Driss Benzekri ou l’autre dimension universelle de l’Être
Peu prolixe, altruiste jusqu’à la moelle, militant chevronné, discret jusqu’à l’effacement, Driss Benzekri était un homme d’exception, élégant dans l’âme, la courtoisie et la simplicité le parant comme une deuxième peau. D’une humilité naturelle, d’une abnégation incomparable, d’une maîtrise de soi parfaite qui n’a d’égale que sa sensibilité, d’une patience et d’une endurance hors du commun, d’une présence solennelle et une voix à peine audible, il était l’un des rares militants les plus valeureux que le Maroc ait connu pour son sérieux, sa rigueur, son courage, son honnêteté, son efficience, son calme mythique, sa formidable gravité et sa sagesse chevillée au corps et au cœur.
Jeunesse volée
Né en 1950, dans une famille amazighe modeste de Aït Ouahi dans la commune de Tiflet, il entame ses études dans son patelin avant Tiflet puis Khémiss pour commencer sa carrière dans l’enseignement de la langue française.
L’âme rebelle nourrira le jeune homme qui, à vingt-quatre ans, dirigeait déjà l’organisation marxiste-léniniste, Ila Al Amam, ce qui entraînera son arrestation en 1974, et sa condamnation à trente ans de prison. Son incarcération dans la prison centrale de Kénitra aura duré dix-sept ans de torture et de calvaire, lot de tous les prisonniers politiques de l’époque. Il ne sera libéré qu’en 1991 et en sortira plus fort, plus résistant, plus engagé et plus optimiste.
Assoiffé de savoir et de recherche, la grisaille de la prison ne l’empêchera pas de décrocher un diplôme d’études approfondies en linguistique et en littérature à la faculté des Sciences Humaines Mohammed V de Rabat en 1983 et abandonnera ses idées révolutionnaires pour se consacrer à la question des droits de l’Homme. Par la suite, il poursuivra ses études à l’Université d’Aix-Marseille en France puis en Grande-Bretagne où il obtiendra, en 1993, un master en droit international (spécialité droit international et droits humains). Imprégné de sa culture amazighe, il se consacrera à l’étude de la langue et de l’histoire de la poésie de ses ancêtres notamment à l’ère de la Résistance dans les années 1930. Son appartenance qu’il portera dans son cœur tel un joyau a toujours fait sa fierté.
Quoique les lourdes années de détention, dont une passée seul, dans le noir absolu, lui aient courbé le dos, il a vécu la tête haute, l’âme digne et raide tel un cèdre qui résiste aux agressions des intempéries. Il est l’incarnation même de la dignité humaine et les mots vains n’ont jamais eu de place dans ses propos.
En quittant la prison en 1991, après de longues années de solitude et de méditation, Driss Benzekri en sort avec la nette conviction que la politique avait perdu son essence en revanche, lui, n’avait pas déserté ses idéaux et son ambition d’apporter sa pierre dans la reconstruction d’un Etat de droit qu’il a toujours porté dans son cœur encore plus qu’avant. Aussi se résout-il à faire des droits de l’Homme son bourdon de pèlerin. Son attachement à sa mère, à ses amis et à sa terre qu’il aimait tant l’ont empêché d’envisager son avenir sous d’autres cieux. Au grand bonheur de son pays !
Le cavalier de la vérité et de la réconciliation
En 1999, Driss Benzekri est membre fondateur du Forum Marocain pour la Vérité et la Justice, pour éteindre la flamme des rancœurs et réhabiliter les victimes d’injustices. C’est une association non-gouvernementale qui s’est fixé l’objectif de défendre les droits des victimes des années de plomb et de faire la lumière sur le sort des disparus. Il a présidé, à partir de 2003, l’IER (Instance Equité et Réconciliation), un organisme désigné par le Roi Mohammed VI en vue de dépoussiérer les lourds dossiers des violations des droits de l’Homme perpétrées entre 1960 et 1999. « Je suis convaincu que cette réconciliation sincère (…) ne signifie pas l’oubli du passé car l’histoire ne peut être oubliée. Il s’agit d’un pardon collectif qui constitue l’un des piliers de la réforme institutionnelle, une réforme profonde susceptible d’aider notre pays à s’affranchir des défaillances du passé concernant les droits politiques et civiques».
C’est en ces termes prononcés par le Souverain que le deal a été signé entre le Roi Mohammed VI et Driss Benzekri. L’opposant au régime de Feu Hassan II ne ménagera pas d’effort pour aider à tourner une page noire du pays, panser les blessures, réparer les préjudices subis, réconcilier les victimes et leurs familles autant avec eux-mêmes qu’avec l’Histoire et la monarchie pour enfin acquitter la mémoire nationale. Une mission qui exigeait une perspicacité politique et démocratique que seul un homme comme lui pouvait assurer. Ceci lui a valu les attaques et les critiques de certains de ses anciens camarades l’accusant d’avoir été « récupéré par le régime » alors que d’autres voyaient en lui un parfait « visionnaire » qui avait raison de croire en la volonté du jeune Roi de démocratiser le Maroc.
