Omar El Kettani : « La solidarité pourrait certainement amortir l’impact de la crise due au coronavirus »
A l’heure du Covid-19, l’économie mondiale est chamboulée. Le Maroc craint désormais une panne de ses activités économiques, qui subissent de plein fouet les conséquences de la pandémie du coronavirus. Le Royaume a pris un coup dur suite aux annulations des événements, des voyages d’affaires et des échanges commerciaux à cause de ce nouveau virus. Est-ce que l’économie nationale se dirige vers une récession de grande ampleur ? Est-il l’heure de faire des spéculations financières ?
Contacté par MAROC DIPLOMATIQUE, Dr Omar El-Kettani, professeur à l’Université Mohamed V de Rabat, nous a livré son analyse de la situation de l’économie nationale à l’ère du coronavirus.
MAROC DIPLOMATIQUE : Est ce que les dernières mesures prises par l’Etat sont suffisantes pour faire face à la pandémie du coronavirus ?
Omar El-Kettani : Je vais vous donner des chiffres qui sont estimatifs et qui sont basés sur une hypothèse. Le PIB marocain est de 1.150 MMDH, si on le divise sur 365 jours, on va avoir un résultat moyen de moins de 3 MMDH par jour, ce qui revient à dire que les Marocains ont un revenu moyen de 3 MMDH/jour. Durant cette crise, si on estime, par cette hypothèse, qu’il y a une baisse d’activité de 50%, cela signifie qu’on perd, chaque jour, 1,5 MMDH et sur une période d’un mois, on va perdre plus de 45 MMDH.
On sait que l’aide qui nous a été fournie est de plus de 26 MMDH, cela veut dire qu’elle va couvrir un peu près de 60% de nos besoins. Par ailleurs, cette aide sera destinée aux entreprises structurées et au secteur informel. Mais quel type de secteur informel ? Il y a le secteur semi informel (les salariés sont plus au moins déclarés), et le secteur totalement informel (les travailleurs journaliers qui sont des gardiens de voitures, des garçons de café …). Cette catégorie commence à souffrir tout de suite et ce sont les premiers touchés avant le tourisme, le transport,… Cette aide, à mon avis, est bonne mais elle ne peut pas être suffisante pour couvrir les besoins de ce premier mois.
Dans ce cadre, la question qui se pose c’est : Est-ce qu’on peut couvrir les besoins des gens, en urgence, qui gagnent au jour le jour et qui ne peuvent pas sortir maintenant dans les rues à cause de ce virus ? Actuellement, ces gens ont commencé à se plaindre sur les réseaux sociaux, en disant : «moi, je ne peux pas me confiner dans la maison, parce que je dois nourrir ma famille». Je vois que l’Etat est le seul organisme qui peut mener une politique d’austérité, c’est-à-dire, tous les avantages supplémentaires en dehors des salaires qui sont donnés aux hauts fonctionnaires doivent être annulés ou bien octroyés.
MD : Parmi les secteurs économiques les plus touchés, celui du commerce, notamment les PME qui créent, chaque année, un nombre important d’emplois. A votre avis, comment le pays doit gérer la situation de cette catégorie ?
OEK : Bien sûr, il y a des avantages fiscaux, il faut des reports, notamment sur le plan de la fiscalité. Maintenant, on est dans une situation où le fait d’aider à la création des entreprises va être un peu plus difficile. Donc, il va falloir donner aux entreprises surtout les TPE, des avantages (reports, baisses, sécurité sociale,…) et éventuellement peut-être des facilités à la commercialisation,… J’ajoute à cela qu’il va falloir les accompagner et les conseiller sur le plan de la gestion d’une crise, par des tournées vers les entreprises, pour savoir le type de difficultés qu’ils ont, actuellement, en pleine période de crise (Besoin de Fonds de roulement (BFR)…). Il faut aussi un discours de sécurisation pour leur dire que la crise va être dépassée, c’est à- dire préparer un après-crise, en optant pour un nouveau comportement surtout de la part du gouvernement qui doit absolument changer. Actuellement, on est en train de préparer un nouveau modèle de développement, il doit intégrer, principalement, les crises dans la conception du modèle social adopté dans l’avenir.
