Un Maroc au coeur du malaise entre conservateurs et modernistes
Dossier du mois
« Adieu la vie, bonjour le virtuel ! »
Mokhtar Chaoui, Enseignant-chercheur, écrivain, poète et chroniqueur
La question de l’identité nationale est antécédente au PJD, même si ce dernier en fait son cheval de bataille. Elle a préoccupé la plupart des intellectuels de la première génération. En politique, surfer sur la vague de l’identitaire donne plus de crédibilité à celui qui en use, car il est perçu comme le défenseur de la nation contre les ennemis. Au fond, le PJD (mais il n’est pas le seul dans ce cas) utilise la même stratégie que les partis d’extrême droite en Occident qui font de l’identité nationale un fonds de commerce et une carte électorale.
Il est clair que les Marocains n’étaient pas plus mécréants avant l’arrivée du PJD au pouvoir et ne seront pas moins musulmans après son départ. Le PJD n’est que l’avatar d’autres mouvements islamistes qui ont toujours existé au Maroc. Le fait que la conjoncture actuelle les a « déposés » au pouvoir ne signifie rien. Nous connaissons tous comment et pourquoi le régime a fait appel à eux. Il se trouve que le fait religieux revient en force. Cela est dû en grande partie à la crise économique, politique et surtout éthique que vit le monde. A l’instar de l’ancienne Guerre froide entre les USA et l’URSS, On assiste à une guerre de religion froide entre « l’axe du Bien » et « l’axe du Mal », pour reprendre les termes de Bush. Seulement, ce sont les arabo-musulmans, nous y compris, qui sont classés dans l’axe du Mal. Le retour au religieux, à l’Islam, est perçu donc comme la meilleure réaction contre l’Occident. La religion est représentée par les salafistes et les islamistes comme une bouée de sauvetage, car faute de vaincre l’autre avec les armes du savoir, on s’accroche à un passé glorieux et on pense que notre salvation réside dans sa reproduction. Le discours du PJD, bien qu’édulcoré, ne déroge pas à cet esprit qui fait croire aux gens que notre salut est dans l’Islam. C’est un gros mensonge. Aucune religion n’a été à l’origine du progrès d’un pays. Seules la recherche scientifique, la justice, l’égalité, la probité, la citoyenneté mènent au développement. Ce qui est du domaine de la foi doit y rester.
Modernisme et guerre de valeurs
Le modernisme implique forcément une remise en cause des valeurs traditionalistes. Force est de constater que le poids de la tradition dans notre société est plus que pesant, il est castrateur. Notre tradition est millénaire et puise sa force dans le culturel et le religieux jusqu’à devenir un contrat social impossible à contester. Tout n’est pas mauvais dans la tradition, loin de là, mais devenir moderne exige sa destruction totale ou partielle, chose que le Marocain n’est pas disposé à faire, car il a peur de l’inconnu. L’instinct de sécurité le pousse à préférer la tradition avec ses inhibitions au modernisme avec ses risques. Du coup, il passe sa vie à rêver la modernité tout en vivant la tradition. Pour se donner bonne conscience, il appelle cela, l’exception culturelle marocaine.
Aujourd’hui, le monde est passé de la « crise de valeurs » à la « guerre de valeurs ». Il se trouve qu’avec le retour du nationalisme et de l’esprit religieux, les valeurs qui sont mises en avant sont celles du repli sur soi, du refus de l’étranger, reconsidéré comme menace. Les peuples cherchent à se scinder au lieu de fusionner, ils se méfient au lieu de se confier, se haïssent au lieu de s’aimer. Dans cette atmosphère de suspicion, les nationalistes, les fascistes et les fanatiques de tous bords prospèrent. Les valeurs humanistes ont logiquement régressé, laissant le terrain aux xénophobes et aux bellicistes. La Crise que les grandes puissances perdurent sciemment attise le feu et continue d’enterrer l’esprit de fraternité qui prédominait.
