Au revers du Covid-19, la guerre du pétrole

Une guerre pétrolière a lieu. En effet, depuis le vendredi 6 mars, on assiste à l’éclatement de l’accord qui unissait l’OPEP, emmené par l’Arabie Saoudite, au groupe dit «non-OPEP» conduit par la Russie et qui formaient le GROUPE «OPEP+». Et l’épidémie du Coronavirus (COVID-19) ne fera qu’entretenir voir ravitailler encore plus cette guerre des prix du pétrole. Nous sommes donc entrés dans une autre logique. Dans cet entretien, l’analyste financier et économique, Oussama OUASSINI répond à nos questions sur la chute du cours du pétrole, de l’OPEP+ et des enjeux des pays entre autres.

 

MAROC DIPLOMATIQUE : Pouvez-vous nous expliquer ces prix de vente négatifs du baril du pétrole ?

Oussama OUASSINI :Le cours du pétrole qui a chuté à -40$ le baril concerne les contrats à terme du Texas appelés WTI. Le prix négatif -40$ le baril veut dire que vous emportez gratuitement le baril et 40$ vous sont offerts par le producteur. 

Ce qui s’est passé concrètement, c’est qu’avec une baisse de 30 millions de barils par jour et en face,il y a une augmentation de la production de l’Arabie Saoudite, en ouvrant encore plus ses vannes malgré la réunion du 09 Avril 2020 de l’OPEP+. On s’est retrouvé avec beaucoup plus de pétrole et des capacités de stockage limitées qui se remplissent et déjà louées. C’est-à-dire que même si elles sont vides, elles ne sont pas disponibles car quelqu’un a déjà payé pour avoir ces capacités à sa disposition. Donc, comme on ne sait plus où mettre ce pétrole, les producteurs payent les gens pour s’en débarrasser. 

Mais la question qu’on peut se poser est pourquoi on n’arrête pas de pomper. Le problème est que si on arrête, on peut causer des dommages irréversibles aux puits de pétrole et donc cela coûte plus cher d’arrêter de produire et de recommencer que de payer quelqu’un pour prendre le pétrole. 

Cette chute de la demande va encore s’accélérer de 20 à 30% durant le 2ème trimestre 2020, ce qui va provoquer une pagaille monstrueuse.C’est une catastrophe gigantesque pour l’ensemble du pétrole cher à extraire dont le classement en ordre décroissant est:

  • Le pétrole de canadien & le pétrole de schiste US (50 à 60$ le baril)
  • Le pétrole Offshore (30 à 50$ le baril)
  • Le pétrole russe (10 à 20$ le baril)
  • Le pétrole du Golf (5 à 10$ le baril)

La Russie et les pays du Golfs n’ont absolument pas intérêt à ce que les cours remontent. Cela leur permet d’éliminer leur principal concurrent les USA. 

Les Russes et les Saoudiens savent très bien que s’ils maintiennent les prix entre 20 et 30$ le baril, ils éliminent complètement le pétrole US et canadien. 

Je ne pense pas qu’ils vont se gêner car c’est tout bénéfice pour eux pour après. Ils pourront allègrement fixer les prix du pétrole parce qu’il n’y aura plus que 2 ou 3 acteurs après avoir éliminé l’actif pétrolier américain.

MD_ Pouvez-vous nous parler du GROUPE «OPEP+» ?

O.O_ L’Arabie saoudite, la Russie et plus de 20 autres pays ont créé le groupe appelé «OPEP +» en 2016. Ce groupe contrôle plus de la moitié de la production mondiale de pétrole, ce qui a permis de soutenir les prix et de remodeler la géopolitique du Moyen-Orient. Cette alliance est maintenant en crise. 

Durant trois ans, la Russie est restée au sein de la coalition OPEP+ pour limiter la production de pétrole et maintenir les prix. Ce qui a facilité à la Russie de traverser la crise engendrée par la baisse brutale des prix du pétrole de 2015. 

Cette coalition a gratifié la Russie d’une politique étrangère avantageuse, créant ainsi un nouveau lien avec l’Arabie saoudite.

MD_ Alors pourquoi la Russiecherche-t-elle à y mettre fin ?

O.O_ La constitution de l’OPEP + a également aidé, indirectement, l’industrie du schiste américain. La Russie est aujourd’hui en colère contre l’administration Trump pour s’être servie de l’énergie comme outil politique et économique. 

Pour rappel, le recours aux sanctions par les États-Unis pour empêcher l’achèvement d’un gazoduc reliant les gisements de gaz de la Sibérie à l’Allemagne, était connu sous le nom de Nord Stream 2. La Maison Blanche a également ciblé les activités vénézuéliennes du producteur de pétrole russe Rosneft. Je pense que c’est l’une des décisions de la Russie à sacrifier cet accord. Il faut aussi ajouter que le Kremlin a été déçu par son alliance avec Riyad.

