Sayyida al-Horra, la sultane-guerrière

Par Anissa Bellefqih

Dans le firmament de son Histoire, le Maroc a eu au XVIe siècle une étoile du Nord qui fascine par son éclat et son originalité, Sayyida al-Horra, une femme «libre» en terre d’Islam. Une femme d’exception ignorée par l’histoire officielle jusqu’à une époque très récente. Elle exerça le pouvoir dans la ville de Tétouan, proche du détroit de Gibraltar et aux portes de l’Europe, dans un siècle où les impérialismes se battaient pour asseoir leur pouvoir sur des régions géostratégiques.

Elle a grandi dans un contexte d’instabilité politique. Les Wattassides, qui régnaient à l’époque, faisaient face à la convoitise de leurs voisins : les Ottomans à la frontière orientale, les Portugais et les Espagnols le long des côtes méditerranéennes et atlantiques, sans oublier le danger que constituaient les Saadiens qui voulaient le pouvoir. Ils furent, de ce fait, obligés d’accepter que des régions dans le N-O jouissent d’une autonomie politique. Ce fut le cas de deux villes-États où vécut Sayyida al-Horra : Tétouan et Chefchaoun.

Se pencher sur la vie de cette «femme souveraine», de sa naissance à son éviction du pouvoir, permet de voir les grandes lignes qui expliquent ce destin hors du commun en mettant en exergue sa personnalité, les facteurs qui l’ont aidée à devenir une figure de légende et les leçons qu’on peut tirer de sa vie.

Une vie de princesse

Sayyida al-Horra est la fille du prince Ali Ben Moussa Ben Rachid el-Idrissi el-Alami Ben Mchich de la noblesse andalouse, qui a guerroyé à Grenade, aux côtés du dernier roi, pour arrêter l’avancée des chrétiens dans les ultimes bastions musulmans en Andalousie. C’était le prince de Chefchaouen, petite ville rifaine, et de sa région qui incluait aussi Tétouan et les tribus qui vivaient entre Sebta, Tanger, Asilah et Ksar Elkebir. Sa mère était d’origine espagnole. Convertie à l’islam, elle avait pris le nom de Zahra Fernández. Deux enfants naquirent de ce mariage : Ibrahim et al-Horra, née en 1485 à Grenade. Le lieu de naissance, rapporté par plusieurs sources, est important car toute sa vie a été déterminée par les événements de sa petite enfance. En filigrane, on sent une béance à combler. La perte du vert paradis de l’enfance andalouse dont elle fut chassée en 1492. Fil d’Ariane de sa vie. Blessure, née de cet arrachement, qui déterminera ses choix et ses actions.

Le nom de Sayyida al-Horra que l’Histoire a retenu claque comme un étendard sans aucune référence patronymique. On le trouve dans son contrat de mariage et c’est le seul nom qui soit cité dans les documents portugais et espagnols la concernant.

Al-Horra est traduit très souvent par «la femme libre», par opposition à l’esclave et sans la connotation actuelle liée à ce mot. Fatima Mernissi avance le sens de «femme exerçant un pouvoir souverain». «La noble dame», comme la nomme Chantal de La Véronne, paraît plus approprié.

Son nom est toujours précédé dans les sources arabes par «Sayyida» ou «Sitt». Le premier la range parmi les «maîtres» (al asyâd). Quant à «Sitt», «la dame», il lui fut donné après son mariage en signe de respect avec une connotation d’honneur. Pour certaines sources, les parents lui ont donné ce nom en souvenir de la première Al-Horra qui était la mère du sultan Abou Abdellah (Boabdil) Ben L’ahmar, dernier roi de Grenade. Ce nom avait, du reste, un très bon écho chez la communauté andalouse, installée à l’époque à Chefchaouen et à Tétouan. Il l’a prédestinée à être libre de la tutelle des hommes.

Princesse ayant vécu dans l’opulence d’un palais, Sayyida al-Horra reçut une éducation digne de son rang. Elle fut choyée et profita au même titre que son frère du fait que Chefchaouen vivait son siècle d’or. Cette excellente formation par les meilleurs maîtres ainsi que l’exemple de son père et sa double culture qui lui a permis de maîtriser l’arabe et l’espagnol ; tout cela l’aidera grandement à exercer la responsabilité du pouvoir.

La langue espagnole lui fut utile à Tétouan lors de ses contacts avec les voisins ibères et pour communiquer avec la population de cette ville qui était peuplée majoritairement d’émigrés andalous ayant fui la Reconquista. Par ailleurs, aux côtés de son père (puis de son mari), elle connut de près les arcanes du pouvoir et les coulisses de la politique, l’importance du djihad (guerre) et la gestion des affaires des citoyens. Intelligente et douée, elle suivit l’enseignement des meilleurs maîtres, mais elle fut surtout la disciple du célèbre cheikh Abou Mohammed Abdallah al-Ghazwani. C’est dans son enseignement qu’elle puisa la grande sagesse dont elle fit preuve durant toute son existence. On raconte que le père d’al-Ghazwani lui posait souvent la main sur la tête et disait : «Cette jeune fille occupera un rang élevé».

