La valse à deux temps de Saaïd Amzazi

Par Souad Mekkaoui

On se demandait bien à quoi ressemblerait la rentrée scolaire 2020, on la savait bien particulière à cause du rebond épidémique mais on ne voyait pas venir le coup de Jarnac. Le ministre de l’éducation nationale, loin du compte, nous fait un cadeau empoisonné d’une option hybride qui est déjà synonyme de complication pour les élèves, les parents et les enseignants. Voilà, nous en avons pour nos frais.

Bien évidemment, les circonstances sont exceptionnelles et incroyablement instables. Le monde entier a été pris de court par cette pandémie qu’il est difficile pour le gouvernement de se projeter, comme nous tous d’ailleurs. Mais dans les autres pays, on anticipe parce qu’on est bien conscients qu’on devra vivre encore pour longtemps avec ce virus. Dans les autres pays, on prévoit des plans A, B et C pour ne pas avoir à tâtonner aveuglément et à infliger coup sur coup aux citoyens. Dans les autres pays, un gouvernement est désigné pour trouver des solutions quelles que soient les circonstances et donc doit avoir le coup d’œil. Autrement, l’éthique veut qu’on rende le tablier pour préserver l’honneur sain et sauf. On ne le sait que trop bien : l’heure est grave et la gestion de crise est de mise. Pour cela, parents et professionnels de l’Éducation nationale s’en remettent au ministre, aux leviers de commande, et attendent ses déclarations comme une prophétie messianique.

Malheureusement, après une bonne gestion de la crise sanitaire qui a donné le Maroc en exemple et en précurseur, aujourd’hui c’est le coup de tonnerre : l’improvisation, le cafouillage et l’amateurisme l’emportent dans les décisions gouvernementales.

Les communiqués des week-ends

Il est vrai que depuis que le virus s’est abattu sur le pays mettant à mal les nerfs des gouvernants, les communiqués du week-end ou d’après minuit ne nous étonnent plus. Toutefois, il faut avouer que la décision prise par M. Saaïd AMZAZI et communiquée aux Marocains, un samedi soir, est d’un génie machiavélique sans précédent ! En mettant les parents devant leurs responsabilités de choisir entre l’enseignement à distance ou en présentiel, le ministre s’en lave les mains. Ainsi, nous autres Marocains, mis entre le marteau et l’enclume, comprenons une chose qui ajoute à nos incertitudes en ces temps de Covid-19 : la situation est devenue ingérable au niveau d’un gouvernement qui fait montre d’indécision, de manque de recul et de maturité dans la prise des décisions quant au déroulé des cours pour la rentrée scolaire à venir au moment où toute la difficulté de la rentrée est d’allier enseignements et sécurité sanitaire.

On apprend donc que l’enseignement à distance sera appliqué dès le 7 septembre prochain, tous cycles et niveaux confondus, dans le public comme le privé et les missions étrangères et que l’enseignement en présentiel sera soumis à l’appréciation des parents. C’est à peine croyable ! Le ministre de l’Éducation nationale n’est-il pas censé connaître mieux que quiconque l’état des lieux grâce à son Conseil scientifique ? Les parents détiennent-ils plus de données que lui pour décider de ce qui serait le mieux pour les enfants ? Beckett s’en serait volontiers inspiré ! Accuser le coup et se taire ? Surtout pas. La levée de boucliers que cette décision fébrile a suscitée est de bonne cause.

De ce fait, quand monsieur le ministre opte pour l’enseignement en présentiel, les parents devront-ils, dans ce cas de figure, signer un engagement pour assumer leur responsabilité en cas de contamination de leurs enfants ? Faut-il rappeler que l’immunité de ceux-ci baisse pendant 4 à 5 mois à compter de septembre ? A-t-on pris en compte l’étude du HCP qui montre à quel point l’expérience de l’enseignement à distance a été un fiasco ? Irrégularité, abandon des cours à distance, difficultés d’assimilation sans parler des problèmes d’addiction aux outils électroniques en plus du stress, des troubles de concentration et du décrochage de certains élèves ont été les mots d’ordre pendant le confinement. A-t-on pris en considération les inégalités sociales que l’enseignement à distance a accentuées encore plus pendant le confinement ? A-t-on pensé aux élèves, surtout en bas âge, dont les parents travaillent et qui n’ont pas les moyens de se payer une nounou pour garder les enfants ? Combien d’élèves dans des zones enclavées n’ont pas pu bénéficier de ces cours virtuels parce que tout simplement ils n’ont pas d’ordinateur, ni de télévision TNT et n’ont pas accès à internet alors que d’autres profitent, en plus des cours, de programmes homeschooling internationaux pour renforcer leurs connaissances ou se font accompagner pour des cours particuliers ? Faut-il rappeler que le fossé s’est creusé même au niveau de la même ville entre des quartiers nantis et des bidonvilles, entre les élèves du privé et ceux du public ?