MD_ Dans ce cas de figure, quelles seraient les conséquences possibles sur l’Arabie Saoudite, selon vous ?

O.O_ Il est évident que la survie de l’Arabie Saoudite et du pouvoir saoudien est désormais en cause. C’est la conséquence directe de la crise actuelle. L’Arabie Saoudite a besoin du prix du pétrole compris entre 70 et 80 $ pour équilibrer son budget. Aux prix atteints, le déficit budgétaire du pays pourrait s’élever à plusieurs centaines de milliards de dollars, et les objectifs de vendre de nouvelles actions de la société Aramco peuvent être remises en cause. 

Si la situation actuelle se prolonge, pour 6 mois encore, non seulement nous aurons une crise du secteur pétrolier aux Etats-Unis, mais la stabilité de l’Arabie Saoudite posera d’énormes problèmes. 

Le prince Mohammed ben Salman doit déjà faire face à une opposition qui monte, de plus en plus, au sein de la famille régnante du fait de l’échec de l’Arabie Saoudite au Yémen. La preuve est que le prince a fait arrêter, ces derniers jours, plusieurs membres de la famille royale. Une crise budgétaire et financière (Baisse du prix du pétrole et annulation des omras et du hadj) pourrait bien constituer le détonateur d’une crise politique globale.

MD_ Les USA ne seront pas épargnés non plus ?

O.O_ Après l’effondrement des prix du pétrole, de nombreuses sociétés américaines spécialisées dans le pétrole de schiste ont vu leurs dettes brutalement dégradées dans le classement auprès des agences de notations. Il faut aussi savoir que l’industrie pétrochimique américaine est d’ores et déjà touchée. La compétitivité de cette industrie est mise en cause par cette baisse des cours, et la chute de la valeur des actions des sociétés pétrochimiques américaines a été spectaculaire et très supérieure à la moyenne du Dow Jones. 

Lorsque le pétrole de schiste a fait son apparition, un bouleversement a eu lieu en transformant les USA en une superpuissance pétrolière et bousculé ainsi les équilibres géopolitiques mondiaux.

Les Etats-Unis sont désormais les plus gros producteurs de gaz et de pétrole au monde et sont même devenus brièvement exportateurs nets de pétrole, au point que Donald Trump se plaît à rêver d’indépendance énergétique. 

Mais la fragilité du schiste tient plus précisément à son mode d’extraction. La production des puits dans le bassin du Bakken (Dakota) diminue de près de 70 % la première année, et de plus de 85 % dans les trois ans qui suivent, contre un recul de 10 % par an pour un puits conventionnel. Pour maintenir une production d’un million de barils par jour, il faut jusqu’à 2.500 puits de schiste. Par contre en Irak où les réserves augmentent, moins d’une centaine suffisent. 

Les puits sont, certes, moins onéreux à construire qu’une plate-forme offshore, mais leur durée de vie est très courte, donc plus onéreux. Pour continuer à croître, ou simplement maintenir la production à un niveau constant, les producteurs de schiste n’ont d’autre choix que de forer en permanence. Et pour cela, il faut du cash. L’accès au financement est donc crucial.

Grâce à la politique complaisante et conciliante de la Fed, le secteur s’est financé gratuitement sans aucune obligation de gagner de l’argent, les remboursements d’intérêts progressant deux fois moins vite que les montants empruntés. 

Opérant sur des cycles très courts, le secteur est extrêmement sensible aux variations de prix. De leur propre aveu, il est difficile de rester rentable à un baril sous les 50 $. Lorsque le brut tombe à 30 $, les puits doivent fermer. À ce prix, les producteurs américains et canadiens perdaient en moyenne 350 millions $/jour, selon le cabinet AlixPartners

Alors que les prix ont recommencé à baisser, la pression sur les producteur s’accroît à Wall Street. Certains hedgefunds, comme GreenLight ou Kynikos, sont convaincus, depuis longtemps, que le secteur n’est pas viable.

Avec cette baisse importante des prix du pétrole brut, l’avantage des producteurs américains se désagrège. Confrontés à la concurrence d’autres producteurs, leurs marges diminuent des deux-tiers. 

Or, les prix du pétrole vont donc rester très bas pour les mois à venir. Le prix du BRENT pourrait tomber sous les 20 $. D’ailleurs, la Russie s’est déjà préparée à une telle éventualité lors du changement de gouvernement survenu le 15 janvier 2020. Elle peut supporter des prix aussi faibles pour une période d’au moins 24 mois. Les conséquences de tels prix seraient dramatiques pour l’industrie du pétrole de schiste aux Etats-Unis et d’autres pays producteurs, mais aussi pour l’industrie pétrochimique et pour les banques qui ont beaucoup prêté à ces deux industries.

MD_ A votre avis, combien de temps durera cette guerre ?

