Saâd Taoujni : « Cette situation provisoire dure depuis 17 ans … »

Propos recueillis par Souad Mekkaoui

 Juriste spécialisé en Droit de la Santé et de la Protection So­ciale, enseignant et consultant en stratégie et management de la santé, Saad Taoujni est également expert en tarification de l’activité médicale. Dans cet entretien, il nous ouvre les yeux sur bien des vérités qu’on a toujours tues.

  • Maroc Diplomatique – La Cou­verture Sanitaire Universelle (CSU) adoptée à New York en 2015, par les 193 États membres de l’ONU, pourrait selon la Banque Mondiale contribuer à la réalisation des 17 objectifs de déve­loppement durable (ODD) à l’horizon 2030. Pour l’OMS, la CSU produit des rendements élevés tout au long de la vie et favorise l’emploi et la croissance économique inclusive. Elle est basée sur la protection contre les risques fi­nanciers et la disponibilité effective des services de santé de qualité. Qu’en est-il du Maroc, où la Constitution de 2011 garantit l’accès égal des citoyens aux soins de santé, à la protection sociale et à la couverture médicale ?

SAAD TAOUJNI : Concernant le principe d’égalité, force est de consta­ter que la CSU au Maroc, dont les deux composantes sont l’AMO et le RAMED, est fortement inégalitaire. A l’intérieur même de l’AMO, les fonctionnaires et les salariés du secteur privé n’ont ni les mêmes droits ni les mêmes obligations. Quant au régime des indépendants, il n’a toujours pas démarré.

Pour le RAMED, c’est un régime d’assistance très faiblement financé ou mutualisé. Son budget en 2019 est de 1,6 milliard de DH pour 12 millions de bénéficiaires, c-à-d le tiers de la popula­tion. (Soit 133 DH par personne et par an).

En 2013, les dépenses directes des bé­néficiaires du RAMED dans le paiement des actes médicaux non fournis par l’hô­pital et dans l’achat des médicaments, du consommable et des prothèses indis­ponibles, s’élevaient à 4,58 Milliards de Dirhams selon les Comptes Nationaux de la Santé (CNS). Sans ressources financières suffisantes et stables, ni d’organisme gestionnaire spécifique, le RAMED n’est pas conforme à la CSU, puisque les patients continuent à s’appauvrir pour accéder aux soins. Par conséquent, le RAMED ne remplit pas encore les conditions minimales de la CSU. Le Maroc fausse les données sta­tistiques en intégrant les bénéficiaires du RAMED dans la couverture globale de la population. Le taux de 60%, annon­cé, le lundi 10 juin 2019, par M. Anas Doukkali à la chambre des représentants couvre des réalités fortement inégales. C’est dire que les as­sistés du RAMED sont encore très loin du plancher des droits des assurés de l’AMO.

  • Pour les deux régimes de l’AMO, quelles sont les diffé­rences que présentent la CNSS et la CNOPS ? Et pourquoi le Code de l’AMO, basé sur l’éga­lité, a abouti-via des textes ré­glementaires- à une situation aussi inégalitaire entre les sa­lariés du secteur public et ceux du privé ?

– Les taux de cotisation à la CNOPS (CMAM) représentent 5% contre 6,37% à la CNSS. Les cotisations des fonction­naires sont plafonnées à 400 DH. A la CNSS, il n’y pas de plafond. A salaire égal, un cadre du secteur privé paierait 5 fois plus que le fonctionnaire. Le retraité de la CNSS cotise à 4.52%, contre 2,5% pour l’ad­hérent à la CNOPS. Par ailleurs, les taux de remboursement de la CNOPS (90%) sont supérieurs à ceux de la CNSS (70%). Par contre, les taux de rembour­sement de la CNSS sont inférieurs en cas de maladies chroniques.

Selon les CNS, les dépenses de la CNOPS représentent le double de celles de la CNSS. Par conséquent, elle est déficitaire alors que la CNSS, excéden­taire avec plus de 24 milliards de DH en 2016, dépose ses excédents auprès des banques, au lieu d’offrir des prestations égales à celles de la CNOPS.

Cela dit, l’égal accès, étant affirmé par la Constitution, les deux systèmes doivent être unifiés à tous les niveaux.

  • Pourquoi les mutuelles et des as­surances continuent-elles à servir la couverture médicale de base et n’ont pas encore basculé vers les complé­mentaires ?

