« Le livre de Valeria », destin de souffrance , de courage et de dignité
Hassan Alaoui
Comme un journal de vie, le titre en dit long : d’une sobriété exquise, profond dans sa dimension autobiographique et la réhabilitation d’une mémoire, témoignage à coup sût d’une époque, voici un livre qui parcourt le siècle dernier. Et qui se projette également dans l’actuel.
Voici « Le livre de Valeria », qui vient d’être publié à Casablanca, aux éditions Le Fennec . Son auteure ? Une grande dame d’origine italienne, née à Florence en 1914, dans la belle et emblématique Toscane alors que l’Europe et le monde entier étaient plongés dans les ténèbres de la Première Guerre mondiale.
Valeria Degl’innocenti, c’est son nom et presque un titre de noblesse et d’aristocratie. Elle est l’auteure de son propre livre-récit, témoin scrupuleuse des séquences d’un siècle qui s’est illustré par deux grandes guerres mondiales, des conflits parallèles déchirant la planète, les déplacements massifs de réfugiés et de population entre les continents, le nazisme, la fascisme, les tragédies diverses, la montée en puissance de l’Amérique, celle de l’Union soviétique, les mille et une endurances. Cette trame mégapolaire est le cadre dans lequel des vies entières se sont jetées, des destins se sont construits et peut-être effondrés.
Nous sommes aux premières années du siècle, en 1914, le spectre de la guerre avec sa cohorte de doutes et d’angoisses plane sur une Italie inquiète , le chômage et la pauvreté gagnant la capitale, Rome, Milan, Napoli voire même la belle cité des Médicis et de la Renaissance où Valeria, avec sa mère, couturière et digne, partage les petites joies et surtout les difficultés. Valéria a quitté ensuite l’Italie jeune, belle femme assoiffée de liberté et portée par le vent de la découverte – on dirait plutôt d’une quête absolue d’idéal. Elle fait partie d’une fratrie de trois enfants ayant été élevés par leur mère courageuse, le père étant décédé à la guerre de 1914.
Une pauvreté assumée, malgré tout, mais l’acharnement à l’âge de l’adolescence pour faire sa vie. Valeria verra le sort lui sourire lorsqu’un diplomate, cousin lointain de surcroît, l’engage comme fille au pair avec mission d’apprendre la langue italienne à sa propre fille. Elle quitte Florence pour Rome, ensuite l’Italie pour la Yougoslavie, ensuite cette dernière pour le Danemark, sans oublier la Suisse où son patron, nommé consul y résida un moment. Quelques temps après, Valeria, désormais membre de la famille du consul se retrouve à Casablanca, autre étape transitoire certes, mais nouveau cap, nouveau continent qu’elle découvrira avec circonspection. En débarquant de Marseille à Casablanca à bord d’un bateau de la Compagnie Paquet , elle a simplement ce souvenir de sa jeunesse qu’elle décrit : « La mer était calme, il faisait très chaud. Après trois jours de croisière, la bateau accosta au port de Casablanca. Je regardais devant moi : mais où sont le désert , les fauves, le cheikh beau comme Valentino ? » , allusion au film éponyme dans lequel ce dernier avait joué…
Le bonheur de l’American way of Life
Elle exprima alors son attachement spontané à cette ville. Et Dieu sait que celle-ci ne serait pas simplement une escale, elle allait devenir plus tard son lieu de prédilection. Elle y passa quelques temps, découvrit les mille et un secrets de la capitale économique avant de la quitter en 1933 pour Montréal, au Canada. L’accompagnatrice a maintenant 19 ans, et elle en a vu déjà plein…En 1936, elle débarque à New York, capitale des lumières, mégapole économique des Etats-Unis, panthéon de la culture et de la créativité. L’Europe est loin, ravagée par la guerre, sous l’emprise du nazisme et du communisme soviétique. Le cinéma et la fantasmagorie, l’American way of life , un continent inédit en somme, peut-être aussi le pays des libertés s’il n’était pas , en revanche, traversé par l’extrémisme raciste, et aussi d’un certain maccarthysme qui était le revers de la médaille.
