Le monde en suspens : Crises globales, agendas internationaux et transitions sociétales
Par Taoufiq Boudchiche
La crise sanitaire liée au Covid-19 a eu comme « un effet de loupe » révélant par une sorte de « raccourci temporel et spatial » la vulnérabilité de nos modèles sociétaux. Les effets de la crise sanitaire cumulent avec une crise du climat, de la biodiversité et de la pollution. L’ensemble formant un cocktail explosif qui génère de par le monde des crises politiques menaçant plusieurs Etats de l’effondrement institutionnel.
A l’été 2021, la crise du Covid-19 aurait déjà causé plus de 4 millions de morts dans le Monde. Et, selon le dernier rapport du Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat (GIEC), la pollution de l’air intérieur et extérieur provoquerait jusqu’à 7 millions de décès prématurés par an. Sur le plan socio-économique, selon des données des Nations-Unies, plus de 80 millions d’individus ont été poussés dans l’extrême pauvreté, la vulnérabilité et la souffrance. Crise sanitaire, crise de la biodiversité, crise de la pollution impactent désormais au quotidien l’existence, la santé et la qualité de vie de centaines de millions d’individus, aggravant les fractures sociales et les inégalités en tous genres.
Mutation de l’ancien monde vers un monde encore plus incertain
La crise sanitaire a de toute évidence mis en échec les modèles économiques actuels. Dans le même temps, elle porte en soubassement quelques signaux qu’un nouveau monde est en voie d’émerger. Des forces du changement sont en mouvement mais sans manquer de faire ressortir de nouvelles visions divergentes de l’avenir. Toutes recherchent un « nouveau modèle sociétal et politique» dont la crise sanitaire a remis l’urgence et l’importance en perspective. Il y a celles qui oeuvrent à relancer le système en pariant sur les progrès de la technologie et de la science pour sortir l’humanité de la crise, portées en cela, notamment, par l’optimisme de la découverte du vaccin en un temps record. Il y a celles qui méfiantes envers « un système libéral et un capitalisme dominants » depuis plusieurs décennies générant « crise sur crise », prônent plutôt « la défiance » au système. Par exemple, les débats et clivages sociaux entre « pro-vaccins » et « anti-vaccins » dans les pays industrialisés où le vaccin est accessible à tous offrent un avant goût de ces nouvelles fractures sur fond de crise sanitaire et de méfiance dans les institutions. Dans les pays du Sud où prévaut la pénurie du vaccin l’inquiétude des populations est orientée plutôt sur les insuffisances des systèmes de santé publique.
D’autre part, au delà de la crise sanitaire, les basculements en jeu dans le monde s’emparent de la pensée socio-économique, de la recherche scientifique, de la technologie, de la finance et de l’investissement, annonciateurs de nouvelles révolutions « industrielles ». Sont-elles porteuses d’espoir ? S’opérant en premier lieu, dans le secteur énergétique et électronique, on pourrait le penser, car elles auraient pour nouvel horizon la « neutralité carbone ». En revanche, pour certaines évolutions à l’instar des bouleversements technologiques attendus de l’avènement de la « 6.G », aux capacités 100 fois supérieures à la 5 G, interrogent sur la société de demain. La 6 G ouvrirait une nouvelle page dans l’histoire des technologies de l’information et des communications. Des secteurs entiers, de la santé, aux services à la personne, en passant par la voiture autonome seront concernés et en tireront certainement avantage. Un pas décisif sera entrepris vers « l’automatisation instantanée» et « l’internet des objets ». Avec entre autres conséquences certaines formes de « transhumanisme » qui ne manqueraient de nous donner à réfléchir sur l’humanité de demain. La gestion des données personnelles et la liberté individuelle ne seraient-elles pas davantage menacées ?
Sur le plan diplomatique, ces nouvelles données imposent des bouleversements aux agendas internationaux mettant en péril certaines échéances majeures pour la communauté internationale dont il convient d’anticiper les conséquences. Notre monde en transition reste suspendu aux issues possibles à la crise sanitaire retardant d’autant plus les agendas internationaux, voire remettant en question leurs objectifs avec des conséquences qui seraient dommageables. Des voix se font entendre au sein de la communauté internationale pour reprogrammer l’agenda international au regard des effets de la crise sanitaire.
Les Objectifs de développement durable (ODD-2015-2030) menacés partout selon les Nations Unies
Selon les hauts responsables des Nations Unies, la crise du Covid-19 a eu un effet dévastateur sur plusieurs ODD. Tant et si bien alerte l’ONU que « la crise sanitaire, sociale et économique sans précédent causée par la pandémie risque d’aboutir à l’échec du programme 2030 et ses 17 objectifs de développement durable (ODD) ».