– Les mutuelles, les caisses internes (OCP, ONEE, CMIM, RAM, etc.) et les assurances privées, considérées par l’article 114 du Code de l’AMO, comme gérant provisoirement la couverture mé­dicale de base, ne partagent presque rien entre elles et encore moins avec le Code de l’AMO à part le mot « obligatoire ». Chaque organisme détermine seul ses règles de gestion, ses tarifs, ses taux de cotisation, de remboursement ou de prise en charge qui sont très différents les uns des autres. Les assurances, elles, recourent à l’exclusion des maladies an­térieures à l’adhésion et imposent des plafonds de remboursement très vite atteints pour les petits salaires. Cette situation provisoire dure depuis 17 ans et aucun gouvernement ne semble s’en préoccuper.

  • Jeté au fond des tiroirs du gouver­nement depuis près de trois ans, le pro­jet de loi relatif à l’AMO des parents est très controversé et il est enfin proposé à la discussion au sein de la deuxième chambre. Pourquoi ce texte ne fait-il pas l’unanimité ?

– Le Gouvernement veut rendre obli­gatoire la couverture des parents aux seuls fonctionnaires, alors que dans le Code de l’AMO, elle était facultative et concernait également les travailleurs du secteur privé. Ces derniers s’en trouvent définitivement écartés. En effet, le pro­jet de Loi 63-16, composé d’un seul ar­ticle, a pour unique mission de rendre la cotisation obligatoire pour tous les fonctionnaires et les retraités du secteur public, qu’ils aient des parents décédés, retraités ou couverts par une assurance au Maroc ou à l’étranger. Or même s’il y a quatre enfants fonctionnaires de deux parents déjà couverts, ils paieront tous les six de nouvelles cotisations. D’autre part, les retraités, dont la moyenne d’âge est de 67,3 ans et l’espérance de vie de 76,1 ans, doivent cotiser pour des pa­rents pour la plupart décédés alors que leurs pensions figées ont été érodées par l’inflation, depuis plusieurs années. Par ailleurs, selon les données fournies par certains organes de presse début mai, le chiffre de 100.000 parents est avancé. Il a été doublé par le ministre, le 11 juin 2019, devant la Chambre des Repré­sentants. Rapporté à 35 millions d’ha­bitants, le taux de couverture global de la population va s’améliorer d’à peine 0,6%.

 Faut-il rappeler que l’enveloppe finan­cière annoncée, 6 milliards de DH peut financer l’AMO de toute la population âgée de plus de 60 ans, qu’elle soit ci­tadine ou rurale, soit 3,4 millions d’ha­bitants ou 10% de la population totale puisqu’elle dépasse le total des cotisa­tions perçues en 2017 par la CNOPS, soit 4,9 milliards de DH.

Malheureusement, aucune étude actua­rielle, démographique ou financière n’a été présentée. Ce qui n’est pas de nature à instaurer plus de confiance dans les re­lations avec le Parlement, les syndicats signataires du dialogue social et l’opi­nion publique. D’ailleurs, selon certaines sources, l’objectif réel du Gouvernement serait de combler le déficit financier de la CMAM, (ex CNOPS). Sauf qu’il ne veut pas le reconnaître officiellement et maintient sa position contre vents et ma­rées, en traitant les opposants d’enfants indignes ou maudits. En conséquence, la grogne est en train de monter chez les fonctionnaires contre les nouvelles cotisations qui vont réduire le pouvoir d’achat que les dernières augmentations salariales étaient sensées améliorer.

  • Qu’en est-il de l’AMO pour les étu­diants ?

– L’extension de l’AMO aux étudiants, en 2015-2016, ne bénéficiant pas de la couverture médicale de leurs parents, n’a permis l’amélioration du taux de cou­verture sanitaire globale que de 0,09%, puisque des 288.000 bénéficiaires ciblés à son lancement, ils ne sont que 32.621 à être assurés trois années plus tard, soit 11% de l’effectif ciblé. Mais ce n’est pas avec les taux de couverture des étudiants (0,09%) et celui des parents de fonction­naires (0,6%) que le Maroc va atteindre la Couverture Sanitaire Universelle en 2030. Le rythme de ces petites réformes est extrêmement lent.

  • Pourquoi le régime des indépen­dants et des travailleurs non-salariés bloque ?