O.O_ La question de savoir quand les prix du pétrole remonteront est importante. Il ne s’agit pas de savoir « si » mais « quand » ces prix remonteront. 

Le redémarrage de l’industrie chinoise, mais aussi des industries des autres pays touchés par le coronavirus,sera un facteur important. Mais l’élément décisif sera la stabilité du nouveau rapport de force sur le marché du pétrole. Et dans ce cas, les prix peuvent atteindre 100 $ le baril.

Néanmoins, il faudra passer par une crise aux Etats-Unis, mais aussi par des troubles importants en Arabie Saoudite pour que cette stabilisation puisse voir le jour. La capacité des acteurs, Russie, Etats-Unis et Arabie Saoudite, à supporter les coûts de cette guerre des prix sera donc décisive. 

Or, pour la Russie, on peut tabler sur 24 mois, voire plus. Aux Etats-Unis, par contre, la capacité du secteur pétrolier à subir la crise actuelle ne semble pas dépasser entre 12 et 15 mois. Sauf à penser qu’une trêve ne soit possible entre Russes et Saoudiens. Sinon, cette période des prix très bas devrait donc durer au moins 18 mois.

MD_ Et si on parlait de la Stratégie Russe ?

O.O_ La stratégie Russie viserait alors deux objectifs. Le premier serait de mettre les producteurs américains en difficulté. On sait que les petites compagnies, qui produisent une partie du pétrole de schiste, ont besoin d’un prix de brut supérieur à 60 $ pour pouvoir rembourser les emprunts qu’elles ont contractés auprès des banques (5.000 milliards $ et ces emprunts couvrent 90% du capital). 

Les réserves russes accumulées pourraient se permettre un prix de l’ordre de 20 $ pour une période assez longue (24 mois). De tels prix mettraient les petites sociétés américaines ainsi que les banques qui leur ont avancé de l’argent, dans de grandes difficultés. Car des prix du pétrole faibles signifient aussi une chute des dépenses d’exploration et d’exploitation du pétrole, et donc une moindre valorisation pour les entreprises qui fournissent le matériel et la technologie.

Mais, on ne peut exclure un autre objectif de la Stratégie russe. 

L’Arabie Saoudite s’est lancée dans une politique très agressive de rabais sur les prix des contrats pétroliers et s’est engagée dans une guerre des prix totale en réduisant les prix de son brut. 

Le géant de l’énergie saoudien ARAMCO a ainsi offert des remises sans précédent en Asie, mais aussi en Europe et aux Etats-Unis, dans l’espoir d’inciter les raffineurs à utiliser le brut saoudien. Ces remises ont été immédiatement imitées par les autres producteurs de la région comme le Koweït et les Emirats Arabes Unis.

Le pays a désespérément besoin d’argent. Non seulement le budget saoudien est en équilibre à des prix du pétrole bien plus hauts que ce dont la Russie a besoin, mais la privatisation d’une partie de la société pétrolière ARAMCO dépend étroitement de prix élevés.

En contraignant l’Arabie Saoudite à chercher des fonds par l’accroissement des volumes de production, les dirigeants russes escomptent que d’ici quelques semaines à quelques mois, la chute des prix du pétrole pourrait créer des problèmes insupportables pour Mohammed Ben Salman. 

Alors qu’Erdogan a dû venir à résipiscence à Moscou et accepter un accord qui est en réalité favorable au gouvernement syrien et au gouvernement russe, l’idée d’affaiblir l’autre pôle du Moyen-Orient, l’Arabie saoudite, a pu traverser l’esprit du gouvernement russe.

Quoi qu’il en soit, nous sommes entrés dans une période de forts troubles sur les prix du pétrole, troubles qui se ressentiront, et aggraveront les effets de la crise sanitaire sur les bourses mondiales.

MD_ Conclusion ?

O.O_ La vente du pétrole ne sera plus libellée en dollars. Les dollars serviront à rembourser la dette dont la demande, aujourd’hui, sera l’offre demain.

Le service de la dette libellée en dollars absorbe l’offre de dollars plus rapidement. La FED ne peut monétiser la dette émise par le Trésor américain et le « REPO » en est la preuve.

Ce qui entraînera une dépression de la pire espèce pour l’économie américaine, celle de la hausse des prix des matières premières, de la baisse des prix des actifs et des salaires. Les États-Unis ont lancé une grenade sur leur budget. Cela ressemble à une bombe nucléaire.

Le désastre énergétique qui pèsera sur Trump, au cours de son second mandat, lui fera quitter son poste comme le grand destructeur non seulement de la richesse des États-Unis, mais surtout de leur position dans le monde.

Et enfin, après que les seuls 2 ou 3 acteurs pétroliers restants en liste, on peut sérieusement admettre la possibilité que le baril du pétrole basculera vers les 200$.

Propos recueillis par Omar ELYAZIDI

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