Le monde, ce village global
Une année s’achève, une autre commence! Que faut-il dire ou simplement penser ? L’interrogation, en elle-même, sonne comme un tocsin. De l’avis de beaucoup, l’année 2015 aura été la pire, la plus « sinistre » même disent certains, sans ambages et sans formalisme. De toute évidence, l’avis ne pourrait être entièrement partagé, tant il est vrai que chacun de nous la perçoit sous l’angle spontané – ou construit – de ses propres préoccupations, mais aussi de ses fantasmes. Cependant, hormis les quelques événements inscrits dans l’agenda des réalisations proclamées, très proches de nous parce qu’ayant le sol national pour cadre commun, il n’est pas d’autre année qui ait été si manifestement marquée par le chagrin, la tristesse et les morts qui se sont comptés par centaines dans le monde.
L’information instantanée, ressassée en boucle, réduisant le monde à sa dimension de village, pour reprendre l’expression qui a fait fortune du sociologue canadien Marshall Mac Luhan, la proximité numérique qu’elle invente chaque jour, nous ont assez habitués à une horrible banalisation de la terreur et de la mort, pour ne pas nous inciter à prendre conscience des fragilités que notre univers encourt. On ne compte pas moins d’une vingtaine de conflits, ouverts ou larvés, qui caractérisent la pénible résistance de cette planète meurtrie, au secours de laquelle les discours cacophoniques ou les rhétoriques de dernière heure en appellent. De l’Asie lointaine aux villages perdus de l’Afrique, en passant par l’Europe même – puisque l’Ukraine en illustre la triste partition – , la guerre est omniprésente, comme un fantôme, elle rôde autour de nous, silencieuse et pernicieuse, prête à se déclarer. On a beau dire, mais la Guerre froide que l’on disait finie, non sans soulagement feint, n’a jamais été aussi présente qu’aujourd’hui avec son cortège plus que visible de crises et de tensions, d’une rivalité ravivée sur les divers et multiples fronts, opposant les mêmes Etats-Unis d’Amérique à la Russie, qui, pour avoir abandonné l’adjectif « soviétique », n’a rien perdu de son ambition d’assumer le leadership international.
Plus que jamais, le monde se trouve sous la double emprise politique, économique et militaire russo-américaine. Les deux super-grands se retrouvent sur le même théâtre du Moyen-Orient, certes, pour lutter contre l’organisation de l’Etat islamique (EI), mais chacun avec un objectif différent, chacun soutenant sa propre sphère, jusques y compris le choix de sa religion : les Etats-Unis du côté de l’Arabie saoudite et donc du sunnisme, la Russie du côté de la Syrie et de l’Iran chiite. L’Europe, placée dans le collimateur du terrorisme de Daech, comme toujours, reste simplement un acteur « suiviste », elle est dans l’œil du cyclone et la seule réponse que ses peuples semblent trouver à ce phénomène rédhibitoire n’est plus ni moins qu’un repli identitaire, une inquiétante plongée dans la xénophobie, le racisme et la haine qui sont, en vérité, une sorte de pis-aller que la conscience d’affronter le véritable problème du chômage et de la crise de confiance.
Avec une mauvaise foi caractérisée, certains refusent de voir la réalité en face, comme celle de nos sociétés de plus en plus annihilées par le rouleau compresseur d’une mondialisation rampante du Mal et de la méfiance. C’est peut-être le constat le plus extrême auquel la planète, après avoir vécu les pires cauchemars et les pires tragédies de son histoire, est parvenue aujourd’hui : rompre le lien si ténu d’une solidarité à toute épreuve, briser le sentiment que la Raison, toute affaire cessant, peut prévaloir face à l’instinct de mort. Au nom d’une guerre sans merci contre le terrorisme, mais désormais exhalant des relents électoralistes, la France – la douce France, qui plus est « socialiste » –, en est, situation critique et menace de déstabilisation obligent, à justifier ses reculs démocratiques, en préparant une Loi fondamentale aux antipodes des espérances et des idéaux de la Révolution de 1789 , inscrivant sur son fronton la déchéance de nationalité, et l’instauration de l’état d’urgence qui en sera pour longtemps le trait dominant. Les reculs démocratiques ne sont pas venus au lendemain du sanglant vendredi 13 novembre 2015, mais fleurissaient bel et bien avant les discours d’une frange significative de la classe politique française, accourue dans le sillage du Front national qui a failli emporter les élections régionales, et qui persiste mordicus à vouloir conquérir le pouvoir.
