Kebir-Mustapha Ammi Faiseur d’éclopés formidables
Par Soundouss Chérif El Kettani
Il s’appelle Kebir-Mustapha Ammi, il est né en 1950 à Taza, la petite ville de l’est du Maroc.
K.M. Ammi qui est de père algérien berbérophone, de mère marocaine arabophone, a été décoré par S.M. le Roi Mohammed VI du Wissam du mérite national, lors de la célébration de la Fête de la Jeunesse à Tanger, le 21 août 2016.
Il est installé en France après avoir vécu un peu plus d’un an en Grande-Bretagne et quelques années aux États-Unis. Il a enseigné l’anglais et il écrit en français. C’est un enfant des seuils, un écrivain des adhésions (et des rébellions) linguistiques et identitaires multiples. Plus que tout, c’est un écrivain qui vient vers le lecteur avec un univers, un romancier qui a une signature. Le lire une fois, c’est être assuré de le reconnaître à la prochaine rencontre. On le retrouve dans des obsessions qui deviennent vite les nôtres et dont on ne sort pas indemnes.
L’oeuvre publiée de Ammi compte quatre essais, une pièce de théâtre et, surtout, neuf romans, si l’on inclut ceux publiés dans des éditions Jeunesse. C’est d’ailleurs un récit dit Jeunesse qui a ouvert les portes de Gallimard à l’auteur : un manuscrit, Le partage du monde, envoyé par la poste, et le tour était joué.
La langue toujours la langue…
Il a été, comme beaucoup d’auteurs maghrébins francophones, encore aujourd’hui, acculé, explicitement ou pas, à la question habituelle : pourquoi la langue française ? Cette question se traduit en fait par : que viens-tu faire en terrain qui t’est étranger ? Ou peut-être aussi : pourquoi écris-tu encore dans la langue de l’ancien colonisateur ? Es-tu encore sous sa domination ? « Peu me chaut, répond-il, que l’Autre soit né là où le sort, pour des raisons qui m’échappent, n’a pas eu l’idée de me faire naître et qu’il ait vécu dans un lieu inenvisageable pour moi. Si la langue dont il fait usage me permet d’exprimer ce qui me tient à coeur, pourquoi me priverai-je d’y recourir ? […] Je suis, lorsque j’écris, dans la position du noyé qui essaie, non pas de s’interroger sur la composition chimique de l’eau, mais d’atteindre coûte que coûte le rivage. La langue – française, ici – est une bouée de sauvetage . »1
Aucun de ces héros ne naît avec une place désignée et les récits racontent justement cette bataille de chaque instant d’un personnage, souvent très jeune, à la filiation rompue et qui n’a donc d’autre choix que de devenir acteur de son destin, par tous les moyens.
Maîtriser son destin par le récit
Les héros, ou antihéros, de Ammi sont à cette image : baigneurs forcenés dans une eau boueuse, mais pas stagnante, qui s’acharne tantôt à les emporter au loin, tantôt à les enfoncer en son sein. Ils se démènent, à contre-courant souvent, mais parfois aussi dans le sens des vagues, pour accéder à un espace qui les accueille, à un monde qui serait le leur. Aucun de ces héros ne naît avec une place désignée et les récits racontent justement cette bataille de chaque instant d’un personnage, souvent très jeune, à la filiation rompue et qui n’a donc d’autre choix que de devenir acteur de son destin, par tous les moyens. Feuille de verre (Feuille de verre, 2004), Fdéla (Le ciel sans détours, 2007), Moumen (Les vertus immorales, 2009), Mardochée (Mardochée, 2011), Shar (Un génial imposteur, 2014) sont condamnés, au moment où le lecteur les découvre, à ne jamais émerger. Ils y arrivent tous cependant et la noyade évitée s’incarne dans leur aptitude à enfin raconter leur histoire.
Chacun de ces cinq romans est en effet un récit de soi dont la mise en scène est esquissée, parfois par touches discrètes, dès les premières pages, mais qui attend la fin du texte pour s’avérer pleinement dans deux acteurs essentiels : narrateur-protagoniste et instigateur-destinataire. Quelqu’un, quelque part, demande presque toujours le récit, ou encore, parfois, c’est le personnage qui semble s’assurer que sa version en concurrence est des plus officielles.
