Tunisie: Les dix jours les plus longs pour Fakhfakh

Alors que tous les Tunisiens s’attendaient à la formation sans anicroche d’un gouvernement d’union nationale, avec l’espoir de voir s’estomper tous les problèmes qui ont été à l’origine du rejet par le parlement du gouvernement Habib Jemli, voilà que tout l’édifice qu’on a cherché à construire risque de se révéler une sorte de château de cartes.

Les propos tenus par Elyes Fakhfakh, chef de gouvernement désigné par le président Kaïs Saïed, lors de sa première conférence de presse tenue la semaine dernière risquent de remettre les compteurs à zéro.

L’espoir d’un large consensus au parlement s’est rapidement mué en incertitudes, voire même en possibilité d’aggravation de la crise politique dont le point d’orgue serait des élections législatives anticipées que certains partis n’écartent pas, ne redoutent pas.

Le mouvement Ennahdha, qui n’exclut plus aucune éventualité, est allé dans la foulée jusqu’à présenter une initiative législative au parlement pour amender la loi organique relative aux élections et référendums, proposant l’adoption d’un seuil de 5% des voix aux élections législatives pour obtenir des sièges au Parlement.

Frictions également sur le programme présenté mardi dernier par Elyes Fakhfakh aux partis politiques, jugé « vague, comportant de simples mesurettes et ne s’élevant pas à une stratégie capable d’entreprendre de grandes et courageuses réformes à même de donner une nouvelle impulsion au développement et de renforcer la confiance ».

Déception, enfin, sur le nombre de départements ministériels. Au moment où tout le monde s’attendait à un gouvernement resserré de mission, le chef de gouvernement désigné s’est contenté de garder la même configuration : 27 ministères et un secrétariat d’Etat.

Au moment où le temps presse et où il ne reste qu’à peine un peu plus d’une semaine pour Fakhfakh pour clore tous les dossiers en suspens, annoncer les noms des personnes qui occuperont les principaux portefeuilles et obtenir la confiance du parlement, les observateurs s’interrogent s’il sera en mesure d’inverser les vapeurs en sa faveur et à construire un compromis qui sauvera la mise et évitera au pays de se fourvoyer dans des élections législatives anticipées dans un pays condamné à continuer à confier la gestion de ses affaires à un gouvernement provisoire démotivé.

Ils se demandent aussi sur la capacité de Fakhfakh d’éteindre le torchon qui brûle entre Ennahdha, « Qalb Tounes » et d’autres petites formations politiques (Afek Tounes et Machrou Tounes) qui ont crié leur colère et leur désappointement des intentions du chef de gouvernement désigné, qui a cru bon rappeler que le soutien politique du futur gouvernement repose essentiellement sur les partis qui ont voté lors du second tour de l’élection présidentielle de septembre 2019 en faveur des valeurs défendues par le président Kaïs Saïed.

Selon ces partis, cette déclaration, dont il a, peut-être, mal mesuré l’impact, implique de facto la mise à l’écart de « Qalb Tounes » (38 sièges au parlement) devenu par la force des choses l’allié stratégique d’Ennahdha.

Des propos qui ont été rapidement considérés comme un « dérapage dangereux » voire même une « violation de la Constitution » puisque a-t-on tenu à rappeler au futur locataire de la Kasbah (siège de la présidence du gouvernement), qu’il doit plutôt « chercher la légitimité de son gouvernement dans le Parlement et non pas au Palais de Carthage (siège de la présidence de la République) ».

Résultat : Un profond malaise règne et beaucoup de flou. L’espoir né il n’y a pas longtemps risque d’être vite déçu et la vie du prochain gouvernement est en sursis, à moins d’un compromis obtenu à l’arraché.

Les tractations engagées par Elyes Fakhfakh avec le président du mouvement Ennahdha, Rached Ghannouchi, dans la nuit de mardi à mercredi, traduisent un embarras et une crainte réelle de voir le processus initié par le Président Saïed aboutir à une voie sans issue.

Ces tractations tendent, surtout, à mettre un terme à l’animosité qui est en train de s’installer entre le Président de la République et le président du parlement afin que les partis qui possèdent les clefs pour le passage du prochain gouvernement ne se voient contraint à utiliser toutes leurs armes.

