L’Europe et le monde arabe : vers un partenariat stratégique
Pr. Bichara KHADER*
Depuis l’entrée en vigueur du Traité de Rome (1957), instituant la communauté économique européenne, la jeune CEE s’est empressée de signer des accords commerciaux avec les pays arabes du Sud (1958-1972), avant d’élaborer une série de politiques, dites euro-méditerranéennes : politique globale méditerranéenne (1972-1992), politique méditerranéenne rénovée (1992-1995), partenariat euro-méditerranéen (1995-2004), politique européenne de voisinage (depuis 2004) et Union pour la Méditerranée (depuis 2008). Outre ces grandes politiques, on a vu le lancement d’initiatives sous-régionales, notamment le Forum des Pays de la Méditerranée occidentale, mis sur pied en 1990, et devenu, plus tard, le Groupe 5+5, Forum méditerranéen créé en 1994, dialogue Otan-Méditerranée mis en place en 1994, et accord de coopération UE-Conseil de Coopération du Golfe (1989).
J’ai dressé le bilan de toutes ces politiques dans une dizaine d’ouvrages, notamment « La Méditerranée : géopolitique de la proximité » « L’Europe pour la Méditerranée », et « L’Europe et le Monde arabe : une évaluation critique des politiques européennes » (en langue arabe). Et, à vrai dire, ce bilan a été, dans l’ensemble mitigé, pour ne pas dire décevant.
S’il y a bien eu une politique de diplomatie multilatérale, aboutie et couronnée de succès, cela a été le dialogue euro-arabe, lancé en 1974, et, définitivement, mis sous le boisseau en 1990.
Mais s’il y a bien eu une politique de diplomatie multilatérale, aboutie et couronnée de succès, cela a été le dialogue euro-arabe, lancé en 1974, et, définitivement, mis sous le boisseau en 1990. Depuis lors, l’UE n’a plus traité avec le monde arabe dans sa globalité, préférant s’engager dans des politiques méditerranéennes, intégrant certains pays arabes et Israël, ou des coopérations avec des regroupements régionaux tels que l’Union du Maghreb Arabe (UMA) ou le Conseil de Coopération du Golfe (CCG). Sans minimiser l’importance de ces coopérations sous-régionales, je crois que le moment est venu de repenser la relation euro-arabe de fond en comble et de mettre en place un partenariat stratégique euro-arabe. Ce sera l’objet du premier sommet UE-Ligue des Etats Arabes prévu fin février 2019, sauf anicroche de dernière minute.
Le dialogue euro-arabe : un exercice de diplomatie multilatérale
C’est la guerre d’octobre 1973 et le premier choc pétrolier (la même année) qui en sont les catalyseurs. En effet, le quadruplement des prix pétroliers et l’embargo imposé par les Etats arabes à l’encontre de certains pays européens ont eu pour effet de démontrer la dépendance de l’Europe des pays arabes et sa vulnérabilité face aux crises proche orientales liées au conflit israélo-arabe. Forts de leur fierté retrouvée, les pays arabes veulent faire comprendre à l’Europe la centralité, à leurs yeux, de la question palestinienne. Ce sont donc eux qui prennent l’initiative du dialogue : cela transparaît dans la « Déclaration à l’intention de l’Europe occidentale » publiée lors du Sommet arabe d’Alger, le 28 novembre 1973.
Forts de leur fierté retrouvée, les pays arabes veulent faire comprendre à l’Europe la centralité, à leurs yeux, de la question palestinienne
Les 9 pays européens de la CEE, réunis à Copenhague (10-14 décembre 1973) donnent leur aval au lancement du dialogue. Mais les priorités des deux parties sont différentes : pour la partie arabe, il s’agit de s’assurer l’appui de la CEE dans la recherche d’une solution juste du conflit israélo-arabe qui a déjà donné lieu à 4 guerres meurtrières (1948, 1956, 1967, 1973) et dont la perpétuation hypothéquait leur développement, menaçait leur stabilité et leur sécurité, alimentait des rancoeurs tenaces, et servait de terreau pour des mouvements radicaux. Pour la partie européenne, les priorités sont d’un autre ordre : s’assurer des approvisionnements pétroliers dont l’Europe avait grand besoin, avoir un accès privilégié aux marchés arabes, et bénéficier du recyclage des pétrodollars dans ses banques et ses industries, en somme, il s’agit d’éviter un effondrement économique.