C’est ainsi que le récit de Mardochée est, de toute évidence, animé par l’ambition secrète de mettre de l’ombre sur celui d’un saint de l’Église catholique. Mardochée est en effet le guide, oublié par l’histoire, d’un certain Joseph Aleman, voyageur qui fait un repérage du Maroc du nord au sud et derrière lequel il est aisé de reconnaître le «béatifié» Charles de Foucauld, auteur de «Reconnaissance au Maroc».
Shar (qui signifie « mal » en arabe), le « génial imposteur », quant à lui, raconte sa vie parce qu’elle est nécessaire au fils de son ancien ami, « Khaïr » (« bien » en arabe), désireux, comme tant d’autres, de retrouver le fil de son histoire familiale. Le récit de soi est un impératif qui manifeste la réalisation ultime du personnage comme sujet actant.
Rêver et partir
Au départ, tout condamne ces délaissés à être dépossédés d’eux-mêmes et de leur propre destin. Deux caractéristiques communes leur permettent de dépasser ce qui les condamne d’emblée : le rêve et la mobilité. Ils se projettent dans un avenir autre, utopique souvent, mais parfois ultimement réalisé. Ils rêvent de nouveaux espaces, de l’Amérique nouvellement découverte et de l’Algérie du décret Crémieux qui donnerait leur dignité aux Juifs. Ils rêvent de temps nouveaux où l’un, Feuille de verre, pourrait acheter Tanger, où l’autre, Fdéla, pourrait parler directement à Dieu « sans détours ».
« Je suis, lorsque j’écris, dans la position du noyé qui essaie, non pas de s’interroger sur la composition chimique de l’eau, mais d’atteindre coûte que coûte le rivage. La langue – française, ici – est une bouée de sauvetage. »
Ils ont, du reste, la capacité de quitter des espaces géographiques, des êtres, voire une de leurs personnalités. Ils s’éloignent non seulement à des moments où la fuite est nécessaire, mais également lorsqu’elle est un choix volontaire. Au détour d’une phrase qui dit la stabilité potentielle d’une situation, deux mots suffisent pour indiquer le changement, le mouvement, le départ. Nul besoin de les motiver pour le lecteur.
L’éphémère règne dans le monde de Ammi. Ce qui est grand devient petit, ce qui se sait finit par être ignoré, ce qui est reconnu est oublié, ce qui est en haut décline. Rien ne dure, ni les douleurs, ni les bonheurs, ni les richesses, ni les misères. La seule exception, c’est peut-être l’écrit, quoiqu’il soit menacé et qu’il faille veiller au grain pour qu’il parvienne à ses destinataires.
Voyages, mystifications et une autre histoire
Un roman de Kebir-Mustapha Ammi, c’est la mise en situation d’êtres perdus dans un univers de violence, d’horreur et d’humiliation, qui veut leur fermer les issues. Certains vont traverser ce charnier à la façon naïve d’un Candide qui sait qu’il n’est pas dans le meilleur des mondes possibles, mais se demande quand même pourquoi un «hurluberlu » voudrait « faire sauter le pays » (Feuille de verre), comme si tout ce qu’il vivait n’était pas suffisant pour justifier l’anarchie.
Ceux-là continuent, vaille que vaille, et tiennent le secret de leur ascension (vers le récit) à leur persistance et à leur capacité de partir et de recommencer autrement. D’autres sont à la fois terribles et attachants. Ils échappent à toute grille de lecture rigide. Ils peuvent être fourbes et cruels, mais se montrer, à d’autres moments, tendres et loyaux.
L’identité de chacun est mouvante et le lecteur est pris dans l’engrenage d’un récit à la première personne, qui lui a fait aimer le narrateur, et qui le contraint de ce fait à continuer à adhérer à ses discours et à ses actes même quand ils deviennent insupportables.
Ces monstres auxquels on ne peut résister illustrent une autre des hantises de Ammi : l’imposture. Ils mentent, se masquent, espionnent : Joseph Aleman se fait passer pour un juif afin de ne pas être inquiété dans un Maroc suspicieux des chrétiens qui ourdissent la colonisation à venir ; Shar est maquisard pour le « Front de libération nationale » (FLN) algérien, puis membre de l’Organisation Armée Secrète (OAS), il revient au FLN et devient le héros d’une ascension fulgurante à coups de veste retournée au gré des événements et des détenteurs de pouvoir.
