Azrou, ville paisible et vivante mais négligée des années durant !
Par Aziz El Kacimi Alaoui*
Mais oubliée : les médias n’en soufflent pas mot quand il s’agit de la couleur du ciel, de la température du jour… et de tout le reste ! On égrène ce qui est proche et on enjambe la « bourgade », comme si elle n’avait aucune existence au sein du royaume.
Ces oublis délibérés m’agacent. Et à force, ils m’ont plongé dans le passé. Je fus alors surpris par la distance que j’ai parcourue dans le temps sans qu’à aucun moment je ne pusse en prendre une quelconque mesure. Je ne pensais pas que le « futur d’hier » allait être le « présent d’aujourd’hui » : je l’imaginais loin, très loin, et je ne le réalise que maintenant. Mais ce passé me paraît plus coloré, et chargé de souvenirs marquants, souvent plus beaux que laids. J’y retourne donc pour m’en remémorer quelques bribes. Une manière de « remettre sur son piédestal », au nom de mes proches et de mes amis d’enfance, cette cité où le destin nous a réunis durant quelques belles années. Bien entendu, ça a commencé à…
Azrou, si tant mise sur la touche !
Elle tire son nom du fameux rocher proéminent Akechmir auquel elle s’adosse depuis la nuit des temps. Coincée entre les montagnes du Moyen Atlas, elle y est perchée dans un creux à mille deux cents mètres d’altitude, à proximité d’Ifrane, grand village (à l’époque) et apparemment plus « connu » car en partie constitué de maisons de riches et surnommé à cet effet la « Petite Suisse du Maroc ». Mais tout autant elle est entourée de forêts où abondent des pins, différentes variétés de chênes (vert, zéen…) et de cèdres, parmi lesquels trône le fameux Cèdre Gouraud, un beau vieillard de huit cents ans, faisant la fierté du coin, et dont on recommande la visite lors de toute balade touristique. Et à au plus quelques kilomètres, des sources intarissables, gorgées d’eaux limpides et délicieuses.
Son hiver est rude : la région y est sujette à de fortes chutes de neige. Quand elle est là, la poudreuse couvre la presque totalité des surfaces visibles. En ville même, il arrive qu’elle frôle le un mètre de hauteur. Mais une fois qu’elle en fut servie, la nature immaculée s’endort dans la sérénité et le silence. Insouciants des problèmes matériels que ces intempéries généraient à nos familles, la plupart de surcroît très modestes, nous (les gosses du quartier) ne renoncions jamais au plaisir de jouer dedans sur le flan des collines jouxtant la ville. Nous ne manquions pas d’imagination pour mettre en œuvre ce qui nous semblait être utile à cet effet : improviser une paire de skis, travestir en luge la planche en bois (al wasla) où nos mères nous confiaient habituellement les faluches en pâte fraîche à déposer au four… ou tout bonnement faire de la glisse sur nos fesses directement plaquées sur la neige. Bref, rien n’était écarté de ce qui nous convenait pour nous adonner à ce sport luxueux que nous ne pouvions pas nous offrir dans aucune des deux fameuses stations de ski à quelques kilomètres de chez nous : Jbel Hebri et Michlifen.
L’été est tout aussi dur dans son genre. De mi-juillet à fin août, la ville fond sous une chaleur écrasante, et les pics de température atteignent parfois des valeurs relativement élevées. Mais, Dieu merci, une chaleur sans humidité qui laisse l’atmosphère saine et respirable. Quand les moyens nous étaient donnés (ce n’était pas souvent le cas), c’est à la piscine municipale que nous allions nous rafraîchir. Celle-ci s’alimentait directement des sources naturelles provenant des montagnes des alentours, bien généreuses dans le temps. Même froide, et sans doute non « conforme » aux normes de la baignade, nous n’hésitions point à y plonger. C’était le plaisir de l’été ; et donc, dans nos têtes, nous ne dérogions guère à une quelconque règle sanitaire. La facture, comme on dit, c’est pour plus tard !
Hormis ces deux épisodes quelque peu extrêmes, le climat est en général agréable et ensoleillé, avec un ciel limpide, lumineux et d’un bleu exceptionnel. Et même le soir, il garde une transparence qui nous donne accès au spectacle d’une belle voûte céleste constellée d’étoiles. Une magnifique image dont ma mémoire reste empreinte et que je n’ai que rarement l’occasion de revoir en vrai !
Malgré les apparences et ce que peuvent raconter les mauvaises langues, notre ville n’est ni confinée ni repliée sur elle-même. C’est une plate-forme d’échanges, un carrefour où se croisent des routes principales… Sans compter son événement hebdomadaire devenu désormais une « institution » et une partie prenante de son folklore : le Souk du mardi où afflue une foule de gens venant de tous les recoins de la région. Un véritable rendez-vous de tous types de marchandises, dans un espace large, compartimenté presque à la règle et au compas. Tout y est, en vente, à l’achat, service à la personne : bétail, tapis, mobilier, linge de maison, vêtements, toutes sortes d’épices, coiffeurs ambulants, arracheurs de dents… et plein d’autres choses. La partie fruits et légumes est à part, répartie aléatoirement, mais magnifiquement habillée et chargée de couleurs leur rajoutant une fraîcheur donnant à quidam l’envie débordante de les croquer tout crus et à pleines dents.
