Une clef pour comprendre le Maroc : Mohammed VI de Charles Saint-Prot

Charles Saint-Prot, aidé en cela par Zeina el Tibi, s’est attelé à une tâche délicate : celle de faire une synthèse des vingt premières années de règne du roi du Maroc Mohammed VI, monté sur le trône le 23 juillet 1999.

Quand on connaît l’ampleur de l’évolution du Royaume chérifien durant ces deux décennies, avec les différents chantiers engagés qui peuvent sembler aller dans toutes les directions, de l’énergie aux droits de l’homme, de la réforme constitutionnelle aux grandes infrastructures, des partenariats internationaux à la réforme du statut de la femme, on se dit que l’exercice était délicat.

Mais justement, dans leur ouvrage Mohammed VI ou la monarchie visionnaire (éd. du Cerf),  les auteurs ont choisi de replacer l’ensemble dans un cadre plus vaste encore, en nous donnant comme guide, comme fil rouge de la démonstration de la cohérence des politiques menées, le concept de monarchie nationale. En ce sens, ce n’est donc pas un hasard s’ils utilisent le terme de « vision » pour présenter les différents domaines d’évolution de la politique marocaine : un monarque a effectivement pour lui la durée, et peut ainsi s’engager sur un long terme qui reste parfois peu visible à des politiques qui sont contraints par des échéances électorales parfois très rapprochées. Encore faut-il, bien sûr, qu’il dispose de bases sur lesquelles s’appuyer pour mener à bien son projet.

Or Charles Saint-Prot, qui n’ignore pas que la politique d’un État reste façonnée par quelques grandes constantes, nous démontre que ces lois de la politique nationale marocaine sont clairement définies depuis des siècles : ce sont la défense d’un islam modéré ; l’indépendance et la souveraineté du pays ; son intégrité territoriale, de Tanger à la frontière mauritanienne ; enfin la place spécifique du Royaume comme zone de transition, d’une part, entre l’Afrique du Nord et l’Europe, et, d’autre part, entre l’Afrique du Nord et le reste du continent, par-delà cet autre océan qu’est le Sahara. C’est sur ces bases, et autour de ces éléments que résume la devise du pays, « Dieu, la nation, le Roi », que la monarchie de Mohammed VI a pu répondre sans se renier aux défis de la modernité.

La monarchie marocaine s’est ainsi montrée particulièrement résiliente face aux tourmentes de ce qu’on appelait de manière sans doute excessive les « printemps arabes », qui ont en fait causé de véritables traumatismes aux États qui les ont connus. Déjà engagé dans la voie des réformes – celle notamment de la « régionalisation avancée » -, le souverain a alors seulement choisi de les accélérer, organisant en 2011 une révision de la Constitution qui sera adoptée par référendum. Avec un texte qui a la sagesse de ne pas bouleverser les grands équilibres entre pouvoirs, mais qui affirme – ou affine – un certain nombre d’éléments touchants notamment aux libertés individuelles, à la protection des droits et à la protection d’une identité pluraliste marocaine. Sans vouloir importer un modèle étranger, le Maroc continuait donc de développer son propre modèle politique original, ce qui est somme toute assez naturel pour un État dont on rappellera qu’il date de plusieurs siècles.

Bon connaisseur de l’islam, Charles Saint-Prot insiste aussi longuement sur la place particulière de la dimension religieuse pour structurer cet État profondément musulman qu’est le Maroc. En effet, le roi qui est « Amir al Mouminine », c’est-à-dire Commandeur des croyants, et au nom duquel la prière est dite au Maroc et dans un bon nombre de pays africains, veille à promouvoir un islam malikite modéré – que ce soit avec l’administration des oulémas ou par la création d’un Institut de formation des imams auquel viennent des religieux étrangers. Au moment où se diffuse un islam sectaire et tandis que les tenants de la vision de l’islam politique des Frères musulmans s’infiltrent dans les rouages des sociétés, l’approche marocaine et sa diffusion dans la zone sahélienne est indispensable. On  rappellera d’ailleurs à ce sujet que le Royaume mène une politique antiterroriste adaptée et collabore de manière très efficace sur ce plan avec les services occidentaux.

