Al Hoceima : un mal qui en cache d’autres
Cette année, les soirées ramadanesques ont pris un autre goût dans la ville d’Al Hoceima qui vit, depuis près de huit mois au rythme de manifestations et de sit-ins plus ou moins pacifiques. Des photos de citoyens et de policiers qui se saluaient rassuraient sur la maturité opérée des deux côtés. Toutefois, ces derniers jours, la tension est passée au pic. Des coups de boutoir sont survenus et pour cause des adolescents qui ont pris le devant de la scène des manifestations et en ont fait un jeu d’enfants où le vandalisme est le maître mot, ce qui fausse bien évidemment l’image du Hirak. Par conséquent, les contestations ont fait des dégâts. Aussi le jeudi 8 juin aura-t-il été jusque là le maelström d’une colère qui ne s’éteint pas. Et c’est ainsi que les nombreux débordements lors des derniers affrontements rompent avec le pacifisme prôné dès le début.
Les spasmes ont commencé, fin octobre, à la mort de Mouhcine Fikri, broyé tragiquement dans une benne à ordures. Et depuis, plus de 850 sit-ins et manifestations diverses ont eu lieu dans la province, selon le ministère de l’Intérieur. De fait, la crise du Rif a pris une résonnance nationale voire internationale.
Prémices d’un mal-être
Le dialogue étant au point mort entre gouvernement et manifestants, les négociations étaient dans l’impasse. Après un bouillonnement de plusieurs jours, l’affrontement a éclaté entre manifestants et policiers à Al Hoceima, épicentre du mouvement contestataire.
Rappelons qu’à l’exception de l’attaque, fin mars, d’un immeuble de la police dans lequel un groupe de jeunes a mis le feu, ces manifestations, rassemblant parfois plusieurs milliers de personnes, se déroulaient normalement et donnaient lieu à très peu d’incidents.
Or ce jeudi, ces jeunes poussant la provocation à bout, se sont exercés à un jeu de jets de pierres contre les forces antiémeutes qui ont dû faire usage de gaz lacrymogène pour disperser la meute. Le quartier de Sidi Abed s’est mué alors en champ de bataille où le sang a coulé dans les deux camps. La police procède donc à plusieurs interpellations. Chose qui a mis les Marocains les uns contre les autres. D’un côté, il y a des citoyens qui réclament des droits et de l’autre, des forces de l’ordre qui accomplissent leur devoir de maintenir l’ordre et éviter le pire. Leurs frictions mettent le feu aux poudres. D’autant plus que plusieurs facteurs n’ont cessé de jeter de l’huile sur le feu. En effet, qualifier les revendications de complot et de velléités séparatistes par certains partis a mis les contestataires dans une sorte d’irascibilité hargneuse. Or si la grande majorité des habitants de la Région ne fait qu’exprimer un droit constitutionnel, certains profitent de leur colère pour d’autres fins malsaines et les photos qui ont circulé sur la toile en sont la belle illustration.
Cumul de frustrations et mauvaise gouvernance
Il est de notoriété publique que la région du Rif a été marginalisée depuis des décennies. Et cette partie de l’Histoire constitue une frustration amère dans la mémoire collective traumatisée des Rifains qui se sont refermés à toute tentative de dialogue. Et pour cause, le citoyen se sent écarté d’institutions mécaniques, d’élus et de partis concentrés sur leurs propres intérêts que par ceux du peuple, victime d’une mauvaise gestion et de manquements aux devoirs qui ont fait que le Hirak est majoritairement composé par de jeunes chômeurs qui y ont trouvé le canal pour faire entendre leur voix et les revendications de l’ensemble du Rif à la fois économiques et sociales. Ceci dit, la population crie à l’unisson le manque d’hôpitaux, d’universités et d’écoles et réclame l’abrogation du décret de militarisation de la région. Ces manifestations sont aussi une réaction à des politiques irréfléchies et à des élus qui manquent de stratégies et d’actions. Et comme prévisible, la solidarité a fait écho dans plusieurs régions du Maroc. D’ailleurs, la manifestation de Rabat symbolise un moment historique à forte intensité, un moment de rassemblement pacifique et mature où des attentes de citoyens sont exprimées dans une cohésion nationale. Toutefois, le spectre de la division rôdait et planait au-dessus de banderoles noires rappelant à notre souvenir que l’opportunisme n’est jamais loin.