Le monde a déjà connu ce genre de tension qui n’est, au fond, qu’une variante des premières dans l’histoire de l’humanité. Au fond, l’histoire est un éternel recommencement. Le siècle que nous vivons ressemble, à s’en méprendre, au 13ème siècle en Europe, avec les tiraillements entre modernistes et conservateurs. Seuls les acteurs et les outils ont changé. Nietzsche avait été visionnaire quand il écrivit : « Un siècle de barbarie s’avance (il parlait du XXème siècle) et la science se mettra à son service. » C’est exactement ce que nous vivons. Au grand dam de Rousseau, l’Humain est intrinsèquement mauvais. Il ne pense sa survie que dans l’anéantissement de l’autre. Son cerveau « reptilien », fait d’agressivité, d’amour du pouvoir et de volonté de suprématie, commande ses instincts. Tant que notre cerveau reptilien sera le maître, la guerre des valeurs ira crescendo. Les politiciens et consorts qui sont censés nous guider se sont déshumanisés, obsédés par la reconduite de leurs pouvoirs. Ils perçoivent les valeurs humanistes comme un danger. Ils cultivent l’esprit de confrontation, de la guerre et du chaos. (Même les jeux d’enfants ne sont pas épargnés) Ils ne forment plus à l’école les futurs humanistes, mais des humanoïdes, gestionnaires de l’apocalypse.
Les polémiques sur la femme et la schizophrénie de la société masculine
La femme a toujours été au centre de la polémique entre conservateurs et modernistes pour la simple raison que leurs positions à son égard sont complètement opposées. Pendant que ceux-ci cherchent à instaurer une égalité entre les deux sexes, ceux-là continuent de qualifier la femme de sexe faible, « naquisatou 3aqline wa dine », incapable d’assumer un poste de responsabilité, de diriger un pays. Plus grave, une frange non négligeable de la société marocaine, y compris parmi l’élite, continue d’associer la femme au péché originel. Le pire, c’est de voir des femmes qui militent contre leur propre libération. Au-delà de la polémique entre conservateurs et modernistes, je pense vraiment que la démocratie d’un pays est tributaire de la place que la société accorde à la femme. Inutile de dire que nous n’y sommes pas. Le jour où on comprendra que la femme est l’égale de l’homme, qu’elle peut parfois le dépasser, on fera un grand pas vers la modernité.
Dire que le Marocain est bipolaire est une manière plus gentille pour dire « schizophrène ». En 2008, répondant à une journaliste qui m’avait demandé: « Quel regard portez-vous sur la société marocaine? » J’avais répondu que « Le Marocain est tellement balloté entre des milliers de contradictions sociales, politiques, culturelles qu’il ne sait plus où donner de la tête. Au Maroc, on veut être tout à la fois: traditionnel, moderne, musulman, laïc, agnostique même. Je pense sincèrement que le Marocain est un être inachevé qui, à force de vouloir composer avec plusieurs identités, a fini par perdre la sienne. » Je continue de penser la même chose. Je dirai même que cela devient préoccupant, car nous ne sommes pas arrivés à inventer une vision sociétale maroco-marocaine. Nous nous contentons de voir ce qui se fait ailleurs et nous importons aveuglément les expériences des autres. Les salafistes nous tirent vers l’Orient et les modernistes vers l’Occident, comme si nous étions incapables de créer notre propre système.
Quand le monde devient une télé réalité
La nature a horreur du vide, c’est connu. Depuis l’explosion des médias en ligne et des réseaux sociaux, les domaines qui ont été désertés par les savants, les artistes et les philosophes ont été récupérés par des blablateurs incultes qui donnent leurs avis sur tout. Ce qui fut du domaine de l’intime, de l’insignifiant est devenu matière à débattre et surtout à amuser la galerie. Le monde s’est converti en télé réalité où chacun se réclame auteur-compositeur-interprète ; juge et avocat ; expert en tout. La moindre futilité qui passait inaperçue est partagée, commentée, surdimensionnée. Nous sommes noyés dans l’intox et le factice. Impossible de faire marche arrière. Il faut donc avancer, mais vers où ? Probablement vers un monde avec des humains sans humanité. D’ailleurs, Einstein n’avait-il pas dit : « Je crains le jour où la technologie prendra le pas sur notre humanité. Le monde sera alors peuplé par une génération d’idiots. » Nous y sommes déjà. Un monde qui anéantira la vie et la remplacera par sa représentation nous attend. Adieu la vie, bonjour le virtuel.