La vie de Sayyida al-Horra fut régie par une série d’alliances, que ce soit pour ses deux mariages purement politiques ou pendant sa période de corsaire.

Elle épousa, à seize ans, Hassan Ben Ali al-Mandri, un Grenadin installé à Tétouan auquel elle était promise depuis l’enfance. Elle trouva un milieu andalou cultivé et raffiné comme celui où elle avait grandi. Selon Hakim Ibn Azzouz, ce mariage permit à son mari, neveu du fondateur de Tétouan, de devenir Gouverneur, représentant du père de Sayyida al-Horra.

Une femme de pouvoir et d’alliances

Il l’associait régulièrement dans ses affaires, l’initiant ainsi aussi bien à la vie publique qu’à la gestion des opérations militaires contre les Ibères et aux intrigues de la politique. Il la désignait même pour le remplacer à la tête de la ville chaque fois qu’il s’absentait, car il était en luttes permanentes avec les Portugais établis à Sebta, Tanger et Asilah. C’est ainsi que Sayyida al-Horra familiarisa les habitants à son autorité, et les amena à l’accepter plus tard comme gouverneure.

En 1519, son mari décède en n’ayant eu qu’une fille avec elle du nom de Fatima. Tétouan tomba alors sous l’autorité de son frère Ibrahim, devenu prince de Chefchaouen depuis le décès de leur père (1512). Grâce au savoir-faire qu’elle avait su manifester et à la force de sa personnalité, reconnus même par ses adversaires, le prince Ibrahim décida en 1525 de lui céder le pouvoir de gouverner seule cette ville. Elle prit le nom de «Hakimat Tétouan» ou «Sayyidat Tétouan», gouverneure incontestée de Tétouan et du N-O du Maroc. Elle devint également le chef de la piraterie dans cette région de la Méditerranée.

L’éclat de ses actions lui valut l’intérêt du sultan Ahmed al-Wattassi de Fès qui la demanda en mariage en 1541. Ce fut de nouveau une union indubitablement politique. Le sultan voulait consolider son autorité dans le N-O du Maroc à un moment où les Saadiens continuaient leur lente progression pour la prise de pouvoir. De son côté, Sayyida al-Horra pouvait compter sur l’appui du sultan. Contrairement aux usages, elle exigea du roi que la cérémonie du mariage ait lieu à Tétouan et non à Fès montrant ainsi qu’elle n’avait nulle intention de renoncer à gouverner après son mariage. Au lieu de suivre son mari et d’être une femme de son sérail, elle fit le choix d’être «Hakimat Tétouan». Elle obtint de continuer à résider à Tétouan et laissa le sultan rentrer seul à Fès. La conséquence de ce mariage fut que les Espagnols firent front commun avec les Portugais estimant que l’union du sultan de Fès avec Sayyida al-Horra était une coalition dirigée essentiellement contre les Ibères.

Princesse-corsaire à l’épreuve du pouvoir

Sayyida al-Horra fut décrite par les Portugais comme l’ennemie jurée des étrangers et une instigatrice pour la résistance. Sa principale occupation était de lutter contre les étrangers par tous les moyens dont elle disposait, dont la guerre de course qui consiste à attaquer la marine marchande plutôt que d’engager des combattants. Elle disposait à Martil, petite cité près de Tétouan, d’un port bien abrité et adapté à ce type de guerre et avait de nombreux navires et fustes prêts à se lancer jour et nuit dans des opérations de piraterie contre les côtes espagnoles. Elle était entourée de chefs qui dirigeaient les expéditions terrestres et maritimes du djihad et d’autres, chargés de défendre la ville et de veiller à la sécurité des habitants et à leur bien-être. La guerre ne l’empêchait pas de veiller à bien gérer sa ville. Il faut mettre à son crédit la mise en place de la fonction de mouhtassib. Elle réussit la gageure d’être le chef incontesté de la piraterie dans la région grâce à sa détermination et à des alliances précieuses, celles du sultan de Fès et du fameux corsaire turc Kheireddine dit Barberousse, qui opérait à partir d’Alger et dont le seul nom provoquait la terreur chez les plus grands amiraux européens. Les Ibères ne voyaient pas d’un bon œil cette entr’aide entre les deux flottes tétouanaise et turque surtout qu’elles avaient élargi leur cercle de manœuvres en Méditerranée au détroit de Gibraltar et face aux villes côtières de l’Atlantique. Elle allait elle-même, si nécessaire, à l’île de Badis sur le littoral rifain pour négocier avec Barberousse de futures campagnes communes contre les intérêts de leurs voisins chrétiens.

Les Espagnols et les Portugais qui la surnommaient parfois la «Barberoussa Tetouania» essayèrent plusieurs fois de détruire sa flotte et ses ports et de prendre Tétouan. En vain. Elle eut même recours au blocus de Sebta, provoquant ainsi la rupture des relations entre cette ville et Fès.