Azrou est aussi un berceau de l’artisanat comme en témoigne son Complexe Artisanal bien connu. Les activités y sont diverses. Elles passent du tissage de tapis berbères à la sculpture de figurines en bois, la confection de babouches en cuir majestueusement décorées… et plus récemment, à l’exposition et la vente de plantes aromatiques de la région. C’est un lieu fréquemment visité, et les touristes qui s’y rendent n’en sortent qu’enchantés. Ces activités, visibles car mises en valeur de manière « officielle », sont épaulées par une multitude d’autres artisans de toutes les spécialités susmentionnées, travaillant en privé dans des ateliers minuscules ou dans de petits espaces dédiés à cet effet dans leurs logements. Notre ville ne manque donc nullement d’« artistes » (appellation méritée) bien confirmés et manifestement au top ! Ce qui, évidemment, ne peut qu’aiguiser notre fierté.
Je ne peux boucler cette séquence sans dire un mot sur le Lycée Tarik Ibn Zyad, initialement connu sous le nom de Collège berbère. (J’y ai moi-même effectué quelques années de ma scolarité secondaire.) Sans rentrer dans un quelconque éclairage historique du « pourquoi cet établissement a été créé initialement », je souligne simplement qu’une certaine élite politique et militaire y a été formée. Mais après l’indépendance, la culture y a pris une place prépondérante, dispensée à des élèves demandeurs et avides de savoir et de connaissance. La proximité du Monastère de Tioumliline, où les frères bénédictins qui y résidaient menaient à la fois une œuvre humanitaire et d’instruction, a été aussi un facteur déterminant. Bref… on pourrait dire que c’était un fleuron scolaire qui a marqué une « sacrée période » d’épanouissement intellectuel au sein de cette petite ville.
De mon enfance, je n’ai plus que de vagues réminiscences. Mais j’ai encore cette image de mon nez collé à la grille d’une fenêtre dont le cadre était en bois de cèdre peint en vert, de même teinte que celle du plafond tout aussi en bois ; c’était dans l’unique chambre que nous avions. Celle-ci était à peine éclairée par de timides rais de soleil ; et quand ceux-là manquaient, par la faible lumière d’une vieille ampoule noircie par la poussière. D’en haut, je regardais le jardin verdoyant du quartier Aït Ghriss, dont la végétation dense et sauvage était le seul morceau d’espace qui donnait un souffle vital aux rues avoisinantes. Tout était plongé dans un silence serein, que ne brisait périodiquement que le gazouillement doux et musical de quelques oiseaux. Telles étaient la plupart des après-midis que je passais dans cette maison où j’ai ouvert les yeux pour la première fois de façon consciente. Peu d’événements m’en restent dans la mémoire, sans grande précision, comme si je les avais tout simplement rêvés.
Mais voici quand même un souvenir affectif ; il nous plaira à tous, car il nous est commun et nous colle à la mémoire (nous ? les élèves de l’école « Tahtania, celle de Monsieur Jouve ») : la distribution de lait chaud à la récréation par Khali Mohammad. Un homme d’une cinquantaine d’années, replet, le visage blanc et joufflu. Dès que sonne l’heure, nous quittions la salle de classe et nous nous précipitions devant sa marmite géante remplie de lait bouillant, près d’une table en bois de cèdre où sont disposées des tasses en métal (sans doute les boîtes contenant originalement du lait en poudre confectionnées à cet effet par besoin de recyclage). Il y en avait pour toute l’école. Chacun de nous en prenait une et la tendait à Khali Mohammad qui la lui remplissait aux trois quarts d’un geste maîtrisé, affectueux et paternel (nous étions ses enfants !) Cette tâche, il l’assumait avec une joie débordante et une grande fierté, comme si c’était sa raison d’être. Que de bien cela nous faisait, surtout en période d’hiver où les températures pouvaient être très basses ! Un tendre et précieux souvenir que nous (les camarades d’école de l’époque) ne manquions jamais d’évoquer lors de nos (hélas rares !) retrouvailles.
Moult souvenirs du genre sont au fond du « chaudron ». Il ne tient qu’à d’autres d’en remonter et les conter à leur façon pour « vanter » les vertus de notre ville – qui n’en manque sûrement pas. Cela effacera la pâleur que les oublis répétés lui ont injustement peinte sur la peau, et lui rendra, j’espère, ses couleurs d’antan !
Je dédie ce texte à la mémoire de Farid Lansari ! Il savait que je l’élaborais et attendait de le lire sous sa forme finale. (Ces derniers mois, nous étions en contact téléphonique assez fréquemment.) Malheureusement la vie en a décidé autrement : il nous a brusquement quittés il y a quelques jours. Je publie donc cette version préliminaire pour lui rendre hommage à chaud.
Farid est un ami d’enfance, qui aurait pu conter des souvenirs similaires aux miens. C’est une personne noble, généreuse, avec de grandes qualités humaines. Beaucoup plus : sa simplicité et son originalité le mettaient au-dessus de tout et en faisaient un être unique. Quelle tristesse et quelle douleur de le voir partir si tôt ! Nous ne pouvons hélas rien entreprendre pour le faire revenir parmi nous, mais nous le garderons toujours dans nos cœurs et nos mémoires !
Professeur émérite*