Le dialogue démarre en 1974, avec une commission générale et des comités spécialisés. Le climat entre les pays arabes est apaisé et plutôt euphorique. Les 9 pays européens connaissent des tensions notamment concernant la participation de l’OLP. La formule de Dublin permet de surmonter cet écueil : il est décidé que le dialogue n’est pas entre Etats européens et Etats membres de la Ligue des Etats Arabes (dont l’OLP est membre à part entière) mais bien un dialogue de groupe à groupe, ce qui permet à des représentants palestiniens de faire partie du Groupe Arabe. Et de fait, le représentant palestinien dans le dialogue euro-arabe, qui n’est autre que mon frère Naïm Khader, a été la cheville ouvrière du dialogue, ayant gagné la confiance et l’amitié de nombreux commissaires et ministres européens.
Entre 1974 et 1980, tous les objectifs du dialogue euro-arabe sont atteints : l’Europe a adopté une position claire et sans ambiguïté sur la question palestinienne, condamnant l’occupation israélienne, reconnaissant les droits du peuple palestinien à l’autodétermination, et appelant de ses voeux à des négociations avec la participation de l’OLP (Déclaration de Venise le 15 juin 1980). Pour ce qui est des objectifs de l’Europe, -énergie, marché, recyclage- tous ont été largement atteints : l’Europe est devenue le premier partenaire commercial du Monde arabe, 40 % des pétrodollars ont été recyclés dans les marchés européens, et il n’y a pas eu un seul embargo pétrolier depuis 1974.
Aujourd’hui, avec la modification de la donne géostratégique, l’intérêt de l’UE lui commande de soutenir l’intégration régionale arabe
Était-ce un marché donnant-donnant ? Pas vraiment. La CEE avait déjà, depuis le Document Schuman de 1971, pris la mesure du danger que recèle la perpétuation du conflit israélo-arabe sur la stabilité régionale du Proche-Orient et sur sa propre sécurité
Comme l’on pouvait s’en douter, le dialogue euro-arabe suscite la colère des Etats-Unis et le courroux d’Israël. Kissinger était furieux parce que la CEE ne l’a pas consulté au préalable, et menaçait de tuer ce dialogue dans l’oeuf. Tandis que le premier ministre israélien, Shamir, y voyait un basculement pro-palestinien de l’Europe et promettait de jeter la Déclaration de Venise dans la poubelle de l’histoire. Le 1er juin 1981, un an après cette Déclaration, mon frère Naïm, premier représentant de l’OLP à Bruxelles, est assassiné devant la porte de son domicile.
Le dialogue euro-arabe est interrompu. Plusieurs facteurs y contribuent, notamment, la mise au ban de l’Egypte, suite aux accords de Camp David (1979), la guerre entre l’Irak et l’Iran (1980-1989), l’invasion israélienne du Liban (1982), mais aussi l’arrivée au pouvoir, en Grande-Bretagne, de Margaret Thatcher et, aux Etats -Unis, de Ronald Reagan ainsi que les discussions portant sur l’architecture européenne. Le dialogue euro-arabe est relégué à l’arrière-plan.