Et puisqu’on en parle, qu’en est-il du bras de fer au sein des écoles privées avec les parents d’élèves concernant le paiement des frais de scolarité ? Comment compte-t-on gérer la chose pour éviter une année houleuse ? Tout compte fait, il faut dire que le présentiel arrange mieux les patrons des écoles privées et du coup épargne bien des problèmes aux décideurs. Franchement, avec quels moyens prétend-on faire du distanciel quand le ministre lui-même déclare que le ministère ne peut se permettre de payer deux millions de dirhams pour mettre des tablettes à la disposition des deux millions d’élèves défavorisés ? Ces laissés pour compte ont leurs livres, déclare monsieur le ministre sur le petit écran ! Nous sommes bouchés à l’émeri devant l’empathie dont fait montre M.AMZAZI. L’égalité des chances est un vrai mythe ! On voit bien que ce type d’enseignement entraîne, d’entrée de jeu, la marginalisation d’une marge importante de la population du fait des moyens quasiment inexistants, accablés initialement par la misère.

Par ailleurs, que faire pour une famille démunie, qui se saigne aux quatre veines, habite dans une pièce ou même deux, avec quatre enfants voire plus qui doivent se connecter en même temps, ne disposant que d’un téléphone que les parents peinent à charger à 20 dhs pour la semaine ? Il suffit juste de penser à la faisabilité de la chose, avec tous les moyens techniques et la logistique que cela nécessite pour se rendre compte que c’est juste impossible. C’est pour dire que l’enseignement à distance est socialement extrêmement inéquitable.

Dans un autre registre, cette situation inédite n’est pas sans conséquences sur les parents, qui, au pied levé, doivent faire face à une charge mentale et émotionnelle énorme, entre le suivi des cours des enfants, la situation de précarité pour certains et le stress quotidien. D’où la transmission inévitable des tensions et de l’inquiétude des adultes qui se traduit même en violence à l’égard des enfants.

Par ailleurs, a-t-on pensé aux enseignants, colonne vertébrale de cette opération, qui doivent payer de leurs poches l’accès à internet pour pouvoir utiliser des plateformes auxquelles ils ne sont pas initiés ? Bref, ce serait un leurre que de croire que cette expérience était une réussite lors du confinement et de vouloir la reprendre, c’est de la poudre aux yeux. Si l’enseignement à distance pendant le confinement s’est fait sous l’assistance des parents qui étaient confinés, qu’en sera-t-il pour la rentrée scolaire ? Et puisqu’on y est, pour les moins de 11/12 c’est une grande farce, tout simplement, quant aux plus âgés, plusieurs trouvent le moyen de s’éclipser juste après le contrôle de présence. Donc qu’on se le dise clairement, pour que l’enseignement à distance réussisse plusieurs facteurs humains et techniques, dont on manque malheureusement, doivent concourir.

Le présentiel aux risques et périls des parents

Il est évident que grand nombre de parents seraient impatients de voir leurs enfants regagner les bancs de l’école pour peu qu’on ne leur fasse pas courir de risques. Mais n’est-il pas absurde et inconcevable qu’on interdise les rassemblements au-delà de vingt personnes et qu’on prétende accueillir des enfants dans des classes de vingt élèves ? Eh oui, dans le public, il y a des classes de quarante élèves si ce n’est plus et monsieur le ministre le sait mieux que quiconque. Comment respecter la distanciation sociale dans ce cas ? Nos écoles sont-elles vraiment équipées pour recevoir plus de 8 millions d’étudiants sachant qu’il y a des établissements qui accueillent jusqu’à 2000 élèves et plus ?