Le sultan Ahmed al-Wattassi, qui avait le frère de Sayyida al-Horra comme beau-frère, ministre et conseiller, écrivit au roi du Portugal, Jean III, pour une médiation entre elle et le gouverneur portugais de Sebta, Don Alfonso de Noronha qui exigeait la cessation de la piraterie. En réalité, le sultan ne voulait pas d’un nouveau front au Nord alors qu’il était occupé à gérer au Sud l’avancée des Saadiens qui appelaient au djihad pour libérer les enclaves étrangères du Maroc. Elle dut accepter de faire la paix sous la pression de ses émissaires. Elle profita cependant de la présence de son frère Ibrahim à Fès dans le cercle du pouvoir pour peser sur les négociations et l’écriture des articles de l’accord de paix avec les Portugais. L’accord fut signé en 1538 quand Don Alfonso de Noronha finit par accéder à la demande de Sayyida al-Horra que Tétouan ne soit pas concernée par l’interdiction de la piraterie.

Cette volonté de laisser Tétouan libre de continuer la piraterie ou la guerre de course était pour Sayyida al-Horra un élément vital pour sa gouvernance. En effet, cela lui permettait, en parallèle du «commerce silencieux», source d’enrichissement importante qui avait cours à l’époque, d’obtenir par les expéditions avec Barberousse des revenus substantiels composés du butin des opérations de piraterie et des rançons réclamées pour les captifs. Espagnols et Portugais qui la reconnaissaient comme leur partenaire dans le jeu diplomatique étaient contraints de négocier avec elle pour la libération de leurs ressortissants capturés. Toutefois, elle était parfois obligée de libérer sans rançon les prisonniers portugais quand la prise avait lieu en dehors de Tétouan à cause du traité signé.

L’obéissance aux ordres du sultan de Fès la forçant à faire la paix avec le Portugal a eu un effet désastreux sur l’avenir politique de Sayyida al-Horra. Son attitude ne fut comprise, selon Elwahhabi, ni par les soldats, ni par les Portugais, ni par l’entourage du sultan, ni par les al-Mandri (dont son gendre) qui pensaient qu’ils avaient plus le droit au pouvoir qu’elle. Elle fut destituée en 1542 et se vit dépouillée de tous ses biens. Cette éviction du pouvoir était due au cumul de trois facteurs : son indépendance et intransigeance en tant que corsaire, la coalition ibère pour arrêter la piraterie et un complot familial ourdi par le père de son gendre al-Mandri et par son demi-frère Mohammed Ben Rachid, allié à Don Alfonso de Noronha et aux Saadiens.

Sayyida Al-Horra retourna vivre à Chefchaouen plutôt que dans son palais de Fès. Elle a dû comprendre grâce à son intelligence aigüe que la dynastie Wattasside agonisait et que l’étoile des Saadiens était en train de monter auprès du peuple. Très vite, elle fonda une confrérie religieuse ou zaouïa, qui «dispensa un enseignement religieux engagé, dominé le plus souvent par la lutte contre les Ibères et l’attachement aux valeurs menacées. À travers l’encadrement des fidèles, cette princesse déchue tenait sans doute avant toute chose à continuer la lutte qui a toujours été au cœur de son action et de ses ambitions» (Karima Benyaich).

Elle rendit l’âme en 1562. Sa tombe, sise dans la zaouïa Raïssouniya, demeure, à ce jour, un lieu de pèlerinage pour les femmes.

Ainsi se termina la vie de cette personnalité exceptionnelle et unique en son genre comme le Maroc n’en a jamais connu.

L’héritage de Sayyida al-Horra

Sayyida al-Horra restera la seule reine dans l’histoire du Maroc. Elle gouverna de son premier mariage à son éviction du pouvoir en faisant de Tétouan une petite miniature de l’administration centrale de Fès.

Une femme si puissante et si novatrice qu’elle n’a certainement pas fait l’unanimité, mais elle a conquis l’admiration et le respect de ses amis comme de ses détracteurs ou de ses ennemis par la détermination et la foi qui l’ont guidée en permanence à lutter farouchement pour le bien de son pays et contre la présence des étrangers sur son sol. Elle a déconstruit le stéréotype de la femme musulmane et a donné la preuve qu’on pouvait être une femme de pouvoir et gouverner en terre d’Islam.

Elle a légué une belle leçon de féminisme pour la parité dans l’éducation, l’instruction et l’égalité des chances. On peut retenir aussi que sa vie a été une leçon dans le domaine de la politique et du pouvoir qui est fait autant d’alliances que de pragmatisme entre les protagonistes qui mènent le monde.

Sayyida al-Horra mérite qu’on lui rende hommage et qu’on lui accorde la place qui lui revient dans l’enseignement de l’Histoire officielle.

Il est regrettable que l’Histoire n’ait retenu que sa vie de princesse guerrière, laissant le pan de sa vie privée dans l’ombre. Cela fait réfléchir sur le prix à payer quand une personne s’engage dans un combat qui la dépasse. Maîtresse de sa vie, l’a-t-elle été de son destin ?

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