Post-mortem : Béchir Ben Yahmed, l’Algérie et le Maroc ou comment a-t-il accompagné pendant 50 ans notre pays pour son Sahara
Béchir Ben Yahmed, décédé ce lundi, a fondé « Jeune Afrique » en 1963, dans la foulée des indépendances africaines. Installé à Tunis dans un premier temps, ensuite à Rome, il a déménagé enfin avec sa petite équipe à Paris.
Ce sont donc pas moins de 61 ans d’un journalisme de combat pour l’Afrique et le monde entier. C’est aussi un homme, un journaliste qui a préféré quitter les lambris d’un ministère pour exercer sa passion et peser sur la scène d’une profession où, exigence et pertinence, nous offre un magistère. Béchir Ben Yahmed fut aussi notre maître.
Nous reproduisons ci-dessous une partie de la très longue interview, publiée par Jeune Afrique en cinq séquences où il décrypte et commente son parcours, avec franchise et sans complaisance, sur ses modèles, ses choix, notamment le soutien objectif au Maroc dans l’affaire du Sahara. Cette interview, réalisée en novembre 2010 par Christophe Boisbouvier, jnous fait revivre la passion de cet homme exceptionnel.
Cette séquence porte sur l’affaire du Sahara marocain que voici :
10 novembre 2010 à 17h51 | Par Christophe Boisbouvier
DANS CE DOSSIER
Béchir Ben Yahmed : tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur Jeune Afrique
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Fondamentalement, pourquoi avez-vous toujours été hostile à l’indépendance du Sahara occidental ?
Je pense très sincèrement que l’indépendance est une erreur stratégique. Les Sahraouis sont très peu nombreux : 200 000 vivant sur un vaste désert, sans ressources importantes. Et je crois qu’ils s’épanouiront mieux dans le cadre du Maroc que dans un tout petit pays privé de richesses, assisté et sous l’influence de l’Algérie ou de pays tiers. Et je sais que la moitié des Sahraouis se sentent marocains. La plupart des gens qui ont créé le Polisario étaient des Marocains opposés à Hassan II. En fait, c’était une opposition intérieure, et leurs griefs, même fondés, étaient conjoncturels.
L’Afrique n’a pas intérêt à avoir un micro-État de plus ; elle a besoin d’intégration et non de partition.
N’y a-t-il pas chez vous une inclination personnelle en faveur du Maroc au détriment de l’Algérie ?
Pas du tout, au contraire. J’ai eu plus d’affinités avec la politique algérienne et avec les Algériens qu’avec le Maroc de Hassan II. Je n’ai jamais été à l’aise avec la politique du roi. Je dois même dire que l’interdiction du journal par Hassan II est la seule qui ait été d’une certaine manière justifiée.
Voilà une erreur stratégique, parlons-en…
Ce n’est pas une erreur stratégique, c’est une erreur de sensibilité et une faute. Quand il y a eu l’attentat de Skhirat, en juillet 1971, j’étais chez moi, à Tunis, dans ma maison. Je me souviens de ma réaction : je n’étais pas catastrophé. Cela s’est traduit dans les articles de Jeune Afrique. Ne l’oublions pas : les auteurs de tentatives de coups d’État contre Hassan II étaient ses plus proches collaborateurs, ses hommes de confiance. Ce n’était pas bon pour lui.
(…) Je me suis toujours senti proche de la gauche en raison des valeurs qu’elle défend. Mes amis au Maroc s’appellent Abderrahim Bouabid, Abderrahmane Youssoufi, qui personnifient le Maroc que j’aime. Pas Hassan II, ni Oufkir, ni par ailleurs Mehdi Ben Barka, que je considérais comme un aventuriste.
En 1995, le journal est de nouveau interdit au Maroc. Vous avez alors entrepris une démarche auprès de Jacques Chirac pour qu’il plaide votre cause auprès de Hassan II. Comment cela s’est-il passé ?
Non, jamais je n’ai fait de démarche. C’est l’ambassadeur du Maroc à Paris, Youssef Bel-Abbès, devenu un ami proche, qui, désespéré par l’attitude de son roi vis-à-vis de Jeune Afrique, sans oser le lui dire, m’a demandé : « M’autorises-tu à demander à Chirac d’intervenir ? » J’ai dit : « Oui, cela ne me dérange pas, moi je n’interviens pas, mais si Chirac veut intervenir, il peut le faire. » Chirac, qui était aussi son ami et qu’il tutoyait, est donc intervenu. C’était à l’Élysée, à l’occasion d’une visite d’État du roi en France. Et Hassan II l’a vraiment mal pris. Il a asséné à Chirac : « De quoi tu te mêles ? Cela ne te regarde pas. » Et pour vous montrer la duplicité de Hassan II, le soir même, il y avait un dîner officiel auquel j’étais invité. Lors des salutations d’usage, il s’est montré extrêmement affable et chaleureux avec moi. Naïvement, j’ai cru qu’il avait tout effacé, alors qu’il venait tout juste de refuser à son ami Chirac la levée d’interdiction. En fait, avant de quitter Paris – et ça, il faut le mettre à son crédit –, il s’est tourné vers son directeur de protocole et lui a dit : « Rappelle-moi que je dois lever l’interdiction de Jeune Afrique, mais dans six mois. »