« Grâce au théâtre, je m’étais fait comme on dit une petite place au soleil. J’avais acquis une certaine popularité, j’étais sollicitée…(…) je suis finalement restée trois ans dans la compagnie de M.Donati ». Tel est le mot qui illustra tant bien que mal les premières expériences professionnelles de Valeria Degl’innocenti dans le New York éblouissant et bouillonnant de créativité. Elle décrit en détails le parcours d’une génération qui respire la liberté, mais qui est confrontée également aux soucis du quotidien où elle est appelée à consolider son statut d’étrangère. Elle connaîtra beaucoup de gens, de théâtre, de culture, d’art en général. Elle est, dira-t-on presque américaine quand bien même une discussion vive avec un certain Salvatore éveille en elle le sentiment patriotique italien, un brin de nostalgie..
Quatorze ans ont passé, et ensuite le retour à Firenze ( Florence) la belle qui la voit y retourner pour y revoir la famille. Sur les quais, à la Stazione di Santa Maria Novella, l’attendent et l’accueillent sa tante , sa petite sœur Flora et son frère Mario. Quelques temps encore dans la cité florentine à goûter les plaisirs et se réconcilier avec une ville qu’elle haïssait dans son enfance et voilà Valeria qui, un certain 18 août 1947, à bord d’un cargo flottant, parti de Gênes à destination de Casablanca. Elle a 33 ans …
Quelque temps seulement passent et, comme l’appel du devoir, elle entend mettre en œuvre son plan de retour aux Etats-Unis à partir de Casablanca. Mais le sort en décide autrement, puisqu’elle découvre – d’une douleur l’autre sur son poumon droit – un point de fixation que le médecin, Dr. Vernier dénomme une tache noire porteuse de germes de possible tuberculose. Lequel lui impose un suivi médical et une convalescence d’au moins une année…Contre mauvaise fortune, elle fait donc bon cœur et se résout à attendre…
L’ombre prédicatrice de « Alaoui »
La vie casablancaise avec sa sœur, mariée à un français d’obédience marxiste-léniniste, Francis, engagé dans le tourisme et accessoirement le social, lui ouvre de nouvelles portes. Et voilà qu’elle connait un homme exceptionnel, employé avec son beau frère qui la tire de sa torpeur casablancaise…lui fait franchir les pas d’une autre expérience dans le théâtre, et non seulement la séduit, mais l’emporte dans un élan de rêves et de songes , qui lui fait vivre également le conte Roméo et Juliette…Un voyage collectif à Agadir en sa compagnie et celle de sa sœur Lina et Francis le mari de celle-ci , prendra l’allure d’une mélodie d’amour. « Alaoui et moi, écrit-elle, on ne se quittait plus. Les répétitions étaient des excuses nous permettant de nous retrouver. Pourquoi mon amour grandissait-il à pas de géant ? Pourquoi sa présence m’était-elle devenue indispensable jus qu’à ne jamais vouloir le quitter ? ». « Alaoui », tout à son sens de la débrouillardise, gentleman farmer, plutôt modèle Gatsby s’est attaché à son tour à Valeria. Mais elle décide alors de quitter le Maroc et, pour ce faire, commence à préparer le dossier administratif auprès du consulat des Etats-Unis, habitée d’un immense espoir de retrouver ses amis de New York, ses « patrons » du théâtre et tutti quanti…
Sauf que, encore une fois le sort joue contre elle. Les autorités américaines lui signifient leur refus absolu d’un visa d’entrée aux Etats-Unis, au motif qu’elle est « communiste », inscrite sur la black-list du maccathysme, parce qu’elle est une artiste…malgré son insistance et surtout un combat acharné pour l’obtenir. De guerre lasse, l’âme déchirée, déprimée, elle lâche tout. C’est à ce moment là que son « chevalier » Alaoui ressurgit pour lui proposer le mariage inopinément… Total renversement des choses…Les premiers signes d’un nouveau destin plutôt. Le 15 mai 1950, dans le quartier des Habous à Casablanca, à l’ombre des arcades, à quelques encablures du Palais de la justice, sous un soleil scintillant , accompagnés de Lina et Francis, voilà donc Valeria et « Alaoui » devant un ‘Adoul , accordant leur promesse et leur rêve, signant l’acte de mariage que le cadi entérinera quelques minutes plus tard. Un mariage musulman, un destin tout en étoiles de cette citoyenne italienne, amerrissant par hasard dans un port casablancais, échouant comme Ulysse non sur une île magique, mais sur un territoire africain….Enfin jetant les jalons d’une vie nouvelle.