Sur le plan social, le Maroc connaît bien entendu certains des problèmes sous-jacents à l’ensemble de la région, avec une société jeune, et donc le défi d’intégrer une partie de cette jeunesse au monde du travail. Mais la situation marocaine n’est en rien comparable avec celle de ses voisins. D’abord, parce que le développement marocain n’est pas fondé sur l’exploitation d’une richesse naturelle – même si, effectivement, l’exportation des phosphates jour un rôle important -, mais sur une politique globale et particulièrement diversifiée, attentive à saisir les nouvelles opportunités : une agriculture aux débouchés européens, de grandes infrastructures portuaires permettant de profiter des flux maritimes, des zones franches accolées à ces infrastructures où investissent des industriels internationaux, sens compter le développement des services. Enfin, les efforts du souverain pour faciliter le développement de la condition féminine sont soulignés par Charles Saint-Prot et Zeina el Tibi.

La vision à long terme qui sous-tend cette émergence est manifeste si l’on relève, à la suite de Charles Saint-Prot, l’énorme effort accompli en termes d’infrastructures – route, chemin de fer, dont une ligne à grande vitesse, électrification, eau potable, assainissement, construction de logements pour répondre à l’augmentation de la population et à son urbanisation. Des investissements lourds, au détriment de certaines aides, mais le Maroc a fait ce pari pour assurer, d’une part, le désenclavement de certaines zones, et, d’autre part, la diversification de son économie. Ne possédant pas de ressources énergétiques fossiles, il a dans le même temps promu les énergies renouvelables – éolien, centrale solaire -, comme il a multiplié le nombre de ses barrages, plus essentiels que jamais pour l’irrigation alors que le climat évolue. Particulièrement sensible d’ailleurs à ce changement climatique, le Maroc s’est investi dans le dossier de la protection de l’environnement et veille à une planification cohérente. Dans tous ses domaines, il s’agit en tout cas toujours d’appliquer cette politique à long terme qui valorise le fonds marocain et tient compte des spécificités locales, par un arbitrage dans lequel Charles Saint-Prot voit à juste titre une des dimensions de la monarchie.

Quant à l’approche nationale, la nation marocaine, nous l’avons dit, est une nation enracinée dans des siècles d’histoire, à la différence de bien des constructions africaines modernes, nées des découpages aberrants des colonisateurs. Pour autant, le Maroc porte un stigmate de la décolonisation, à cause de la lenteur mise par l’Espagne à restituer au Royaume les territoires qu’elle avait sous son contrôle, et notamment les territoires du Sud, les provinces du Sahara. En est né un contentieux avec la création d’une entité séparatiste, le Polisario, soutenue par le voisin algérien et, jadis, le bloc communiste. Le Maroc, qui porte une politique de décentralisation avancée, a proposé, pour résoudre la question, un plan d’autonomie que l’ONU considère comme sérieux et crédible. Il serait effectivement temps d’en terminer avec un dossier qui génère un blocage de la coopération possible dans le cadre de l’Union du Maghreb arabe et en pénalise tous les membres, de la Mauritanie à la Lybie.

Par ailleurs, le Maroc est pleinement présent sur la scène internationale. Solide allié de la France, bénéficiant d’un statut privilégié avec l’Union européenne, le Royaume a réintégré l’Union africaine, dont il s’était séparé un temps, quand cette organisation avait accueilli en son sein le front Polisario. Il collabore ainsi à de nombreux projets engagés notamment en Afrique de l’Ouest, par exemple dans les domaines des télécommunications et bancaire, dans le développement agricole ou dans des projets de protection environnementale. L’idée est de permettre une coopération Sud-Sud dont le Roi Mohammed VI est l’ardent défenseur.

En refermant l’ouvrage de Charles Saint-Prot, on constate combien les lois de la politique sont les mêmes chez de vieilles nations comme peuvent l’être la France et le Maroc, ce qu’avait bien senti Hubert Lyautey qui travailla à protéger la monarchie et l’identité marocaines. L’enracinement dans l’histoire et l’identité d’un pays, conjugué avec cette permanence qu’offre le lien monarchique, permet la cohérence d’une politique sur le long terme, une cohérence plus indispensable que jamais quand il s’agit de permettre une émergence. Cette approche traditionnelle sous-tend les projets essentiels pour l’avenir de cette communauté marocaine dont les auteurs nous font découvrir avec talent les rouages profonds, en lui permettant de rester fidèle à elle-même. Une leçon de politique.

Christophe Boutin

Professeur agrégé de droit public

Charles Saint-Prot, avec la collaboration de Zeina el Tibi, Mohammed VI ou la monarchie visionnaire, éditions du Cerf, 346 pages.

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