Les petites bonnes entre loi dénigrante et réalité amère
Par Yasmine Khayat
La fillette peine à faire avancer un chariot qui déborde. Elle l’abandonne, de temps à autre, pour courir derrière des enfants remuants, qui se faufilent entre les rayons du supermarché et lui filent malicieusement d’entre les doigts. Madame est occupée au téléphone. Elle parle sans doute à une voisine de l’air du temps ou du parfum éponyme que son cher et tendre époux lui a offert pour son anniversaire. Personne ne prête attention à ce spectacle affligeant. Elle apostrophe la fillette pour lui intimer d’un air peu amène de faire plus attention à sa progéniture. L’incriminée ne doit pas dépasser les douze ans, cela ne semble déranger personne, ça fait partie du paysage.
Ailleurs on débat du texte gouvernemental sur les petites bonnes : embauche interdite avant seize ans. Scandale! crient les associations, et le respect de l’enfance ? Et la scolarité de ces filles ? Pas question, pas avant dix-huit ans !
Essoufflée, la fillette pousse toujours le chariot qui ne finit pas de s’alourdir. Je ne peux manquer de penser aux travaux forcés, mais je suis sans doute hors sujet. Elle a juste l’âge pour jouer et peut-être lire un conte si elle en a l’occasion, mais elle pousse ce maudit chariot que sa maîtresse ne finit pas de bourrer. Elle ne pense pas, elle est juste peinée de pousser. Elle ne sait pas que des gens débattent d’elle ailleurs. Elle n’a pas idée du texte en question ni du débat, ses parents non plus. Elle les verra à la prochaine fête, mais ils discuteront surtout d’argent, pas de mariage, elle n’a pas ses règles encore, sa mère a vérifié la dernière fois lorsqu’elle a ressenti des douleurs, c’était rien, juste des crampes.
Regards divergents, temps historiques décalés
Parvenus à la Caisse du supermarché, la fillette est toujours là, elle veille à vider le chariot pour le remplir à nouveau après le règlement. La « patronne » a toujours le téléphone collé à l’oreille, c’est à peine si un ou deux clients sont intrigués, les autres, des maîtresses de maison pour la plupart, sont pressées, la rupture du jeûne n’est pas loin, il faut faire vite. Je m’interrogeai sur le degré d’humanité des regards en présence et je me rendais compte que le regard est une culture, qu’il porte en lui une façon d’être dont naît un jugement. Je suis scandalisée, mais ça ne change rien à l’affaire, les gens autour de moi ne le sont pas. C’est comme si nous ne vivions pas les mêmes temps historiques et du coup n’éprouvons pas les mêmes ressentis. Ce sont des femmes elles-mêmes, avec leurs conjoints, qui exploitent de telles fillettes en bas-âge, ni les uns ni les autres ne semblent gênés par un tel état de choses.
Une société plus qu’inégalitaire, fragmentée
Ces temps historiques décalés ne sont pas le simple produit de formations culturelles différentes, dont l’une serait moderne et l’autre traditionnelle. Ils sont d’abord le produit d’un décalage spatial et économique. Les ménages ruraux, formés dans leur majorité de paysans pauvres, voient leurs enfants exclus très tôt de l’école qui, vu leur indigence, ne saurait représenter un enjeu intéressant. Ils sont alors acculés à « louer» leurs enfants en ville pour une rentrée de liquide plus sûre. La forte fécondité dans ces milieux, s’explique d’abord par l’investissement que représente l’enfant, comme force de travail et source de gain. Nous sommes donc loin, dans ces parages, de considérations humanitaires, la nécessité faisant loi. Il faut bien vivre, et la seule façon de le faire quand on n’a pas de terres, pas d’écoles, pas d’avenir, c’est de fructifier le seul capital que consent la nature : sa progéniture ! Le rapport à l’enfant prévalant ici n’a rien à voir avec celui des classes moyennes urbaines ou celui des quartiers huppés.
La loi du parlement et la loi d’airain
J’ai beau compatir en voyant la fillette du supermarché, ni elle, ni ses proches, ne sont du même avis que moi. Nous ne sommes pas dans les mêmes dispositions, du fait même que nous appartenons à des temps historiques différents. C’est le cas aussi du législateur et des associations qui défendent la cause des petites bonnes. La loi est nécessaire, elle se doit d’être humaniste pour traduire les bonnes dispositions, les bonnes intentions de l’élite quant au vécu malheureux des jeunes filles et des moins jeunes en question. Cela fait partie des enjeux à venir, du projet d’une société soucieuse de tous ses membres.
Mais, en aucun cas, ces bonnes intentions ne doivent nous faire oublier que sur le terrain, la situation est très difficile et que c’est là qu’il est urgent d’agir, en veillant à pourvoir du nécessaire ces ménages misérables qui produisent les petites bonnes. La solution est certes dans le réaménagement de la loi, mais elle est surtout dans l’amélioration des conditions d’avenir des démunis. Sans cela on aura beau voter ce qu’on veut, le temps historique décalé sera encore là et les inégalités flagrantes avec.