Effectivement, discret, impénétrable et d’une sagesse sans la moindre faille, Driss Benzekri ne se laisse pas décourager et fait preuve de persévérance et de détermination au sein de l’instance en s’engageant dans le processus de la réconciliation collective et de l’indemnisation, convaincu que cela permettait une évolution démocratique du Maroc et instaurait une justice transitionnelle. Il s’affaire alors à rassembler, sous son aile, les victimes amères des années de plomb pour enfin les extirper aux ténèbres de souvenirs traumatisants et tenter une conciliation ou plutôt réconciliation avec soi, avec son pays et avec les autres. C’est ainsi que grâce à ses capacités exceptionnelles de planification et d’organisation, il a pu piloter un immense chantier afin de délester l’Etat d’un legs et d’un passif lourds en matière de non respect des droits de l’Homme. De facto, les recommandations de l’IER ont été intégrées comme lois suprêmes à la Constitution de juillet 2011.
Un opposant reconverti en partenaire
Un nouvel épisode du Maroc s’inscrit à la couleur de l’espoir qu’a inventé Driss Benzekri de l’opacité d’une époque brumeuse. Au cœur d’un grand chantier, il s’est investi dans la quête de la Vérité en étant la pièce maîtresse d’une phase transitoire de justice, de pacification et de réconciliation avec l’Histoire, avec le pays et avec la monarchie. Un climat d’optimisme souffle enfin dans les milieux des droits de l’Homme et parmi les victimes. En deux ans d’existence (2003-2005) l’IER, aura accompli un travail de maestro : plus de 20 000 dossiers de victimes de la répression ont été instruits. 600 millions de dirhams ont été débloqués pour indemniser près de 12 000 victimes… C’est alors que les voix de différentes victimes se sont élevées et se sont fait entendre à travers les ondes de la Radio et de la télévision lors d’audiences publiques et de témoignages transmis directement. Un grand acte libérateur et une première dans le monde arabo-musulman. Le grand homme qu’il était demande à ce que ces victimes soient indemnisées. Au terme de son mandat, il demande à l’Etat de présenter ses excuses aux martyrs des violations des droits de l’Homme et présente au Roi un rapport recommandant la révision de la Constitution et l’indépendance de la justice.
Né pour faire des droits de l’homme une culture dans les mœurs de l’Etat
Après une longue quête pour la Vérité, le grand humaniste a aussi été Président du Conseil Consultatif des Droits de l’Homme (CCDH) à partir du 11 juillet 2000. Mission qu’il continuera à assumer jusqu’à son décès.
Suite à la dissolution de l’IER après avoir remis son rapport final au Roi, il fallait que le suivi des actions entamées continue et c’est ainsi que le CCDH, créé par Feu Hassan II en 1990, s’empare du dossier.
Son âme de militant n’a eu de cesse d’œuvrer dans l’intérêt des autres. Quelques jours avant son décès, Driss Benzekri a signé, sur son lit d’hôpital, une convention avec l’Etat pour une couverture médicale en faveur des victimes des années de répression comme pour leur insuffler la vie. L’homme qui incarnait l’art de l’écoute, était toujours présent pour répondre aux doléances et booster le traitement des dossiers. Autant dire que telle une fourmi infatigable, il ne s’accordait pas de répit même quand la maladie a ravagé son corps et que les déplacements en France étaient fréquents pour son suivi médical. Son souci majeur était d’améliorer les conditions de vie de ceux qui comme lui portent les stigmates d’un passé sombre et dont la mémoire du corps et du cœur gardent toujours les traces béantes.
Il est vrai que le Grand Driss Benzekri a consacré la majeure partie de sa vie à la défense des droits de l’Homme et s’est bien acquitté de ses missions même les plus délicates forçant le temps pour rattraper les années passées en captivité, mais sa disparition a laissé un goût amer d’inachevé. Son pays aura toujours besoin de sa discrétion, sa sagesse, sa sérénité et son intelligence humaine et intellectuelle du visionnaire, bref de l’homme d’idées et d’action qu’il a toujours été.
Dans un message de condoléances adressé par le Roi Mohammed VI à la famille du défunt, on lira : « Le souvenir de ce grandissime regretté de la Nation restera vivace dans Notre mémoire, au regard de sa remarquable contribution à l’œuvre efficiente et historique menée à la tête de l’Instance Equité et Réconciliation, qui a été un jalon essentiel dans le processus de transition démocratique que Nous menons ».
Les Marocains garderont toujours en tête, le regard chaleureux, confiant, attachant, sincère et le sourire qui reflétait la sérénité et la paix avec son être et son âme de l’homme au crâne dégarni, ravagé par la chimiothérapie et se moquant ainsi du poids farfelu des apparences dont il ne se souciait guère.
L’homme de la réconciliation, Grand de son vivant, ne le serait pas moins dans sa mort. Il est parti, la paix dans l’âme et la tête haute telle les cimes de ses origines où il a tenu à être enterré parmi les siens, loin du tumulte du monde et tout près de sa mère, après s’être affranchi des boulets d’un pan noir de l’Histoire du Royaume.
Driss Benzekri restera à jamais l’un des maillons forts de la transition démocratique dans le pays pour un Etat de droit.