Suicide des jeunes : « Le facteur numéro un est l’isolement »

 Véritable fléau, le suicide touche, officiellement, quelque 800 jeunes marocains par an. Selon les informations délivrées par l’OMS en 2017, il s’agit de la deuxième cause de décès au Maroc chez les personnes âgées de 15 à 29 ans. Alors que la pandémie de Covid a entrainé des situations d’isolement, de précarité et de détresse, cela s’est-il également traduit par une hausse des actes de suicide ? MAROC DIPLOMATIQUE s’est entretenu avec Myriam Bahri, Directrice Générale de l’association Sourire de Reda, pour mieux comprendre ce phénomène encore tabou dans notre société. Entretien.

MAROC DIPLOMATIQUE : Les cas de suicides se sont succédé dernièrement au Maroc, trois fois plus de tentatives selon certains cliniciens. Ce nombre a-t-il réellement augmenté depuis le début de la crise sanitaire ?


Myriam Bahri :
Effectivement, nous avons recueilli pas mal de données au niveau des hôpitaux, des cliniques, de la gendarmerie Royale, de la sécurité nationale, ainsi qu’au niveau de notre association, Sourire de Réda, mais il faut noter que les chiffres ne sont pas forcément consolidés, ils proviennent de sources différentes sur des périodes de temps pas forcément comparables. Les indicateurs peuvent également varier. Il y a les suicides, mais il y a aussi les tentatives de suicide ou encore les récidives. Il y a donc un amalgame de chiffres qui crée la confusion. Ajoutez à cela que les données que nous détenons se basent sur du déclaratif et sont certainement en deçà de la réalité sociale, en raison notamment de différents tabous sociétaux ou encore religieux, qui font que des morts par suicide ne sont pas déclarées en tant que telles auprès des services concernés. Avancer donc qu’il y a eu une augmentation du taux de suicide liée directement à la crise sanitaire, est compliqué. Ce que je peux vous dire en revanche, c’est qu’il y a un impact de la pandémie avec tout ce qu’elle a entrainé dans son sillage (confinement, home schooling, distanciation). En effet, le facteur numéro un dans le suicide des jeunes, c’est l’isolement. Le fait qu’ils soient coupés de toutes les personnes ressources autour d’eux et dans l’impossibilité de ventiler leur souffrance, va faire qu’ils vont la retourner contre eux en essayant, dans le cas extrême, de se donner la mort. Et nous savons que la crise de Covid a entrainé un isolement plus important des populations, y compris des jeunes.

MD : Quels autres facteurs peuvent-être aggravants dans le risque de suicide ?

– M.B : Parmi les facteurs de risques précipitants du suicide, nous avons le décès d’un membre de la famille et particulièrement lorsque le deuil en famille, qui permet de donner du sens à cette expérience, ne peut être accompli en raison des restrictions. Il y a également sa propre maladie ou celle d’un proche ou encore l’arrêt brusque d’un traitement ou d’un suivi thérapeutique par un jeune suivi par un psychologue ou un psychiatre. Or, nous savons que le confinement a entrainé des mesures précipitées, certaines personnes ont dû arrêter de façon abrupte leur traitement ou leur thérapie pour des raisons logistiques ou matérielles.

Aussi, certains jeunes vivent dans des familles où l’on pratique des abus, physiques, sexuels, verbaux. Ces jeunes, en temps normal, peuvent aller à l’école et échapper à cela l’espace de quelques heures, or durant le confinement, ils ont été confrontés à cette situation 24/24h avec des parents maltraitants, eux-mêmes en situation de détresse. Je pense également au manque d’intimité comme facteur aggravant, certains ont été confinés dans des milieux restreints, avec la fratrie, les parents, où le jeune ne peut pas se retrouver dans un espace qui lui est dédié, pour faire le vide, etc. On peut également citer le manque d’activités, un jeune a besoin d’extérioriser sa souffrance à travers des activités physiques ou artistiques. Aujourd’hui, c’est compliqué avec les différentes mesures, et encore plus durant le confinement, cela a fait que les différents exutoires qu’ils pouvaient avoir étaient limités. Enfin, un autre facteur beaucoup évoqué sur notre helpline, c’est le manque de visibilité quant à l’avenir étudiant… Vont-ils passer leurs examens ? Les valider ? Redoubler ? Pouvoir effectuer leur mobilité comme prévu ? Tout cela augmente l’effet d’angoisse et de saturation psychique qui place le jeune dans une situation plus à risque. Mais attention, cela ne veut pas dire qu’il va se suicider.