Récupération et opportunisme
Organisée à l’initiative de plusieurs mouvements politiques et ONGs, la marche de Rabat, assemblage insolite et hétéroclite, en l’absence des partis politiques et des syndicats, a été dominée par une forte présence d’Al Adl Wal Ihsane nous rappelant un passé récent où ce mouvement voulait surfer sur la vague du 20 février. Par ailleurs, d’autres opportunistes, ne se sont pas fait prier pour prendre part à la danse où les fausses notes étaient manifestes. Entre une gauche radicale qui se noie dans les contradictions, des islamistes qui tentent de redorer le blason, celui qui brandit les droits de l’homme et pointe du doigt l’Etat qu’il représentait, il y a encore quelques années et des journalistes, assoiffés de reconnaissance, qui se créent une vie et une « réputation » en surfant sur les vagues du moment usant et abusant de la crise et croyant que s’improviser justicier et polémiquer les fera sortir de leurs tanières, les droits prennent un autre son de cloche desservant les manifestations.
Une démocratie participative
Rappelons qu’en 2011, des voix portaient déjà ces revendications qui ressurgissent six ans après. La santé, l’éducation, la corruption, l’injustice, l’inégalité des chances, les disparités sociales, les partis fantoches, les passe- droits, les élus corrompus, les politiques de façade sont autant de maux qui dévorent le pays. Ajoutons à cela l’inefficacité de l’administration qui fait que la confiance en les institutions est au cœur de la problématique.
Ne serait-il pas judicieux de faire un bon diagnostic de cette crise et d’en tirer un bon enseignement pour éviter qu’il n’y ait d’autres ? Le Maroc n’est pas seulement les grandes villes et Al Hoceima n’est pas Casablanca ou Rabat. C’est une région qui a ses spécificités locales à prendre en considération. Gangréné par la corruption, le Rif accuse un retard de développement record par rapport aux autres régions du pays entraînant un sentiment de marginalisation. D’ailleurs, la région est, en grande partie, contrôlée par la mafia liée à la production de haschisch. Et la population ne demande que des emplois et des investissements.
Mais on attend toujours d’être sous pression et dans l’urgence pour réagir au lieu d’anticiper. Ces délégations et ces commissions qui se relaient aujourd’hui ne pouvaient-elles pas devancer les choses, écouter les citoyens et améliorer leurs conditions de vie ?
Aujourd’hui donc, la gestion immédiate du dossier d’Al Hoceima s’avère nécessaire afin de tisser les liens entre le local et le national. Mais sans une démocratie participative et une implication de la population dans les projets, il ne s’agira que de solutions de replâtrage. Toujours est-il qu’il faut communiquer et instaurer un processus d’apaisement des tensions et des esprits pour pouvoir entamer un dialogue serein, responsable et fructueux. Au lieu de la politique de l’autruche, l’Etat doit montrer sa bonne foi, se remettre en question et prendre à bras le corps ce dossier tout en affectant les budgets selon les priorités des habitants du Rif, en enclenchant des chantiers de développement et en mettant les jalons de projets crédibles.
Force est de rappeler que dès son avènement au trône, SM le Roi avait effectué un voyage dans la région pour renouer les liens avec celle-ci. Et depuis, il en a fait une destination favorite pour ses vacances en famille. Dans plusieurs de ses discours, il a dénoncé la marginalisation et les disparités sociales dans le pays. Malheureusement, les responsables restreignent le développement des régions du Maroc dans les infrastructures tandis que le vrai problème est dans l’assainissement de l’administration. Pour cela, il faudrait avoir une vraie décentralisation et une vraie démocratie représentative générant des élites locales à l’écoute de leurs électeurs.
Les Marocains ont perdu toute confiance en les institutions à cause des promesses non tenues, des chantiers avortés, des politiques improvisées, des axes stratégiques de développement défaillants à tel point qu’aujourd’hui, ils n’ont plus confiance qu’en SM le Roi, qui à lui seul ne peut être au four et au moulin.
Etat, manifestants et médias
Ces événements étant mal gérés dès le début, le déplacement d’une délégation dépêchée sur place n’a pas changé la donne étant donné que les problématiques sont beaucoup plus complexes. L’affaire d’Al Hoceima s’est muée en bras de fer et en un défi lancé au ministère de l’Intérieur surtout que les négociations et les surenchères ont remplacé le dialogue. La surcharge a atteint le summum après l’arrestation du leader du Hirak Nasser Zefzafi, le 29 mai dernier, qui ayant eu vent du discours de l’imam, s’était introduit de façon abusive dans la mosquée pour interrompre le prêche du vendredi. Et tandis qu’une presse internationale s’en donnait à cœur joie, certains sites électroniques locaux et nationaux en quête de clics ne pouvaient laisser passer cette opportunité qui s’offrait. Des dizaines de pages facebook nouvellement créées pour couvrir l’événement et faire de lui un héros victime de l’Etat, en l’absence patente des chaînes nationales décrédibilisées. Des vidéos et des photos où les projecteurs ne visaient que les manifestants faisant fi des 300 membres des forces de l’ordre qui étaient blessés sont affichées glorieusement. La violence est allée crescendo, et le fossé s’est élargi entre l’Etat et la population d’Al Hoceima. La situation a dégénéré et les arrestations massives d’un côté et le refus catégorique du dialogue de l’autre ont ravivé le brasier. Et même si l’Etat s’est mobilisé pour répondre aux revendications de la population, celle-ci rejetait toute tentative de dialogue. D’ailleurs, le ministre de l’intérieur s’était interrogé sur les intentions réelles des manifestants : « Malgré les efforts fournis par l’Etat pour répondre positivement aux différentes demandes des habitants, l’obstination de certains de continuer à manifester quotidiennement pose question ».
