Badr IKKEN, DG IRESEN : « La valorisation de la recherche ne pourra se faire sans l’industrie »
Il est évident que la crise sanitaire et économique du Covid-19 illustre le pire cauchemar collectif que la planète ait connu. Cette pandémie
qui a engendré une crise inédite, a un impact mondial sur tous les plans et dont les séquelles seront dures et longues. Le Maroc n’est pas en reste bien évidemment, mais contrairement à d’autres, il fait partie des pays dont la gestion de la crise a été impressionnante et il pourra même s’en sortir plus fort. En effet, à moyen et à long termes, le Royaume pourra saisir les opportunités inespérées que cela représente. Pour mieux nous éclairer sur les ressources et les atouts dont le Maroc dispose pour ce fait, le Directeur Général de l’Institut de Recherche en Énergie Solaire et Énergies Nouvelles (IRESEN), M. Badr IKKEN a bien voulu répondre à nos questions.
MAROC DIPLOMATIQUE : La crise sanitaire qui s’abat sur le monde entier a révélé des points de force du Maroc, sur tous les plans notamment la réactivité et la rapidité dans la prise de bonnes décisions. Mais aussi l’élan de solidarité qui s’est vite fait écho, dans le cadre de la mobilisation nationale pour faire face aux répercussions de la pandémie. Qu’en dites-vous sachant que l’Institut de Recherche en Energie Solaire et Énergies Nouvelles a manifesté son engagement et sa solidarité envers le Royaume ?
Badr IKKEN : Les Marocains sont connus, depuis des millénaires, pour être hospitaliers et généreux. Cela fait partie de notre ADN! Le rythme et le stress quotidien nous font oublier parfois le vrai sens de la vie mais, il a suffi qu’un risque imminent surgisse pour que tout notre pays se mobilise. Sa Majesté, dans son approche visionnaire a montré la voie et nous ne pouvions qu’adhérer.
Cet élan de solidarité a été extraordinaire et prouve qu’on ne peut mesurer l’importance d’un pays à travers son PIB ou sa taille mais, bel et bien, par la qualité de ses Femmes et Hommes et à travers leurs valeurs : c’est cela le MAROC.
MD : Vous avez été des premiers à avoir adapté votre mode de fonctionnement en vue de contribuer à la lutte contre la propagation de la Covid-19. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur le télétravail ?
BI : Comme nous avons deux sites, à Rabat et à Benguerir et plusieurs partenaires étrangers, nos chercheurs et ingénieurs ont l’habitude d’utiliser les visioconférences et les conférences téléphoniques pour travailler à distance, développer de nouveaux projets et partenariats et suivre les avancements de programmes et de projets. Il a fallu, bien évidemment, adapter les fonctions supports mais je pense que nous avons pu clairement constater la qualité de nos infrastructures électriques et de télécommunication, qui a permis d’assurer d’excellents services.
Nous allons, sûrement, revoir notre politique de déplacements afin d’intégrer dans le futur, plus de réunions et de rencontres à distance.
MD : Le Maroc, le Portugal et le Brésil ont joint leurs efforts pour développer une solution d’assistance respiratoire abordable et fiable sous forme de ventilateur mécanique intelligent, produit localement. De quoi s’agit-il au juste ?
BI : Nous avons, au sein d’IRESEN et du GREEN ENERGY PARC (plateforme de recherche appliquée pour l’énergie solaire photovoltaïque et thermique développée conjointement avec l’Université Mohammed VI Polytechnique), une équipe de recherche qui travaille sur le développement d’équipements électriques et mécaniques innovants, tels que les bornes de recharge innovantes pour les véhicules électriques.
Dans cet élan de solidarité et de responsabilité et après avoir constaté la pénurie d’appareils respiratoires au niveau international, ces ingénieurs et chercheurs ont souhaité se mobiliser pour développer une solution d’aide respiratoire pour les patients du COVID19.
Nos partenaires portugais de l’INESC TEC qui avaient une idée similaire, ont proposé d’intégrer l’INESC Brésil et d’allier nos forces et efforts pour développer, en un temps record, une solution fiable, intelligente mais surtout abordable et facilement industrialisable. Les équipes ont travaillé d’arrache-pied, ils ont conçu et fabriqué, en moins de 10 jours, un ventilateur mécanique intelligent qui répond aux besoins des patients du COVID-19 en offrant une pression expiratoire positive, une adaptation du cycle d’inspiration et d’expiration du patient et la possibilité de visualiser les pressions, les cycles et les ratios respiratoires.