En effet, en collant l’étiquette de « gouvernement du président », des partis politiques ont tiré la sonnette d’alarme sur le risque de dérapage du pays d’un système parlementaire atténué, confiant au président de la république de prérogatives limitées à un « système présidentialiste ».

Les réactions des différents partis politiques engagés dans le processus ne se sont pas faites attendre. Si les partis « Attayar » de Mohamed Abbou et « Echaab » qui forment le bloc démocratique (41 sièges au parlement) semblent satisfaits, jugeant positivement la démarche initiée par le chef de gouvernement désigné, Ennahdha (54 sièges), « Qalb Tounes » (38 sièges) et le bloc de la réforme nationale (15 sièges) ont tiré à boulets rouges sur Elyes Fakhfakh qui, à leurs yeux, cherche plutôt à écarter du jeu des partis que d’unir toutes les forces politiques.

Le conseil de la Choura du mouvement Ennahdha, réuni dimanche dernier, a exigé que les concertations doivent concerner tous les blocs parlementaires afin de garantir un appui politique important et de parvenir à la formation d’un gouvernement d’union nationale à caractère social.

Selon beaucoup d’analystes, ce qui intrigue le plus c’est la recommandation de ce conseil au bureau exécutif d’Ennahdha : « d’être prêt à toutes les éventualités, notamment, la tenue d’élections anticipées ».

Dans ce sens, le parti « Qalb Tounes » a dénoncé son exclusion dans le processus de formation du gouvernement. Oussama Khlifi, l’une des figures de ce parti soutient que « la qualité de chef de gouvernement est une légitimité qui ne peut s’acquérir que par le passage au Parlement », soulignant au passage que la plupart des partis semblent rejeter Fakhfakh et rejeter l’exclusion qu’il adopte.

Le chef du bloc parlementaire de la Réforme nationale, Hassouna Nasfi a, quant à lui, affirmé que M. Fakhfakh était en train de reproduire les mêmes erreurs que son prédécesseur Habib Jemli en excluant certaines composantes politiques.

M. Nasfi considère qu’en écartant « Qalb Tounes » et le Parti Destourien Libre (PDL) des concertations, Elyes Fakhfakh ne fait que répartir ses 90 élus entre opposition et gouvernement.

De son côté, « Machroû Tounes » a exhorté Elyes Fakhfakh à réviser la démarche de la formation de la coalition gouvernementale autour d’un programme réformateur loin de toute « discrimination ou exclusion ».

Dans ce tumulte, le coup d’envoi donné, mardi dernier, aux réunions des commissions communes des partis et blocs parlementaires concernés par les concertations autour de la formation du gouvernement semble mal parti.

Ces réunions portent essentiellement sur le document de référence de l’action gouvernementale. Le document en question, intitulé « le gouvernement de la clarté et du rétablissement de la confiance », comporte cinq axes qui concernent les fondements de l’action gouvernementale et son approche, les mécanismes de leur exécution, les priorités économiques et sociales ainsi que la démarche de la composition du gouvernement ».

Ce document est considéré comme un point de départ des concertations afin de parvenir à un document synthétique contenant les grandes réformes.

Pour de nombreux analystes, ce document reste vague et ne peut constituer à proprement parler une feuille de route capable de fédérer toutes les familles politiques ni de conférer au futur gouvernement la force et la capacité de conduire les réformes essentielles, de restaurer l’autorité de l’Etat, de booster l’économie ou d’atténuer les tensions sociales.

Les principes généraux, les priorités gouvernementales, les mécanismes de fonctionnement du gouvernement contenus dans ce document soumis aux différents partis politiques ont dégagé une sorte de goût d’inachevé, le sentiment d’une certaine improvisation plus que toute autre chose.

D’ailleurs, « Qalb Tounes » a mis en garde contre « le danger du contenu du document de référence de l’action gouvernementale ».

En effet Elyes Fakhfakh a appelé les partis à valider une loi exceptionnelle lui permettant de gouverner par ordonnances sans passer par le Parlement au cours d’une période déterminée, souligne le parti de Nabil Karoui, alertant contre « toute tentative de violation de la Constitution et de l’autorité du Parlement ».

En attendant la fin de ces concertations, Elyes Fakhfakh est contraint de vivre, dans l’expectative, les dix jours les plus longs de sa carrière politique.

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