– Les travailleurs non salariés repré­sentent 55% de la population active et un tiers de la population bénéficiaire totale. Adoptés par le Conseil du Gouverne­ment, le 7 janvier 2016, les deux projets de lois relatifs à la couverture médicale (loi n° 98-15) et la retraite (loi n° 99-15), n’ont été adoptés par le Parlement que le 13 juillet 2017 et le 21 décembre 2017. Quatre Décrets d’application des deux lois ont été publiés en janvier 2019. Mais les revenus forfaitaires de chaque catégorie ou sous-catégorie de chaque profession continuent de faire l‘objet d’âpres négociations bloquant l’entrée en vigueur effective du régime. Aussi le système de retraite proposé ne semble-t-il pas attractif en raison de coûts et de rentabilité. Force est de rappeler qu’en 2017 et en 2018, la CIMR a signé de nombreuses conventions, destinées à la couverture retraite des professions libé­rales comme les médecins dentistes, les architectes, les vétérinaires, etc. Pour ce qui est de l’AMO des indépendants, gérée par la CNSS, elle est totalement étanche par rapport aux travailleurs sa­lariés. Ce qui fait qu’il n’y a aucune so­lidarité entre les deux catégories. Cela dit, les textes semblent contenir en eux-mêmes les germes du blocage comme l’obligation d’adhérer à l’AMO et à la retraite en même temps (de nombreux indépendants n’ont pas les moyens de cotiser aux deux régimes), ainsi que la délégation aux ordres et aux associations professionnelles de la mission d’assujet­tissement, pourtant assurée par la CNSS pour les salariés du secteur privé, etc.

L’évidence est que les blocages cités ci-dessus semblent profiter aux compa­gnies d’assurances dont la population assurée a été multipliée par quatre, de­puis la mise en place de l’AMO. Cette progression est supérieure à celle de la CNOPS et de la CNSS. Mais le silence de la Fédération des Assurances, face au risque de perte de CA, en milliards de DH, en cas de généralisation effective de l’AMO, est là pour confirmer que l’AMO des indépendants ne verra pas le jour de sitôt, voire dans une décennie au moins.

En somme, le projet de généralisation de la couverture médicale de base a été détourné de ses objectifs d’universalité, d’égalité et de solidarité. Mais une ques­tion taraude les observateurs : pourquoi les médecins n’ont pas de mutuelle alors que les avocats en ont une ?

  • Qu’en conclure ?

– Les 60 milliards de DH dépensés, annuellement, (base 2018) dans la santé ne bénéficient pas de la même manière à tous les citoyens et ne sont pas utilisés de manière efficiente entre soins préventifs et soins curatifs, l’AMO et le RAMED, villes/campagnes, hommes/femmes. Par ailleurs les tarifs de certains actes mé­dicaux et médicaments sont plus chers au Maroc qu’en Europe. Pour ce qui est de la fracture sanitaire territoriale, on peut dire qu’elle est très forte. Dans les déserts médicaux, la population souffre cruellement du manque des ressources humaines médicales et paramédicales, alors que la loi 131.13 relative à l’exer­cice de la médecine, a verrouillé her­métiquement les possibilités de recourir à des médecins étrangers (articles 27 à 32), pendant que le pays manque cruelle­ment de praticiens (11000 selon l’Etat et 22 000 selon l’Association des Cliniques Privées (ANCP) et que des médecins ma­rocains s’expatrient.

Pour finir, dans le contexte actuel de l’incroyable débat autour de la méde­cine libérale au Maroc, des grèves, des sit in, des procès en diffamation, des échanges houleux entre M. Chorfi et l’ANCP lors des Assises de la Fiscali­té et des répercussions de tout ceci sur l’image des cliniques privées et par ri­cochet des médecins ; devant également la qualité des « arguments » échangés entre les étudiants en médecine des sec­teurs public, privé, fondation, autour des concours du résidanat et d’internat et en attendant qu’une loi déverrouille le numérus clausus comme ça a été le cas récemment en France, la Loi 131-13 doit être, urgemment, amendée pour permettre le recrutement de centaines de médecins étrangers, dûment qualifiés, comme c’est la cas partout dans le Monde, en vue de soigner les citoyens des 25 provinces sur 75, ne disposant d’aucun médecin libéral. Les « débats » entendus sur l’axe Casa­blanca- Rabat semblent provenir d’une autre planète aux habitants des régions déshéritées.

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