Nous pourrons passer à une production industrielle après certification du produit. Nous serons, donc, capables de consolider les infrastructures de traitement au niveau national mais aussi, de soutenir nos frères et amis subsahariens.
MD : En cette période de crise pandémique mondiale de Covid-19, quelle est la stratégie nationale pour réduire l’impact de la Covid-19 sur le secteur énergétique ?
BI : La stratégie initiée par Sa Majesté le Roi en 2009 visait déjà la réduction de l’indépendance ou de la dépendance énergétique de notre pays. Nous sommes aujourd’hui une référence continentale concernant les centrales solaires et éoliennes. Actuellement, nous avons atteint le record du monde du prix d’électricité propre de 30 cts/kWh lors du dernier appel d’offre du projet éolien intégré de 850 MW. Ce projet a permis aussi une intégration industrielle de plus de 70%, à travers notamment l’installation d’une usine de production de pâles. Cette stratégie nous permettra de réduire notre dépendance de l’import d’énergies primaires et de garantir, à moyen terme, une sécurité énergétique face à une situation de crise pandémique.
- Aziz RABBAH, Ministre de l’Energie, des Mines et de l’Environnement, a, par
ailleurs, confirmé que toutes les mesures ont été prises pour assurer l’alimentation électrique aux citoyens et aux différents secteurs économiques ainsi que l’approvisionnement en gaz butane avec un stock de réserve de 40 jours.
MD : En raison de son positionnement géographique, de ses interconnexions énergétiques et de son potentiel important en énergies renouvelables, est-ce que le Maroc peut faire de cette crise une opportunité en devenant acteur clé dans l’exportation de molécules vertes ?
BI : Absolument ! Il s’agit d’une réelle opportunité que je souhaiterais même qualifier de «game changer» dans l’échiquier mondial. Cette crise nous a appris, d’une part, qu’il faut revoir nos priorités et investir plus dans la protection de nos enfants et de notre planète, et d’autre part, que la limitation des dépendances et de l’énergie est un facteur clé.
La baisse des coûts des énergies renouvelables et l’abondance de sites marocains alliant un fort ensoleillement et des vitesses de vent élevées ouvrent de grandes opportunités pour produire de l’hydrogène et des dérivés sans CO2 qui serviront à décarboner plusieurs secteurs dans notre pays mais aussi à l’export. Le Maroc a tous les atouts pour devenir un grand exportateur de pétrole vert. Une étude du World Energy Council Germany a identifié le Maroc comme un des cinq pays à plus fort potentiel pour la production et l’export de molécules vertes
(ammoniac, méthanol et bien d’autres combustibles synthétiques). Et une autre étude, que nous avons lancée avec notre ministère de tutelle a démontré que le Maroc pourrait capter jusqu’à 4 % du marché mondial de l’hydrogène, estimé à plusieurs centaines de TWh et offrant à notre pays un grand potentiel de création d’emplois sur toute la chaîne de valeur.
MD : Où en est la feuille de route nationale pour les technologies PtX, lancée par le Ministère en charge de l’Energie et IRESEN ? On aimerait bien savoir plus sur cette filière du Power-to-X.
BI : Nous accompagnons notre ministère de tutelle dans la préparation d’une feuille de route nationale avec les autres acteurs concernés. Nous aurons dans les mois prochains, les résultats de l’étude sur la feuille de route Power to X qui permettront l’élaboration de la stratégie et des plans d’actions.
En ce qui concerne l’aspect scientifique et technologique, IRESEN travaille avec plusieurs partenaires nationaux et internationaux sur la mise en place d’une plateforme de recherche appliquée pour les molécules vertes intégrant plusieurs projets pilotes (production d’hydrogènes et d’ammoniac verts, production de méthanol et de kérozène verts…). L’objectif de cette infrastructure est d’accompagner l’émergence d’une filière de molécules vertes au Maroc à travers le renforcement de capacités, la recherche et l’innovation et la création d’un cluster de l’hydrogène.