MD : Les professionnels de la santé mentale, déplorent de leur côté une hausse inquiétante du passage à l’acte ces dernières années, même avant la Covid, est-ce que vous confirmez ce constat?

– M.B : À notre niveau, nous avons une Helpline qui s’appelle Stopsilence. Il s’agit d’une ligne de soutien émotionnel, accessible à tous les jeunes du Maroc, gratuite, anonyme et confidentielle, disponible via notre page web ou l’application. Nous avons donc des statistiques liées à cette plateforme, ce qui signifie que les chiffres que nous avons, concernent une population très petite et pas forcément représentative. Mais depuis 10 ans que nous opérons via cette helpline, le taux d’appelants qui ont des idées suicidaires n’a pas changé, il est de 65%. 65% des jeunes qui nous appellent nous parlent d’idées suicidaires actuelles ou antérieures. Le pourcentage de ceux qui sont passés à l’acte est de 35%. Sur une dizaine d’années, le taux est fixe. Mais nous sommes très vigilants dans le traitement des chiffres, je ne peux pas vous dire si les jeunes marocains se suicident plus ou moins car nous n’avons pas de données consolidées. Les derniers chiffres officiels que nous avons proviennent de l’OMS et datent de 2017.

  MD : Quelle est la tranche d’âge qui vous sollicite le plus souvent à travers la plateforme Stopsilence ?

– M.B : La Helpline est disponible pour tous les jeunes à partir de 8 ans généralement jusqu’à 21 ans. Mais la tranche d’âge qui nous sollicite le plus est celle des 15-18 ans, donc les adolescents.

 MD : Ces appels concernent principalement des situations d’angoisse ou une situation conjoncturelle liée à un contexte particulier ?


M.B :
Nous avons identifié différentes causes corrélées aux appels des jeunes.Outre les problématiques familiales citées précédemment par exemple les divorces des parents, il y a également les situations liées à leur vie émotionnelle ou intime, des questionnements en rapport à leur identité sexuelle assez courants à cet âge, ou encore des problématiques liées à des situations de harcèlement ou de cyber-harcèlement de plus en plus fréquentes. Mais il est important de retenir qu’ils ne sont pas tous dans un état suicidaire. Ils peuvent parfois juste ressentir le besoin de discuter, ou être angoissés. Nous allons ensuite évaluer si le risque suicidaire est élevé ou faible et nous avons un protocole d’écoute adapté à chaque cas. Notre rôle est de venir en aide à tous les jeunes en situation de souffrance car chacune peut potentiellement être dans une situation à risque suicidaire.

 MD : Sourire de Reda a enregistré plus de 92% appels du côté de la helpline entre mars et juin 2020 par rapport à la même période en 2019. Combien d’appels en chiffres avez-vous reçus durant cette période ?

– M.B : Durant la période du confinement nous avons traité 169 ch@ts. J’exclus les appels très courts de moins de 10 minutes pour des raisons techniques par exemple. Les ch@ts durent environ une heure chacun, mais cela ne reflète pas le nombre de visites sur notre plateforme ou le nombre d’appels que nous n’avons pu traiter, par manque de moyens financiers ou humains. Ce sont des bénévoles qui travaillent sur la plateforme, il faut les recruter, les former et assurer leur supervision psychologique et cela nécessite de l’argent. En effet, nous avons beaucoup d’appels que nous ne pouvons pas prendre car nous n’avons pas la capacité humaine et financière d’y répondre. C’est aussi pourquoi nous avons mis en place d’autres canaux. Nous traitons des sollicitations par mail et réseaux sociaux, qui ont d’ailleurs connu une augmentation significative.

MD : Comme nous sommes en pleine crise économique, est-ce que la détresse financière pourrait rendre les gens vulnérables psychiquement et les pousser éventuellement à avoir des idées suicidaires ?