Une réconciliation urgente s’impose
Vendredi 16 juin, l’appel à la nation, initié par Ilyas El Omari est venu de Tanger. Le siège de la Région Tanger-Tétouan-al Hoceima, a ainsi réuni Mohamed Aujjar, ministre de la Justice, Driss El Yazami, président du Conseil national des droits de l’Homme, des responsables centraux, régionaux et locaux. Après une conférence d’un peu plus de douze heures, une liste de recommandations est établie soulignant le soutien inconditionnel aux revendications, la libération des détenus, l’abandon des poursuites en plus du retrait des forces publiques, le renoncement à l’approche sécuritaire et l’initiation d’une approche qui se base sur le développement impliquant les populations concernées, les élus locaux et régionaux et l’appel au gouvernement afin de mettre en œuvre ces recommandations.
En somme, il faut recadrer les choses pour que chacun respecte ses devoirs et jouisse de ses droits. Réhabiliter l’autorité est urgent pour que l’anarchie ne règne pas. Pourquoi ? Lorsqu’un militant du Hirak s’adresse à un ministre –Mohamed Aujjar- en lui disant « êtes-vous un gouvernement ou un gang ?», c’est un abus de circonstances et de liberté. Les fauteurs de trouble doivent assumer mais ceux qui n’ont fait qu’user d’un droit constitutionnel à savoir manifester pacifiquement n’ont pas à se retrouver en prison. Quant aux responsables, la reddition des comptes doit être de mise. Il faut mettre fin aux dérapages qui sont les mobiles de tous les échecs.
Des manifestations et des leçons
Ce qui se passe à Al Hoceima a mis un sceau sur l’impuissance et l’inopérance de nos partis politiques qui se doivent de se remettre en question. Le gouvernement quant à lui doit se décider, enfin, à sortir de sa léthargie qui n’a que trop duré laissant la place au chaos. On ne peut arranger les choses dans les bureaux feutrés. Aujourd’hui, ayant perdu toute confiance, les citoyens s’adressent directement au Roi.
Les revendications du Rif sont des droits de toutes les régions lésées du Maroc et tous les Marocains les soutiennent. Mais les Rifains se doivent de laisser la raison l’emporter sur la fougue de la jeunesse et la fierté excessive et ne pas céder à l’entêtement et à la manipulation. Les images de violence que subissent nos frères et sœurs (civils et forces de l’ordre) nous sapent le moral. Que la paix règne enfin sur nous au lieu de cette peur qui se conjugue au pluriel. Que leur voix soit entendue, que les responsables corrompus soient punis et que justice soit faite, sous peine de voir la stabilité du pays menacée.
Que le dialogue s’instaure au lieu de toute la violence et l’agressivité qui règnent. Que les gouvernants aux abonnés absents sortent de leur mutisme et réagissent. Que les élus rendent comptent et assument leurs manquements et leur négligence. Qu’aucune région du Maroc, quelle qu’elle soit, ne soit lésée ou marginalisée. Nous sommes tous des citoyens marocains et nous devons jouir des mêmes droits.
Pour qu’il n’y ait pas d’autres Hirak, pour ne pas perdre beaucoup de temps, accuser un retard et des dégâts humains et économiques, il faut que chacun assume ses responsabilités, que la bonne gouvernance, la démocratie, la proximité participative ne demeurent que des notions abstraites.
La pauvreté, le chômage et l’analphabétisme d’un côté, la corruption, l’incompétence et les disparités sociales de l’autre font que le lait est sur le feu. Il bouillonne. Évitons qu’il ne déborde …
L’heure est grave et des voix sages devraient s’élever pour que cette région et toutes les autres bénéficient de leurs droits, que l’anarchie soit combattue, l’autorité rétablie et la justice imparable pour tout le monde. Les notions à géométrie variable ont longtemps sévi et le chaos n’est pas loin…