A titre d’illustration, le rapport annuel du « Sustainable Development Network » (SDSN) qui analyse chaque année la progression de 166 pays dans l’atteinte des ODD, signale que seuls quelques pays du Nord de l’Europe, comme la Suède, le Danemark et la Finlande seraient susceptibles dans le contexte post-covid, d’atteindre les ODD. Mais « même ces pays seraient confrontés à des défis importants pour atteindre au moins l’un des 17 objectifs et aucun pays n’est en voie d’atteindre tous les ODD », précise le même rapport.
La prochaine COP 26 sur le climat prévue à Glasgow serait également en péril
La COP 26, devant se tenir en 2020 et ayant été reportée au 31 Octobre 2021 se tiendra à Glasgow au Royaume Uni jusqu’au 12 décembre 2021. Elle fait l’objet d’intenses préparations car elle porte l’espoir d’apporter une réponse à « l’urgence climatique ». Elle pourrait également dans le contexte de la crise sanitaire actuelle, offrir l’occasion à la communauté internationale de mieux assoir et accélérer l’assise multilatérale des décisions à cet égard. Par exemple, en intégrant les enseignements de la crise sanitaire dans les « trajectoires de résilience » qui seront présentées, évaluées et discutées à cette occasion.
Cependant, force est de constater qu’après l’optimisme affiché des rencontres climatiques d’importance tenues cette année à l’issue par exemple, du « Sommet virtuel des leaders du climat », réuni à l’initiative du Président Biden, le 22 avril dernier, ou de celle organisée, le 13 décembre dernier par le Président Macron à Paris intitulée, « le sommet des hautes ambitions climatiques », il est ressorti dernièrement comme un air de pessimisme et d’inquiétude de celle tenue les 22 et 23 Juillet dernier à Naples (Italie) dans le cadre de la rencontre des ministres de l’environnement du G 20. Des divergences profondes d’approche et de calendrier, seraient intervenues lors des discussions parmi les membres sur la nécessité, face à l’urgence climatique, d’augmenter les ambitions climatiques et les moyens d’y parvenir.
Le coût estimé de la discorde climatique 5 à 20 % du PIB
Entretemps, les catastrophes naturelles, n’attendent pas les décisions de la communauté internationale, à l’instar de celles que nous vivons actuellement dans plusieurs parties de la planète (effondrements, inondations, incendies de forêts, submersions marines, chaleurs extrêmes, etc.). Aucun continent, ni aucun pays aussi développé soit-il n’est à l’abri de ces cataclysmes écologiques coûteuses en vies humaines, en souffrances et en réparation. On le constate avec effroi et regret aussi bien en Australie, aux Etats-Unis, en Belgique, en Allemagne, en Grèce, en Turquie, etc. Le coût estimé des impacts climatiques, selon les études spécialisées, varieraient entre 5 et 20 % du PIB selon les pays et l’ampleur des catastrophes, annulant parfois des décennies de développement.
Agendas africains, consolider les objectifs du développement durable (ODD-2030), de l’intégration panafricaine (ZLECA-2063) et de l’adaptation au Changement climatique (COP26).
Concernant les agendas intéressant en particulier l’Afrique, il y a d’une part, celui des 17 Objectifs de Développement Durable (ODD) à l’horizon 2030 établis sous l’égide des Nations-Unies pour engager l’Afrique sur des trajectoires de développement soutenables pour éradiquer la pauvreté, généraliser l’accès à l’éducation, la santé, l’eau et l’assainissement, renforcer la résilience au changement climatique, etc.. Et, d’autre part, l’agenda dit « ZLECA 2063 », sous l’égide de l’Union Africaine, instaurant un calendrier pour la création d’une zone de libre échange à l’horizon 2063 avec l’objectif d’aboutir à une intégration panafricaine.
Pour la COP 26, l’Afrique est également concernée car étant le continent le moins émetteur de CO2 (4%) mais il est celui qui en subit les plus importants effets négatifs. Les négociateurs africains attendent de la COP 26, des avancées concernant la concrétisation des promesses financières (100 milliards d’euros par an) pour les programmes d’adaptation au climat et des soutiens supplémentaires pour leurs initiatives, notamment l’Initiative africaine pour les énergies renouvelables (AREI) et l’Initiative africaine d’adaptation (AAI). Les dirigeants africains veilleront, selon les acteurs concernés, à parler d’une seule voix et réaffirmer leurs engagements d’intégrer des stratégies plus vertes et plus résilientes dans les agendas les intéressant en particulier en faisant de la COP 26 un levier pour consolider et relier (ODD-2030) et (ZLECA-2063).