Grandeur et servitudes du mariage
Commence alors une petite vie casablancaise, organisée cahin caha, qui les vit endurer quelques difficultés de départ : une lune de miel passée chacun de son côté, un lit d’occasion acheté au Mellah et des valises emportées de New York par Valeria servant de table à manger, des amis offrant des poufs et autres ustensiles …La romance aura toutefois son revers, le père de Alaoui est mécontent, furieux même lui qui voulait le marier à l’une de ses cousines n’imaginait point que son fils allait s’enticher d’une étrangère débarquée comme une fée…, bouleversant sa vie et ses projets. Le père de Alaoui s’obstina à refuser et à rejeter ce mariage de son fils, ce qui conduisit alors à une rupture, temporaire toutefois, puisqu’enfin de compte non seulement le père s’inclina, mais accueillit généreusement sa belle fille.
Le 12 avril 1951, elle accoucha de « Malek », un superbe garçon tout rayonnant qui inonda le foyer et la famille Alaoui d’un bonheur insoupçonnable. En janvier 1955, c’est au tour de Ali de venir au monde et en mars 1957 , c’est enfin Leila qui triplera le bonheur. La vie de famille peut alors donner l’illusion d’un bonheur total, et Valeria, fixée enfin à Casablanca, empêchée d’entrer aux Etats-Unis par deux fois – ne fût-ce que pour retrouver une certaine ambiance – s’est alors accommodée de sa vie, élevant ses 3 enfants, partageant les belles et tristes choses de la vie avec Alaoui, jusqu’au jour où il décida de se refaire sa vie avec une autre plus jeune.
La douleur amplifiée, le sort jouant contre elle, Valeria prendra les choses avec philosophie et surtout courage et détermination. Passent les années, les enfants grandissent et se marient, font des enfants et la voilé toute seule, entre Casablanca et Florence, ses rêves d’Amérique suspendus. Elle découvre que le gouvernement américain l’avait fichée une bonne fois pour toute comme une « espionne communiste » à la solde de Moscou…Et que, sauf miracle , elle ne remettrait jamais les pieds aux Etats-Unis. Trois décennies se seront passées pourtant avant qu’elle ne fasse l’ultime voyage rêvé dans une Amérique différente grâce à un circuit offert par son fils aîné, Malek devenu « patron et gestionnaire » de l’agence familiale, après le décès par crise cardiaque du père Alaoui.
« Le livre de Valéria » est un voyage dans le temps , le destin d’une femme, qui se confond avec le destin d’une époque entière et nous décrit quasiment un siècle où les thématiques se croisent et se confrontent : la guerre, la pauvreté, les souffrances, l’immigration la guerre froide qui auront eu raison de ses choix. Elle a traversé le siècle bardée de belles et sincères « illusions », le cœur léger et sincère , armée d’une foi dans la vie et dans la famille. L’espérance aura constitué son horizon, et plutôt que d’exprimer son désenchantement , elle le garde en son âme et conscience comme la fatalité portée. Décédée en 2004, à l’âge de 90 ans, Valéria n’est jamais morte, parce qu’elle reste la pionnière du combat pour la liberté de la femme, la militante inlassable pour la justice et la vérité. Et donc le symbole vivant de la vie…Le meilleur hommage qui puisse lui être rendu est, à coup sûr, celui de son attachement à ses racines marocaines par ses enfants, à son patriotisme marocain sans équivoque aucune.