Tunisie : une crise migratoire à vif, entre précarité extrême et crispation politique

Depuis plusieurs mois, la Tunisie est confrontée à une crise migratoire d’une ampleur inédite. Sur les routes poussiéreuses de Sfax, Jebeniana ou El Amra, des centaines de migrants subsahariens vivent dans des conditions de dénuement absolu. Sans accès aux soins, exposés à l’insécurité et privés de tout moyen de subsistance, ces exilés survivent à la marge, dans l’ombre d’un pays lui-même en proie à de profondes difficultés économiques. Leur présence croissante alimente un climat de tension, exacerbé par un discours politique de plus en plus inflexible.
Dans ce contexte délétère, la question migratoire n’est plus seulement humanitaire. Elle est devenue un enjeu politique de premier plan, instrumentalisé au nom de la souveraineté nationale, mais aussi source de frictions avec les partenaires internationaux de la Tunisie, notamment européens.
C’est dans ce climat tendu que le président Kaïs Saïed a reçu, lundi 5 mai 2025, la directrice générale de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), Amy Pope. À l’occasion de cet entretien tenu au Palais de Carthage, le chef de l’État tunisien a tenu à réaffirmer, sans ambages, la ligne dure qu’il défend depuis des mois. La Tunisie, a-t-il martelé, « ne saurait être une terre de passage ni un territoire d’installation pour les migrants en situation irrégulière ». Pour Kaïs Saïed, le phénomène migratoire ne relève pas du hasard. Il serait le fruit d’un vaste système criminel transnational, mêlant traite des êtres humains, trafic d’organes et exploitation de la misère humaine, opérant tant sur le continent africain que sur la rive nord de la Méditerranée.
Avec des mots pesés mais accusateurs, le président tunisien a décrit une organisation « préméditée » derrière les flux migratoires. « Personne ne peut croire, a-t-il déclaré, que des milliers de personnes parcourent des milliers de kilomètres à pied, parmi elles des femmes, des femmes enceintes ou portant des nourrissons, pour être dirigées vers des localités précises en Tunisie sans qu’il y ait une logistique criminelle derrière tout cela. »
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Sur le fond, Kaïs Saïed a tenu à défendre l’action de son gouvernement, souvent critiquée à l’international pour ses expulsions forcées et ses refoulements informels. Il a assuré que les autorités tunisiennes avaient toujours agi dans le respect du droit humanitaire et des valeurs morales. Évoquant les opérations d’évacuation menées dans plusieurs camps informels, il a insisté sur le fait que les conditions de vie des migrants n’étaient « pas moins misérables » auparavant. Pour lui, le drame migratoire actuel s’inscrit dans un déséquilibre global plus vaste, celui d’un ordre économique mondial inique. « Ce système broie les peuples et pousse les plus vulnérables à l’exil. La Tunisie en souffre elle aussi. Elle en est une victime parmi d’autres », a-t-il souligné.
Attaché à l’identité africaine de son pays, Kaïs Saïed a rappelé que la Tunisie a toujours défendu l’idéal d’une Afrique maîtresse de son destin, riche de ses ressources au bénéfice de ses propres peuples. Il a repris un slogan qu’il affectionne : « Une Afrique pour les Africains ».
Au cours de l’entretien, il a appelé l’OIM à renforcer ses actions sur le terrain. Il a notamment plaidé pour une intensification des efforts visant à favoriser le retour volontaire des migrants dans leur pays d’origine, accompagnés d’un soutien financier adapté pour leur permettre de se réinsérer dignement. Autre demande formulée par le président : la mise en œuvre d’une coopération renforcée pour retrouver la trace de nombreuses personnes portées disparues, dont aucune information n’a filtré depuis leur tentative de traversée, ni en mer ni sur terre.
Le président tunisien a exprimé une lassitude à peine voilée. « La Tunisie a fait tout ce qu’elle pouvait. Elle a assumé, seule, une charge disproportionnée. Mais il n’est plus possible que cela continue ainsi. » Il a appelé de ses vœux à la construction d’un « nouvel ordre humanitaire mondial », débarrassé des logiques de prédation qui, selon lui, n’ont produit que famines, conflits et migrations forcées.
Alors que la pression migratoire ne faiblit pas et que les critiques internationales s’accumulent, le pouvoir tunisien semble plus que jamais déterminé à faire de cette crise un levier de souveraineté. Mais à quel prix pour les droits fondamentaux des exilés ? C’est toute l’ambiguïté d’une posture politique qui, sous couvert de protection nationale, contribue à renforcer la vulnérabilité de ceux qu’elle prétend encadrer.