisées à des degrés divers. Mais contrairement à une idée reçue, les métiers entièrement automatisables sont rares. L’enjeu n’est donc pas la disparition du travail, mais sa transformation profonde.
À titre d’exemple, le secteur des centres d’appels, véritable pilier de l’outsourcing au Maroc, emploie environ 90 000 personnes (données de l’AMRC, 2023). L’introduction de l’IA générative — capable de répondre automatiquement aux demandes simples des clients — modifie en profondeur l’organisation du travail.
Des entreprises comme Intelcia ou Webhelp ont déjà commencé à intégrer des assistants virtuels alimentés par l’IA pour améliorer la productivité. Mais loin de remplacer les agents humains, ces technologies viennent en soutien. Intelcia rappelle que le rôle de l’humain reste prépondérant, insistant sur l’importance de l’intelligence émotionnelle dans les interactions complexes : gestion de crise, rétention de clients, relation personnalisée.
L’avenir du secteur pourrait ainsi évoluer vers des métiers hybrides, combinant savoir-être humain et assistance technologique, avec une montée en compétences indispensable.
L’industrie manufacturière, deuxième secteur le plus touché, connaît des effets contrastés. Une étude de l’Université Mohammed VI Polytechnique, en collaboration avec le ministère de l’Industrie et du Commerce, menée auprès de 41 entreprises en 2023, indique que 23 % d’entre elles ont commencé à automatiser certaines chaînes de production via l’IA et la robotique.
Résultat : les métiers les plus répétitifs (opérateurs sur lignes, manutentionnaires) sont en déclin. Mais en parallèle, les entreprises recrutent des profils en programmation industrielle, maintenance prédictive, cybersécurité ou analyse de données. Le rapport souligne que les employés diplômés du supérieur sont trois fois moins exposés à l’automatisation que les ouvriers peu qualifiés.
La formation, un pilier essentiel
Face à cette reconfiguration du travail, la clé réside dans la formation. Le programme Maroc Digital 2030, lancé en 2022, prévoit la création de 270 000 emplois numériques d’ici 2030, et la formation de 100 000 talents chaque année, incluant des cursus universitaires, des bootcamps, et des dispositifs de reconversion.
Bien qu’ambitieux, ce plan bute sur plusieurs obstacles. Le Conseil Economique, Social et Environnemental (CESE), dans son rapport de 2023 intitulé « Intelligence artificielle et enjeux socioéconomiques », souligne trois freins majeurs :
- Un déficit de compétences locales en IA,
- Une recherche académique trop théorique et déconnectée du tissu productif,
- Une faible interopérabilité entre les universités, les entreprises et les centres technologiques.
Le rapport recommande notamment :
- La mise en place d’un cadre juridique clair pour l’IA (protection des données, éthique algorithmique),
- Le financement ciblé de startups spécialisées en IA dans les secteurs stratégiques (santé, agriculture, énergie),
- Et le développement de clusters IA régionaux pour ancrer l’innovation dans les territoires.
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L’administration marocaine commence à intégrer l’IA, surtout dans le cadre de la digitalisation des services publics. Le projet Idarati de digitalisation des démarches administratives, ou encore le portail Chikaya.ma de traitement automatisé des réclamations, montrent le potentiel de l’IA pour améliorer la transparence et la réactivité de l’État.
Toutefois, la majorité des ministères et collectivités locales restent à un stade préliminaire, faute de moyens, de compétences et parfois de volonté politique. Pour combler ce retard, le Pôle Digital de l’Agence de Développement du Digital (ADD) prévoit de créer 12 « IA Labs » régionaux d’ici 2027.
Éthique, dignité et redistribution : le vrai débat
Au-delà des chiffres, l’IA bouleverse la conception même du travail. Elle oblige à repenser la dignité professionnelle, la qualité des emplois, et surtout la redistribution des gains de productivité. Qui bénéficiera de l’automatisation ? Les entreprises ? L’État ? Les travailleurs ?
En effet, si les politiques publiques n’encadrent pas activement les transformations, les inégalités risquent de se creuser : entre travailleurs qualifiés et non qualifiés, zones urbaines et rurales, hommes et femmes.
Dans ce sens, l’UNESCO, dans son rapport intitulé Évaluation des besoins en intelligence artificielle en Afrique (2021), met en lumière les principaux défis auxquels le continent est confronté pour tirer pleinement parti des technologies d’IA. Le rapport souligne notamment l’insuffisance de cadres juridiques adaptés, le manque de données accessibles, et la faiblesse des capacités de recherche locales. Une mise à jour de cette étude en 2024 renforce ces constats et appelle à une meilleure gouvernance éthique de l’IA, à la protection des données personnelles, ainsi qu’à l’intégration de l’IA dans les systèmes éducatifs et les politiques publiques. L’UNESCO insiste également sur la nécessité de former les talents africains, de promouvoir la diversité culturelle dans les technologies, et de réduire les biais algorithmiques, afin que le développement de l’IA serve réellement les objectifs de développement durable du continent.
En somme, l’IA n’annonce pas la fin du travail, mais son repositionnement. Le Maroc peut y voir une opportunité de rattrapage technologique, à condition d’investir dans le capital humain, l’innovation locale et l’inclusion sociale. Une IA pensée comme levier, non comme menace. Une révolution silencieuse, mais pas aveugle.