Secteur sanitaire : Oserait-on enfin prendre le taureau par les cornes ?
Par Aïcha Aït Berri
Depuis presqu’un an, le monde vit une situation anxiogène. La pandémie est bien plus qu’une crise sanitaire, c’est une crise socioéconomique sans précédent qui met la pression sur tous les pays qu’elle touche et a de lourdes conséquences sociales, économiques, politiques.
Dans notre pays, après tous ces mois de confinement et de stress, un marasme accompagné d’un certain fatalisme se sont installés. Le zèle des premiers mois aussi bien chez la population que chez les autorités s’est émoussé. Certes, il y a un relâchement au niveau des administrations, des entreprises, des écoles où les gestes barrières sont souvent malmenés. En témoignent l’agglutinement des citoyens devant les administrations, les écoles, dans les marchés … Mais c’est surtout au niveau des hôpitaux publics que l’essoufflement et la démotivation suscitent l’inquiétude de la population.
Loin de moi, l’idée de jeter la pierre au personnel de la Santé qui, bien entendu, travaille dans des conditions déplorables. Le but est d’essayer de comprendre les causes de cette démotivation constatée chez le personnel soignant car on a tendance à confondre les symptômes d’un dysfonctionnement avec ses causes.
Notre système de Santé, défaillant à bien des égards, a été récemment mis à rude épreuve par la pandémie. En effet, les témoignages de nombreux malades et leurs proches sont poignants : les patients sont pris entre l’étau de la prédation du secteur privé et l’enclume de la précarité du secteur public dépourvu de matériel et d’infrastructure adéquats, sans compter le manque en personnel soignant. Dans les hôpitaux publics, il est difficile pour les personnes présentant des signes de la Covid-19 d’accéder aux tests, parfois même aux soins quand elles sont infectées par le virus ou suspectées de l’être. Dans certains hôpitaux, la prise en charge des malades se fait dans des conditions jugées déplorables. C’est pourquoi les patients évitent les hôpitaux quand ils le peuvent. Nombreux sont ceux qui n’y vont que lorsque leur état atteint un stade critique. D’autres préfèrent mourir à la maison plutôt que d’être hospitalisés. L’hôpital public est devenu pour beaucoup de Marocains synonyme d’un mouroir. Ceux des villes et villages éloignés de l’hôpital ont une autre raison de bouder l’hôpital malgré la gravité de leur état et non des moindres : c’est une tombe hors de leur terre natale. En effet, le règlement interdit le transfert de la dépouille d’un décès de la Covid-19.
Et pourtant ce sont ces mêmes établissements, ce même personnel qui accueillaient les malades de la Covid-19 avec bienveillance et abnégation, au début de la pandémie quand le nombre des contaminés était encore très limité. C’était ce même personnel qui jubilait et fêtait la guérison de chaque malade avec fleurs et you-yous. Qu’est-ce qui a changé alors ?
Au moment où on se croyait sortis de l’auberge, la déferlante a redoublé de vigueur et a submergé les structures hospitalières. Le nombre de malades et de décès ne cesse d’augmenter. C’est la déception suivie d’un découragement tant les efforts et les sacrifices consentis pour endiguer la propagation de la pandémie se sont avérés vains. Outre cela, le cumul de la fatigue de tous ces mois où médecins et infirmiers ont travaillé d’arrache-pied, jour et nuit, a eu raison de leur fougue. Les conditions d’accueil des malades et celles du travail du personnel médical sont de plus en plus difficiles. Le personnel médical est touché de plein fouet. En effet, les médecins et les infirmiers ont payé un lourd tribut. C’est la peur dans le ventre que ceux qui y ont encore échappé se rendent à leur travail. Ajoutons à cela, le sentiment d’injustice qu’éprouvent ceux-ci car ils estiment que leur rémunération n’est pas à la hauteur de leurs compétences et sacrifices. Chez eux, la tension monte, l’humeur s’assombrit et les relations tendues ne favorisent pas la communication. C’est ainsi que les relations soignant/ malade se trouvent négativement impactées. Les patients et leurs proches qui sont confrontés à la douleur physique, à la souffrance psychique, à l’anxiété se trouvent face à un personnel soignant dépassé, épuisé, démuni.
Le cœur n’y est plus : c’est la déconvenue, la désillusion après une gestion dont les Marocains se sont targués. Et pourtant tout avait l’air de bien démarrer, de bien marcher ! Hélas, comme à l’accoutumée, nous avons crié victoire très tôt. Notre joker dans cette longue distance, n’est en vérité que ce lièvre qui s’est effondré aux premiers tours de piste.
Mais quand la crise sanitaire se conjugue avec la crise des valeurs, la situation s’aggrave : il y a bien sûr ceux qui chassent dans l’eau trouble. Mais il me semble injuste de généraliser ou de stigmatiser les soignants et de leur faire endosser toute la responsabilité. Ne les a-t-on pas applaudis quand ils travaillaient dans des conditions meilleures, lorsqu’on les a vus s’investir corps et âme pour sauver des vies malgré le risque d’être contaminés ?
Cette crise sans précédent a révélé bien des failles de notre système sanitaire. Mais elle peut être un acte fondateur de profondes révisions de la conception et de la mise en œuvre de la politique sanitaire. Et la réforme devrait être menée sur différents fronts. Certes les infrastructures de base sont nécessaires, mais l’investissement dans l’humain est primordial. C’est à long terme et avec une bonne volonté que le but pourrait être atteint.
Notons tout d’abord que la réforme de la législation du système de santé devrait aller dans le sens d’une gestion transparente, de l’égalité de l’accès aux soins pour toutes les classes sociales et les différentes régions du pays. L’accès aux soins devrait être garanti à tous les citoyens par la généralisation d’une couverture sociale.
Il faudrait aussi œuvrer pour une démocratisation d’accès aux facultés de médecine et de pharmacie en prenant en considération d’autres critères de sélection que la note globale du bac qui est elle-même le résultat d’un enseignement ségrégatif. Car ceux qui ont accès à ces métiers ce sont ceux qui ont soit de bonnes notes, soit les moyens financiers pour payer leurs études. Si le Maroc continue sur cette voie, nous aurons un pays non seulement où le fossé se creuse sans cesse entre les classes sociales mais aussi un pays de castes : la caste des familles médecins, la caste des familles avocats, celle des assureurs, celle des politiques … C’est l’adage populaire « hraft bouk la ighalbouk »[1] qui est à l’honneur. L’étanchéité entre les classes est en train de se renforcer. L’école qui ouvrait une issue de promotion aux démunis est devenue un outil de ségrégation par excellence.
Certes, il est plus facile de partir sur de bonnes bases quand le terrain est vierge. Mais quand il s’agit de retaper et de réorganiser une maison mal conçue et en délabrement, la tâche est ardue et le résultat est incertain. Ceci est d’autant plus difficile que les locataires y ont pris des habitudes et y ont instauré des rituels. Il ne s’agirait pas uniquement d’une résistance au changement, mais d’enjeux économiques importants car il s’est trouvé des personnes, des institutions à qui profite le système actuel. Il suffit de se rappeler les résistances auxquelles s’est confronté l’ancien ministre de la Santé M. El Ouardi quand il a fermé le centre des aliénés de Bouya Omar ou encore quand il est intervenu pour baisser le prix de certains médicaments. Oserait-on enfin prendre le taureau par les cornes ?
[1] La traduction serait : opte pour le métier de ton père si tu veux surpasser les autres.