Le conscient et l’accidentel
[La peinture est un glissement vers l’inconnu en soi.] Bram Van Velde
Depuis de longues années, Amina Rezki se consacre à une peinture qui ne semble respirer à l’aise qu’en se saisissant du frisson de l’âme humaine. Avec une énergie impressionnante, elle construit une oeuvre hantée par la nuit, fixant la condition humaine d’un regard désenchanté, peuplée de personnages écorchés à l’acier de l’angoisse et de la solitude. Son approche cathartique de l’art place l’artiste parmi les peintres les plus authentiques de l’intériorité, ces créateurs tourmentés dont la maîtrise technique est mise au profit d’une expression tout individuelle du monde et de l’aventure existentielle de l’homme. Cette passion inconditionnelle de la peinture dit aussi la sensibilité exacerbée de cette femme prolifique dont le désir de créer, confie-t-elle, s’intensifie chaque jour un peu plus. A Bruxelles ou à Tanger, l’artiste trouve l’occasion de s’enfermer, au quotidien, pour donner naissance à un univers qui frappe d’abord par une vigoureuse diversité de factures. L’oeuvre recèle des tableaux abstraits aux portraits réalistes, en passant par la part considérable d’une peinture fulgurante donnant à voir des personnages ou des objets esseulés sur le blanc du support ou écrasés sous une avalanche d’ombres et de traces. Mais cette prolifération de manières a un dénominateur commun : non la recherche de l’émotion, mais sa capture.
Dans ces tableaux, l’expression d’une confidence s’accompagne d’un effort mimétique. L’empathie ne sacrifie ni la précision ni la ressemblance. Mais, ces hommages mis à part, la peinture de Rezki fourmille surtout d’êtres et de choses qui naissent du support lui-même.
Qu’il montre une figure humaine, un paysage ou des formes et des couleurs qui ne représentent qu’elles-mêmes, un tableau d’Amina Rezki est l’exécution véloce d’une émotion, la traduction frénétique d’une poussée intérieure. Même quand un motif non humain est un sujet autonome, une touffe d’herbe, une boule de laine, un arbre, une porte, il est porteur d’une sensation grise, empreint d’un accent de désolation, contaminé par ces êtres fatigués qui ont déserté la surface plastique en quête d’autres abris où dérober leur désespoir. Ces figures issues de l’abîme, où l’artiste les trouve-t-elle ? On connaît les portraits qu’elle réalise de son père à partir de photos. Des photos sont aussi à l’origine des toiles où elle exprime son admiration pour Jilali Gharbaoui. Dans ces tableaux, l’expression d’une confidence s’accompagne d’un effort mimétique. L’empathie ne sacrifie ni la précision ni la ressemblance. Mais, ces hommages mis à part, la peinture de Rezki fourmille surtout d’êtres et de choses qui naissent du support lui-même. Ils ne procèdent ni de modèles extérieurs ni de visions imaginaires. Ils ne sont pas non plus l’oeuvre d’une préméditation. Ils sont impulsés par les mouvements de la main sur la toile ou le papier. Ici et maintenant. La main provoque sur le blanc une giclée, un trait, une touche, qui arrête la peinture sur une image dont le peintre pourrait soigner l’apparence, qui impose d’arracher au vide un corps à suspendre dans un gouffre, un torse à écarteler entre deux murs, un nuage noir accrochant des silhouettes. L’artiste pratique un art de l’intuition. D’une trace ou d’une tache, d’un effacement ou d’un grattage, émerge non l’idée d’un sujet mais déjà son esquisse, la suggestion physique de son jaillissement futur. En entamant un tableau, l’artiste n’en connaît ni le parcours ni l’aboutissement. C’est la peinture elle-même qui décide que peindre. Si l’art de Rezki est à mettre en rapport avec celui de Francis Bacon, l’un de ses peintres de prédilection, c’est surtout en raison de cette oscillation du faire pictural entre la volonté et le hasard, entre le conscient et l’accidentel. Pendant même l’acte de peindre, un geste à la fois volontaire et désintéressé oblitère les données immédiates de la peinture pour l’orienter vers un nouveau destin.
La nouvelle série que montre la Galerie Rivages est entièrement réalisée sur papier. Elle est représentative de cette diversité de procédés connue à l’artiste. Des peintures abstraites figurent des entrelacs de formes et de lignes qui semblent rageusement se superposer les unes aux autres pour empêcher le réel d’y percer, pour étouffer toute allusion au monde. Mais la série propose notamment des images trempées dans la déréliction humaine. D’abord, des portraits du père, personnage obsédant, constamment évoqué dans des tableaux qui, d’une facture presque vériste, tiennent à en restituer la présence et le regard. D’autres portraits ne cherchent à identifier personne mais, défigurés, triturés sous la violence des traits, expriment le désarroi d’une humanité pourchassée. Les autres papiers réactualisent cette démarche qui constitue la force majeure de cet art, à savoir le surgissement de la figure humaine, inachevée et tordue, des marécages et des ombres qu’étale la peinture. Représentés dans des postures douloureuses, des personnages atones se détachent à peine du fond, ployant sous le poids du monde, réduits à des contours flous qui paraissent vidés du corps qu’ils cernent sans montrer. De la nuit noire, une gestualité débridée fait poindre des personnages au buste imposant mais au visage lacéré de traits agressifs, transformé en amas de cendres. Parfois, un souci de composition se fait jour, une soigneuse mise en espace cale les êtres entre deux mondes, un bloc de terre auquel s’accouder et une porte qui semble s’apprêter moins à accueillir qu’à engloutir. Un tableau donne à voir une silhouette enfermée dans un cube. A regarder de près, rien ne permet de reconnaître un être humain dans ces formes qui résistent aux larges traces noires évoquant la cage, car c’est l’enfermement lui-même que peint l’artiste et non l’homme enfermé. L’émotion se passe des preuves du réel. Un autre tableau figure un personnage allongé les bras en avant, entourant une source au pourtour rouge où se désaltérer. L’homme est rendu dans une masse de fumée et de suie qui lui donne l’apparence d’un animal préhistorique, d’un être de cauchemar. Habité d’une sombre vision de l’homme, l’art de Rezki confine-t-il au monstrueux ? Jamais. La peinture se meut dans l’angoisse mais sans verser dans l’horreur. La démarche de l’artiste ne serait expressionniste qu’à la condition de déposséder le mot de sa tendance à signifier la figuration d’une imagerie de la catastrophe et de l’abject. Ce qui heurte le regard devant ces tableaux, c’est moins le drame des personnages que la manière dont il est tu sous l’agitation des formes. C’est là une différence de taille par rapport à l’univers de Bacon. L’artiste britannique peint des entrailles animales, des bouches démesurément élongées, des pansements et des seringues hypodermiques. Quant aux êtres frileux de Rezki, on ne les entend jamais crier, on ne voit jamais le sang de leurs blessures. La peinture dit la poisse sans tomber dans l’insoutenable. Quand ils sont d’une physionomie précise, ramenés à leur nette visibilité anthropomorphe, ces personnages vous fixent sans ciller, vous toisent même, comme pour vous donner la certitude qu’ils sollicitent votre regard et non votre compassion. Les êtres accablés qui traversent l’oeuvre d’Amina Rezki sont des éclopés stoïques.
Youssef Wahboun
Ecrivain et professeur d’esthétique
comparée et d’histoire de l’art