– M.B :  Les difficultés financières ont effectivement été détectées comme un facteur de risque notamment chez le sujet déjà fragile psychiquement, mais il aura un impact plus important sur des populations plus âgées. Là, nous sommes face à des populations plus jeunes qui sont moins impactées par ce facteur-là mais davantage par ceux cités précédemment. Par contre il faut savoir que comme il y a des facteurs de risques, il y a aussi des facteurs de protection : le lien social permet de garder espoir et de continuer à se battre pour aller mieux, il y a également la foi, et l’espoir en l’avenir de façon générale.

 MD :  Est-ce que l’absence d’un baromètre de mesure amplifie l’ampleur de ce phénomène ?

– M.B :  Nous avons besoin d’avoir un observatoire national dans la prévention du suicide, dont la fonction sera de consolider les données venant de différentes sources. Si nous voulons mettre en place des plans d’action, nous avons besoin d’informations affinées sur certains indicateurs comme le sexe, l’âge, le lieu de résidence (rural ou urbain), le moyen utilisé pour se donner la mort, ces indicateurs nous permettront de mettre en place une véritable stratégie adaptée selon la situation de la personne concernée.

Cela a été fait dans d’autres pays et ça fonctionne très bien, je pense que ce n’est qu’une question de temps pour que ça se concrétise au Maroc.

 MD : Où en sommes-nous par rapport à la stratégie de prévention ?

– M.B : Nous sommes heureux d’annoncer que la deuxième phase de la stratégie nationale de prévention du suicide a été lancée en février 2021. Sourire de Reda est et continue d’être un acteur important de cette réflexion auprès du ministère de la Santé, du ministère de l’Éducation nationale, du ministère de la Solidarité et du Développement social et de divers acteurs de la société civile en vue d’établir plusieurs priorités stratégiques, comme la restriction de l’accès à certains moyens avec lesquels les jeunes se donnent la mort, ou encore la création d’un réseau de prise en charge coordonné. Lorsqu’une ONG comme la nôtre fait sa part du travail à travers des campagnes de sensibilisation, des ateliers de prévention et une helpline, il faut que d’autres structures de soin psychologiques ou psychiatriques, des structures d’accueil, et autres organismes d’intervention et de «postvention» prennent le relais à d’autres moments. Nous ne sommes qu’un maillon de la chaine, il faut que d’autres acteurs soient intégrés au dispositif global. Les médias ont eux aussi un rôle à jouer dans la couverture responsable du suicide. Enfin, il y a la formation des éducateurs, des gardiens de prison, des policiers, qu’on appelle les sentinelles, de tous ces agents, qui ont le rôle de premier filtre, pour identifier les personnes et situations à risque.

MD : Cela fait aujourd’hui 12 ans que l’association Sourire de Reda œuvre pour la prévention du suicide, beaucoup de réalisations ont été accomplies par votre association, notamment en faveur des jeunes en détresse mentale, quelles sont les priorités aujourd’hui selon vous à l’heure où la santé mentale n’est pas tout à fait une urgence au niveau de la politique de santé ? 

– M.B : Nous avons une vraie prise de conscience aujourd’hui. Dans les écoles, avant, il nous était très difficile de parler de suicide de manière ouverte. On parlait d’autres problématiques liées à la souffrance des jeunes et on abordait le suicide au passage. Peu à peu, nous avons été plébiscités pour faire davantage d’interventions dans les écoles, des fois parce que malheureusement il y a eu des cas de suicide ou simplement parce que le personnel encadrant a eu cette prise conscience et a compris que les jeunes sont à un moment de leur vie où il y a un chamboulement psychologique et mental. La couverture médiatique sur le sujet est également plus présente, même si des fois le traitement de l’information se fait de manière anecdotique, lors d’un fait divers. Mais aujourd’hui, nous sommes sollicités plus que jamais pour en parler ouvertement. Nous avons donc bien évolué.

MD : Parmi les défis auxquels Sourire de Reda est confronté, vous évoquez, entre autres, le tabou social et religieux. Pourriez-vous nous en parler ? 

– M.B : Il y a un tabou dans les familles, dans les différentes classes sociales, à déclarer le suicide en tant que tel, à accepter qu’un jeune se soit donné la mort, et à le déclarer ouvertement dans un environnement où il peut y avoir du jugement religieux, social.

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