La chute du Mur de Berlin (1989), l’implosion de l’URSS (1991) et la perspective d’unification allemande bouleversent la donne géopolitique en Europe et remettent à l’ordre du jour le rôle nouveau de l’Allemagne dans la « Mittel Europa », mais aussi le poids dont elle disposerait, désormais, au sein de la Communauté. La France tente de contrebalancer l’ouverture de l’Allemagne aux pays de l’Est, en convoquant à Paris (le 22 décembre 1989) une nouvelle Conférence euro-arabe. A l’ouverture de la Conférence, le président Mitterrand déclare que « le dialogue euro-arabe s’est enlisé depuis 6 ans. C’est pourquoi j’ai souhaité le sortir de l’ornière… ». Les Etats Arabes accueillent l’initiative avec enthousiasme, d’autant que le climat interarabe est, à nouveau, à la détente (création de l’Union du Maghreb arabe, en février 1989, et réintégration de l’Egypte dans le giron arabe en 1989). Le dialogue euro-arabe redémarre sous de bons augures. Malheureusement, l’occupation des troupes de Saddam Hussein de l’Emirat du Kuweït lui assénera un coup fatal.
L’UE relance des Politiques Euro-méditerranéennes
Pour comprendre la nouvelle orientation méditerranéenne de la politique européenne, à partir de 1990, il faut la situer dans le contexte mondial, régional et local, marqué par une série d’événements, de nature diverse : implosion de l’URSS (1991), crise algérienne (à partir de 1992), développement de l’Islam radical avec Al-Qaida en Afghanistan et le FIS en Algérie, Conférence de paix israélo-arabe (octobre 1991), Processus d’Oslo (1993) ouverture des négociations en vue de l’adhésion des pays de l’Europe centrale et orientale. Tous ces événements forcent l’UE à centrer son attention sur ses flancs de l’Est et du Sud. L’UE, focalisée, début 1990, sur la réunification allemande et son élargissement à la Suède, la Finlande et l’Autriche, redécouvre, dans toute leur acuité, les conséquences négatives d’un déficit de développement en Méditerranée, d’une marginalisation durable de la zone et décide, dès lors, de proposer, d’abord, un partenariat Europe-Maghreb ( 1992), transformé après les accords d’Oslo en Partenariat euro-méditerranéen (Novembre 1995), incluant 8 pays arabes et Israël en plus de Chypre, Malte, et la Turquie. L’objectif était de créer en Méditerranée une zone de libre-échange, de paix et de sécurité. Comme l’on sait, cette politique a été remplacée, en 2004, par la Politique Européenne de Voisinage (PEV). Mais, alors que cette politique était en cours, Nicolas Sarkozy annonce, en 2007, la mise en place d’une Union Méditerranéenne, devenue, par la suite, en 2008, Union pour la Méditerranée (UpM), comprenant 43 pays – tous les pays de l’UE et certains pays arabes méditerranéens.
Seule une politique arabe de l’Europe peut être efficace et générer un soutien des opinions publiques à la fois arabes et européennes.
Ce n’est pas le lieu de faire le bilan critique de toutes ces politiques. Si je les mentionne ici, c’est parce que la dimension arabe a disparu, à un moment où l’Europe doit repenser sa relation avec le monde arabe dans son ensemble.
Pourquoi une politique arabe de l’Europe ?
Avec la sortie annoncée de la Grande Bretagne, l’Europe a, aujourd’hui, une population de 440 millions d’habitants. En face d’elle, il y a, aujourd’hui, 400 millions d’arabes et bientôt, avant 2030, près de 500 millions d’arabes. C’est un potentiel démographique considérable à peine inférieur à celui de la Chine (1300 millions).
Intégré économiquement, animé de visions partagées, s’appuyant sur une seule langue, doté d’institutions communes et d’instruments assurant des politiques de convergence entre ses parties, le monde arabe pourrait devenir non une arrière-cour, mais un partenaire fiable, démocratique et prospère. Le contraire serait un émiettement en entités politiques rivales, poursuivant des stratégies individuelles, sans aucune garantie de pouvoir, dans des contextes étriqués, relever tous les défis, avec les conséquences dramatiques à l’intérieur du monde arabe en termes d’aggravation du chômage, du pourrissement de la situation et d’instabilités multiples, et en Europe même, en termes de développement des filières mafieuses d’immigration clandestine, d’agitations sociales, voire de terrorisme transnational.