Je pense que cette crise nous a appris une grande leçon, c’est que dans notre société, les gens sont naturellement et profondément solidaires. Cette solidarité pourrait, certainement, amortir l’impact des crises, notamment les coûts économiques. Or, je vois que parmi les leçons qu’on a tirées de l’Europe, c’est qu’on ne fait que copier leur modèle. Mais dans un pays en voie de développement comme le Maroc, ce modèle ne peut qu’échouer surtout sur le plan social, parce qu’il occulte la production sociale. Je pense que l’Etat doit travailler sur la performance sociale qui est absente à cause de la privatisation du social.
MD : Quel est l’impact de la fermeture des frontières sur nos relations commerciales avec les autres pays et la grande distribution ?
OEK : Tout d’abord, n’oublions pas que les pays les plus touchés en Europe sont nos voisins, l’Espagne, l’Italie et la France, en particulier, et donc, même s’il y a un assainissement plus rapide chez nous et une maîtrise de la situation des gens qui sont atteints par le virus, il va falloir attendre que les pays européens puissent renouer leurs relations commerciales avec les autres, notamment, le Maroc. Puisqu’on est en situation de déficit commercial avec l’Union européenne (UE), à cause de la suspension des relations et des échanges commerciaux, on va subir les conséquences de cette baisse d’activités économiques, de l’import/export des produits agroalimentaires et les médicaments en particulier.
Sur le plan industriel, on monte des voitures européennes et on les exporte vers les pays asiatiques et africains, donc certainement, avec la fermeture des frontières, cette industrie va être lourdement impactée. Concernant le secteur de l’électronique, on fabrique des pièces pour les avions, des câbles aussi, qu’on exporte vers le marché américain et européen. A noter que là aussi, il faut s’attendre à une baisse d’activités et de production. A cet égard, je pense qu’il va falloir, d’une certaine manière, mener une période d’austérité qui pourrait durer plusieurs mois.
MD : Est-ce qu’on peut réellement savoir si la croissance de l’économie nationale va continuer à chuter ? Est-ce qu’on risque d’avoir réellement un crash économique comme celui de 2008 ?
OEK : Pour le crash économique, on espère faire tout notre possible pour l’éviter. Pour le moment, on est dans le flou. S’agissant de la croissance économique, elle atteindra, dans les meilleurs des cas, 1%, parce qu’on va subir deux conséquences : la crise du coronavirus et la baisse de la pluviométrie au Maroc, qui va aboutir à une baisse très forte de l’actuelle campagne agricole, qui coûte à peu près 3 points au PIB. Lorsqu’il y a 50% de la production c’est-à dire, 50 millions quintaux par rapport à une bonne année de 100 millions de quintaux, la croissance baisse et va passer de 4,5 à 2,5. Maintenant, si on ajoute le nouveau virus, donc il faut s’attendre à une croissance de 1%. Cette estimation, en terme réel, est négative, ce qui veut dire que l’année 2020 va être une année difficile. Mais ce qui est positif dans cette affaire, ce sont les leçons que la société marocaine pourrait apprendre, pour ne pas continuer à gaspiller plus d’argent.
A mon avis, il faut développer notre indépendance au niveau des recherches scientifiques. On est plus d’un milliard de musulmans dans le monde et on n’a pas un laboratoire de recherche pour produire un vaccin. On attend que la France ou les Etats- Unis ou la Chine produisent un produit qui nous protège contre le coronavirus. A quoi bon avoir un grand bâtiment qui est le Centre National pour la Recherche Scientifique et Technique sans avoir de laboratoire de recherche à l’intérieur ? On n’en parle même pas. Plus de 40% des chercheurs dans le CNRS en France, sont des maghrébins. C’est malheureux de ne pas utiliser ces bâtiments, alors que les Marocains sont très doués.
Si on ne met pas en place notre système de recherche pour développer des vaccins et des médicaments, on va subir d’autres épidémies, et on sera toujours dépendants de l’extérieur. Donc ce paradigme, il faut le changer. Actuellement, les Marocains sont en situation hypersensible de remise en cause. On achète des armes pour être en sécurité, mais il faut acheter et produire le social. On a besoin d’avoir une immunité sociale parallèlement à l’immunité sécuritaire et militaire. Pour conclure, je peux vous dire que parfois, la souffrance est bonne, parce qu’elle produit la qualité de la non-souffrance et du sentiment de sécurité par la suite.