L’Assemblée générale annuelle des Nations Unies en format réduit ou virtuelle prévue en septembre 2021
Le secrétariat des Nations Unies a proposé en alternative d’une assemblée générale plénière et en présentiel deux autres formats en prévision d’une crise sanitaire qui se prolonge. L’option d’une session à laquelle ne seraient conviés que des ministres et la deuxième, celle d’une répétition de l’édition virtuelle de 2020.
Les transitions sociétales en suspens
L’ensemble des phénomènes, décrits ci-haut, dévoilent des forces mondiales et planétaires en mouvement orientées sur des sorties de crises animées par des perceptions diffuses et divergentes des risques globaux notamment climatique et sanitaire. Entre celles qui parient sur la recherche scientifique et les avancées technologiques pour conduire le changement, et, celles, qui prônent la « méfiance et la défiance » du système comme « mode d’expression politique », elles oscillent entre la nécessité « de plus de démocratie », et/ou la nécessité « de plus d’autoritarisme ». Les lignes de démarcations politiques entre « autoritarisme » et « démocratie » se sont accentuées lors de la crise sanitaire, jusqu’à devenir « poreuses », selon les circonstances. Elles constitueront sans doute les tendances centrifuges des visions sociétales à venir. Les offres politiques qui sauront osciller entre les deux nécessités parviendront à mieux convaincre probablement en ces temps d’incertitudes.
La nouvelle révolution industrielle sera à dominante énergétique et numérique L’Accord de Paris signé en 2015, avait été un signal très important pour engager un mouvement important et significatif en faveur de l’investissement dans les technologies contribuant à réduire les émissions de CO2. Des coalitions mondiales d’entreprises et de territoires s’engagent depuis dans la course aux technologies vertes. Parmi les secteurs fortement sollicités à cet égard, il y a celui de la production d’électricité par le biais d’une introduction massive des énergies renouvelables (solaire et éolien en particulier) ainsi que celui des transports avec la substitution progressive des énergies fossiles par d’autres sources d’énergie (électricité en particulier). A la veille de la COP 26, ces deux secteurs sont appelés à accélérer le rythme du passage aux énergies non fossiles car ils seraient responsables de plus de 80 % des émissions de CO2. La nouvelle révolution énergétique avec pour horizon la « neutralité carbone » Les Etats-Unis ont donné le ton avec le Plan de rénovation des infrastructures du Président Biden où figurent en bonne place des investissements massifs de 174 milliards de dollars pour faire des Etats-Unis le leader mondial de l’industrie automobile électrique, nouvelle génération. 15 Milliards de dollars seraient prévus pour installer 500.000 bornes de recharges pour les véhicules électriques. L’Europe a suivi dans le cadre du « Green Deal Climat », présenté le 15 Juillet dernier, avec l’objectif d’atteindre la neutralité carbone en 2035. Il contient des effets d’annonces fortes ne laissant pas indifférents industriels et acteurs socio-économiques comme la fin du moteur thermique dans les transports à cette échéance et l’avènement d’énergies de substitution (électricité et hydrogène en particulier). En Afrique, le Maroc fait figure de pionnier en matière d’énergies renouvelables avec une production d’électricité attendue en 2030 de plus de 50 % à partir de l’énergie solaire et éolienne. Des projets en matière d’énergie hydrogène sont également en cours pour en faire une filière potentiellement prometteuse ainsi que la production de véhicules électriques. La révolution 6.G, des progrès fascinants et des inquiétudes En Asie, on mise sur de nouvelles technologies liées à l’électronique qui préparent à l’internet des objets et nourriront dans le même temps les progrès technologiques attendus dans le secteur de l’énergie. Des pays comme la Corée du sud avance sur des recherches scientifiques pour développer des technologies de communication liées de la 6 G amplifiant les possibilités de transmission et de traitement de l’information. L’ère de l’internet des objets, du toucher voire des sensations à distance est déjà une réalité de laboratoire. Celle-ci est annoncée pour le grand public à l’horizon 2030-2035 et aurait des capacités 100 fois supérieures à la 5 G. Les technologies associées à la 6 G permettront de rendre instantanées les échanges d’informations et rendraient totalement autonomes véhicules, usines, domiciles, et transformeront des secteurs entiers de la santé à la communication, l’emploi et les services. Ils permettront de prolonger le corps humain et se substituerait par les progrès de l’intelligence artificielle aux fonctions humaines ne manquant de poser des questions philosophiques et sociologiques sur ce « transhumanisme » à venir.
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(*) Taoufiq Boudchiche est économiste