Il faut néanmoins voir que si l’imposture est possible, c’est parce qu’on cherche toujours dans autrui le reflet d’une étiquette communautaire ou ethnique figée. Or, l’imposteur échappe aux clichés et peut tromper grâce à son « originalité ». Les deux Arabes, Moumen et Shar, héros des Vertus immorales et du Génial imposteur, séduisent, convainquent et, donc, flouent, parce qu’ils n’ont pas « l’air arabe ». Ils ne sont pas particulièrement typés physiquement. Ce sont des orateurs éloquents qui manient avec brio plusieurs langues.
L’art de Ammi est aussi dans sa capacité à éviter à tout prix le pathos. Il est interdit au lecteur de pleurer. Le texte va trop vite pour permettre l’émotion. Le rythme de ces récits est effréné, pressé et pressant.
Aux yeux des Européens qui les rencontrent, ils peuvent passer pour d’autres Européens comme eux, ils peuvent en tout cas passer pour fiables. L’imposture ne réussit que parce qu’il y a préjugés sur l’altérité arabe.
L’écriture de Ammi est une réflexion générale sur les regards échangés entre le Moyen-Orient et l’Occident. Elle offre, dans une langue de l’Occident, le regard du Moyen-Oriental sur lui-même et sur le monde.
L’histoire officielle est renversée par cette nouvelle perspective : au lieu de faire le voyage d’exploration du Maroc précolonial avec Charles de Foucauld, faisons-le plutôt avec le Marocain Juif Mardochée. Au lieu de suivre les explorateurs espagnols en Amérique au XVIe siècle, suivons plutôt Moumen, un autre Marocain (qui a probablement pour modèle Zemmouri, un autre oublié de l’Histoire). Lisons l’Histoire avec ces nouvelles lunettes, dont seul le genre romanesque peut permettre et garantir la liberté. L’étonnant est que les fantaisies les plus improbables des récits de Ammi trouvent un germe dans l’histoire « réelle » des marginaux. Il suffit de casser les carcans narratifs des vainqueurs pour trouver quelques indices qui brouillent les lignes trop droites et opacifient les prétendues vérités.
Avec le drame, la dérision
Tout cela pourrait sembler bien sérieux et bien tragique. Or, l’art de Ammi est aussi dans sa capacité à éviter à tout prix le pathos. Il est interdit au lecteur de pleurer. Le texte va trop vite pour permettre l’émotion. Le rythme de ces récits est effréné, pressé et pressant.
Les actes les plus terribles sont annoncés au lecteur en quelques mots. Un meurtre est commis en deux phrases, sans préparation : « Un jour, je suivis un vieux Français qui se réjouissait d’avoir harponné une belle bête. Je lui fis rendre gorge, aussitôt franchi le seuil d’un clandé de la partie basse de la ville » (Un génial imposteur).
De cette course du récit, émerge souvent le comique, un comique grinçant qui inquiète. On rit et on s’en veut de rire devant tant de misère. Tout est moqué et ridiculisé: le courage, la sincérité, la foi, l’enfance. Les vertus sont immorales, l’imposture est géniale. Les engagements, militaire, politique, religieux, conjugal, amoureux, amical, sont dérisoires.
C’est une littérature désillusionnée et presque démente. Réalisme et surréalisme sont ici bien proches. C’est un monde insensé dans lequel nous sommes conviés, mais le monde « réel » dans lequel nous vivons n’est-il pas aussi fou ?
Soundouss Chérif Kettani, est professeure engagée au «Collège militaire royal du Canada». Elle est dix-neuviémiste et s’intéresse également à la littérature maghrébine francophone d’origine arabo-berbère. Elle a dirigé en collaboration avec la professeure à l’Uqam Rachel Bouvet, un collectif consacré à l’écrivain libanais Amine Maâlouf (Amine Maâlouf, une oeuvre à visiter, PUQ, 2014). |
– 1. « Mon identité, celle de l’autre », dans Michel Le Bris et Jean Rouaud (dir.), Je est un autre, Pour une identité-monde, Gallimard, Paris, 2010, p. 177.
– In « Nuit blanche », magazine québécois – Été 2016.