Les premiers visés de cette nouvelle Constitution française, à rebours des proclamations vertueuses de la gauche, seront les minorités, les musulmans, les Arabes et les étrangers pointés du doigt. La France n’est que l’exception qui confirme la règle, d’une débandade internationale appelée à se poursuivre sur fond de changements politiques, après des élections – ici législatives, là présidentielles – qui ne présagent de rien. L’année 2016, sur laquelle il faut plutôt jeter notre projecteur embué, ne sera, au bas mot, que plus difficile que celle qui vient de s’achever. Il n’est pas évident, tant s’en faut, que la conjoncture internationale changera d’un iota : la guerre au Moyen-Orient, à géométrie variable, ira en s’intensifiant et prendra de nouveaux contours, politiques, économiques, religieux et culturels. Elle dessine déjà pour nous les traits de la grande confrontation projetée entre sunnisme et chiisme, le premier incarné par l’Arabie saoudite soutenue par la majorité des pays arabes, le second par l’Iran et ses alliés, si peu nombreux mais intensément actifs sur la scène. Elle inclinera les uns et les autres des gouvernements à s’aligner pour l’un ou pour l’autre, comme le confirme la guerre menée au Yémen qui tranche sur la dérisoire paix fictive, vite rompue.
La Syrie, dont le sort sera de nouveau engagé le 25 janvier prochain lors de la conférence internationale pour la paix, prévue à Genève, ne pourra jamais retrouver, quoi qu’on en dise, sa « stabilité » d’antan, ni être épargnée tant elle est meurtrie par quatre ans de guerre, d’une guerre civile qui a fait plus de 350.000 morts. Le pouvoir syrien, qui compte bien mettre à profit cette rencontre pour redorer son blason, se fait fort en ce début de janvier de mettre au pas l’opposition et les islamistes qui le combattent. Il faudra plus que de simples proclamations vertueuses, voire l’engagement solennel de Bachar al-Assad, sous la caution de Vladimir Poutine, de l’Iran et de l’opposition armée syrienne, soutenue par Qatar notamment, pour en venir à bout de la terrible méfiance réciproque et espérer un fragile retour à la paix.
Un peu plus loin, ce qu’on avait coutume d’appeler la « guerre du Golfe », ayant violemment opposé en 1980 l’Iran de l’Ayatollah Khomeini et l’Irak de Saddam Hussein, semble se profiler de nouveau dans une sorte de remake, avec néanmoins un acteur nouveau : l’Arabie saoudite. Ce postulat n’est pas théorique, il changera forcément de nature, puisqu’à l’Irak de Saddam se substituera l’Arabie saoudite de Salmane Ben Abdel Aziz, à la tête de la coalition des pays du Golfe et d’autres comme le Maroc, excepté sans doute l’Etat de Bahreïn… dont le Roi sunnite, Hamed ben Issa Al Khalifa, est aux prises avec ses populations chiites que le pouvoir de Téhéran soutient de manière ouverte et incite au soulèvement.
C’est dire que la méprise irano-saoudienne date de si longtemps, l’Iran n’en démordant pas de briguer le titre de super puissance régionale. Sans l’Iran, sans le Hezbollah libanais et, naturellement la Russie, il n’y aura jamais de semblant de paix en Syrie… Autrement dit, si l’ennemi commun d’aujourd’hui , appelé l’Etat islamique, venait à être mis hors d’état de nuire, chassé de la scène pour ainsi dire, la « guerre d’influence » qui est la traduction de la guerre des contradictoires intérêts, reprendrait ses droits entre les puissances régionales que sont l’Arabie saoudite et l’Iran et, au-delà, entre les Etats-Unis – qui auront en novembre prochain un nouveau ou nouvelle président ( e) – et la Russie de Poutine, renforcée depuis quelques mois sur le fragile équilibre d’un Moyen-Orient à nouveau visage.
Force nous est de souligner que les conséquences de cette situation plus ou moins prévisible pour le moment seront d’autant plus décisives que tout le monde arabe reste suspendu à la souterraine et tellurique implosion qui s’annonce. Le Maghreb, quant à lui, n’est pas un îlot isolé, loin s’en faut, de cette radicalisation des tensions et des conflits. Le sort de l’Algérie, suspendue à celui d’un Abdelaziz Bouteflika, porte à conséquences et nous ne saurions nous en réjouir, loin de là. Ceux des Marocains qui tablent sur sa disparition ou son retrait pour croire que la question du Sahara marocain y trouverait un semblant de solution, se trompent lourdement. Ils doivent prendre leur mal en patience, car, depuis Houari Boumediene, la récente histoire nous a habitués à plusieurs changements de présidents dans ce pays voisin pour ne pas nous inviter à nous en méfier encore et encore… Le Maroc semble poursuivre sa route, avec un bas prix du pétrole, des réformes structurelles mises en œuvre par le gouvernement Benkirane, non sans s’interroger toutefois sur la crédibilité de sa politique intérieure et de sa diplomatie. Celle-ci a été par deux fois mise à l’épreuve, avec la Suède – revenue pour l’instant à de meilleurs sentiments – et avec l’Union européenne, toujours sur fond de réminiscences dans l’affaire du Sahara comme le vecteur et le verrou majeur…