Aujourd’hui, avec la modification de la donne géostratégique, l’intérêt de l’UE lui commande de soutenir l’intégration régionale arabe. Le morcellement actuel du monde arabe contribue à faire douter de son existence et de la pertinence même du concept de « l’arabité ». Par le passé, l’unité du monde arabe, voire son intégration économique, étaient perçues comme une menace pour les intérêts européens. Cette vision empêchait de percevoir le potentiel de stabilité et de prospérité qu’induisait pour l’Europe un voisinage arabe sûr de lui-même, confiant dans son avenir, réconcilié avec son passé, et offrant à sa jeunesse une autre perspective que le chômage chronique, le martyr ou l’exil.
En effet, le monde arabe existe bel et bien, même si, échaudés par les échecs répétés d’unions avortées, les populations arabes semblent, aujourd’hui, se résigner à un sentiment de doute quant à la traduction de l’existence de la condition arabe en une exigence de rassemblement.
Intégré économiquement, animé de visions partagées, s’appuyant sur une seule langue, doté d’institutions communes et d’instruments assurant des politiques de convergence entre ses parties, le monde arabe pourrait devenir non une arrière-cour, mais un partenaire fiable, démocratique et prospère.
Ce doute est compréhensible quand on observe le spectacle affligeant de divisions et d’éparpillements. Mais n’est-ce pas là une raison suffisante pour un sursaut éthique, politique et économique ? L’histoire récente de l’Europe doit être une source d’inspiration. Ayant enterré la hache de guerre, l’Europe est, aujourd’hui, la région la plus intégrée au monde. Il n’y a, dès lors, aucune fatalité que les arabes continuent à se tourner le dos.
Je ne dis pas cela pour mettre au goût du jour un nationalisme arabe sentimental un peu suranné. Mais pour dire que l’Europe élargie aura dans son voisinage immédiat un demi-milliard d’Arabes d’ici 12 ans. Et que ce monde arabe doit devenir une dimension pertinente pour son action extérieure. Aujourd’hui, les sous-ensembles (Europe-CCG, le 5+5 et euro-méditerranéen) sont pris en otage : le premier par les fissures entre les pays du Golfe et la menace réelle ou supposée de l’Iran, le deuxième par la rivalité entre le Maroc et l’Algérie, et le troisième par le conflit israélo-arabe. Or sur ces trois dossiers, l’UE a largement démontré son inefficacité, parce qu’elle ne s’adosse pas suffisamment à une vraie vision d’avenir et à des soutiens populaires : seule une politique arabe de l’Europe peut être efficace et générer un soutien des opinions publiques à la fois arabes et européennes.
J’appelle, dès à présent, à un partenariat stratégique EU-Monde Arabe qui sera fondé sur quelques idées-force :
- Respect mutuel, dialogue constructif, connaissance réciproque ;
- Implication de toutes les composantes des sociétés civiles ;
- Développement des infrastructures régionales ;
- Investissements massifs dans les énergies renouvelables, la protection de l’environnement, et la lutte contre la désertification ;
- Aide aux réformes politiques et sociales ;
- Lutte commune contre les mouvements xénophobes et islamo-phobes ;
- Engagement réciproque dans la défense de la légalité internationale et des droits humains.
Telle est l’ébauche de ce Partenariat stratégique. Espérons que le premier Sommet Europe-Monde Arabe sera à la hauteur des espérances de nos peuples. Les jeunes européens et arabes, confrontés aux mêmes défis, veulent de l’action et de l’audace et point des palabres et des poignées de main.
PROFESSEUR ÉMÉRITE À L’UCL SPÉCIALISTE DU MONDE ARABE