Admettons qu’on veuille réduire le nombre d’élèves par cours, faudra-t-il pour ce faire multiplier le nombre d’enseignants et de classes ? A-t-on la capacité d’en recruter dans toutes les disciplines ? On le sait, entre le distanciel et le présentiel, les profs ne peuvent être au four et au moulin. C’est juste impensable !

Autre chose, qu’a-t-on prévu pour les enfants qui utilisent le transport scolaire ? Comment les écoles vont-elles s’organiser ? À moins de doubler le nombre de véhicules ou de faire plusieurs voyages, je ne vois pas comment on va éviter la catastrophe. Ne sommes-nous pas en train de précipiter une explosion incontrôlée des cas de contaminations comme c’est déjà arrivé dans plusieurs pays ? Sauf que nous n’avons pas les mêmes moyens ni les mêmes infrastructures sanitaire que les autres pays. Aujourd’hui, les parents, forcés de signer le formulaire, sont au supplice, au bonheur de ceux qui n’y voient que leurs intérêts et qui ont le gros bout du bâton. C’est dire que cette décision n’est pas du tout en odeur de sainteté.

Le courage politique est de mise 

Le gouvernement sait mieux que nous que l’épidémie de Covid-19 est en expansion et que les cas de contamination se multiplient de plus en plus, chaque jour. Et nos hôpitaux ont montré leurs limites. Les Marocains ne demandent pas la lune puisqu’ils sont conscients que les circonstances sont très délicates mais ils en ont assez de courber l’échine devant l’improvisation et l’amateurisme dans la prise de décisions qu’on leur impose. N’aurait-il pas été préférable pour éviter le pire de reporter la rentrée des classes ? Sa Majesté a, dès le début, fait passer les vies humaines avant l’économie, alors pourquoi le chef de gouvernement, le ministère de la Santé et le ministère de l’Éducation n’en font pas autant ? Il y va de la vie des enfants du Maroc.

Aujourd’hui, la crise sanitaire nous fait subir, plus que jamais, nos échecs en matière d’éducation, de santé et de développement humain. Et l’onde de choc propagée par le virus a mis en évidence la fragilité de nos infrastructures et de notre gouvernement qui est loin de la note.

Au regard des nombreux clusters qui émergent régulièrement, ces derniers jours sur le territoire, certainement à cause de l’aïd et des vacances, on aurait pu remettre la rentrée scolaire puisqu’on n’a ni les moyens ni la logistique pour une telle décision. D’ailleurs, selon un sondage organisé par l’Union des parents d’élèves de l’enseignement privé au Maroc, 76,84% des votants, soit 5.717 parents d’élèves sur les 7.440 participants, seraient favorables au report de la rentrée scolaire à la date du 4 janvier 2021.

En revanche, à voir la décision du ministre Amzazi, on peut penser de deux choses l’une : ou il est dans le secret des dieux et a la baraka pour éviter l’irréparable à nos enfants et aux enseignants, ou le plus important pour lui est d’assurer ses arrières, de faire bonne conscience et donc de décliner toute responsabilité en donnant à choisir aux parents entre le pire …et le pire. L’équation est compliquée, à coup sûr, mais un ministre est tenu de gérer toute situation fusse-t-elle inédite, d’anticiper et d’agir pour l’intérêt général et non en privilégiant des lobbys. Alors si lors de son discours du 20 août, Sa Majesté le Roi a pointé du doigt l’inconscience et l’irresponsabilité de ceux qui propagent le virus, ne faut-il pas que nos ministres essayent de prendre les bonnes décisions pour limiter la propagation du virus ? Donc que ceux qui ont la chance de pouvoir suivre à distance et qui ont les moyens logistiques pour le faire tout en ayant une nounou, puissent rester chez eux. Quant à ceux qui n’ont pas d’ordinateurs, ils peuvent retourner à l’école et propager le virus en cas de contamination.

De toute manière, le secteur a besoin d’une réforme de fond en comble, mais le plus urgent, en ces temps d’inquiétude et de doute, est que le ministre prenne des décisions courageuses même contre lui-même s’il le faut, au lieu de camper sur des positions infondées.

Face au gouvernement qui tangue à bord d’un bateau ivre, nous nous en remettons à Dieu en priant qu’on n’ait pas à payer pour une décision qui est loin d’être en adhésion avec la vraie réalité du Maroc.

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