MD : Il y a quelques semaines, IRESEN lançait, en collaboration avec l’Agence de Coopération Internationale Coréenne (KOICA), un avis d’appel d’offre pour la construction de la troisième phase de la plateforme de recherche et d’innovation «Green & Smart Building Park» dans l’écosystème de l’Université Mohammed VI Polytechnique. Où en êtes-vous aujourd’hui ? Comment voyez-vous l’avenir de la Recherche au Maroc ?
BI :Nous allons procéder, très prochainement, en ligne, à l’ouverture des plis et à la sélection du consortium. Ce dernier procédera à la construction de la dernière phase de la plateforme Green & Smart Building Park qui intégrera un simulateur de réseaux intelligent que le Gouvernement Coréen soutient financièrement et techniquement. Ces infrastructures nous permettront de développer fortement l’expertise dans le domaine des réseaux intelligents (la gestion efficiente de l’énergie, la gestion de l’intermittence des énergies renouvelables mais aussi l’intégration de la mobilité électrique dans les réseaux électriques…). Plus concrètement, ce laboratoire nous permettra de simuler le réseau d’une ville de la taille de Casablanca et nous aurons également la possibilité de vérifier ces modèles au niveau de notre réseau réel du Green & Smart Building Park composé d’une quarantaine de maisonnettes.
Nous avons tous les ingrédients nécessaires pour devenir des champions de ces sujets fort prometteurs qui vont impacter les produits et les systèmes de demain.
Je considère personnellement que la recherche et l’innovation sont les éléments clés du développement. Je fais partie de la chaîne de valeur de recherche et développement au Maroc et je peux vous assurer que plusieurs actions et mesures vont bientôt porter leurs fruits. Le Maroc est capable de devenir, dans moins de 10 ans, un des pays les plus innovants au monde mais nous devons consolider les investissements pour la recherche et l’innovation, tout en impliquant encore plus le monde socio-économique. La valorisation de la recherche ne pourra se faire sans l’industrie.
MD : Quels enseignements tirer de cette crise sanitaire et économique ?
BI : Je dirais que la première conclusion est qu’il ne faut pas mettre tous les œufs dans le même panier. Plusieurs pays se sont retrouvés confrontés à des pénuries de masques, de ventilateurs, de médicaments, de matières premières…
Il faudrait valoriser la production locale et/ ou régionale afin d’assurer un service minimum et garantir une certaine sécurité d’approvisionnement. Le modèle capitalistique néolibéral a démontré, dans le cadre de cette crise sanitaire, ses limites et ses imperfections. Il faudrait le revoir et développer un nouveau modèle économique plus équilibré et plus équitable, finalement plus humain et plus respectueux de notre environnement. Comme a dit Jean Paul Sartre : «Le génie n’est pas un don mais l’issue qu’on invente dans les cas désespérés.»
Je ne peux que me réjouir que notre pays, grâce à la vision de notre Roi, ait enclenché, à la fin de l’année dernière, l’initiative pour l’élaboration d’un nouveau modèle économique par une Commission spéciale composée de plusieurs personnalités marocaines avec de riches parcours hétérogènes.
La deuxième leçon n’est que la confirmation du grand potentiel de créativité des Marocains, aussi bien dans l’art musical et artistique que dans les sciences, l’industrie et les services. Je leurs tire chapeau et je pense que nous devrions reconnaître encore plus ces atouts et capitaliser sur toutes nos ressources humaines.
Cela constituera une opportunité pour notre pays d’assurer encore plus fortement le rôle de locomotive au niveau continental dans plusieurs secteurs, notamment les technologies propres à travers les énergies renouvelables et les molécules vertes mais aussi la valorisation des différentes couches sociales et des différentes tranches d’âge. Je suis pour une implication plus forte de notre formidable jeunesse dans la vie décisionnelle mais aussi de nos doyens du troisième âge. J’ai passé 18 ans de ma vie en Allemagne et j’ai toujours été épaté par la symbiose entre les différentes tranches d’âge, qui profitent de l’énergie, de l’expertise et de l’expérience des uns et des autres sans que personne ne soit mis de côté. Ce n’est qu’en équipe, mobilisés autour de notre Roi et de notre patrie, que nous pourrons redresser rapidement cette situation difficile.
Propos recueillis par SOUAD MEKKAOUI