Récit de vie : Gabriel BANON se raconte (2)
DE LA RUE DE TANGER À L'ELYSEE
EPISODE II
Gabriel BANON, un nom qui à lui seul constitue un pan de l’Histoire. La vie de ce grand enfant de Casablanca s’offre à nous sur plusieurs toiles de fond aussi luxuriantes les unes que les autres. Parler de Gabriel BANON n’est pas chose aisée quand bien même on serait son meilleur ami tellement sa vie est riche, passionnante et singulière. Enfant, il avait joué avec des princes. Adulte, il allait conseiller et chuchoter à l’oreille des grands de son époque allant du Roi de Suède, au Président russe en passant par Yasser Arafat et George Bush père. Comment pourrait-on donc raconter la vie de celui qui fut l’ami des grands de ce siècle comme Henry Kissinger ou encore l’ancien président Gerald Ford et bien d’autres sachant qu’on omettrait bien des chapitres palpitants d’une vie exceptionnelle à tous égards ? Gabriel BANON c’est aussi une carrière riche de rencontres de haut niveau que lui seul pourrait nous raconter. Pendant bien des années, tous ses amis et son entourage l’ont exhorté à écrire sa vie mais la modestie des grands l’en a toujours empêché. Peut-être aussi son sens de responsabilité et surtout de discrétion lui qui garde bien au fond de lui des secrets d’États. À mon grand bonheur, et je peux même m’en sentir fière, je l’ai convaincu de le faire par devoir de partage, lui qui a beaucoup de choses à nous apprendre. Dans ces épisodes que nous allons publier, au fil des éditions, Gabriel se confiera à nous, se racontera et nous embarquera dans un voyage savoureux dans les arcanes de son monde fabuleux mais bien des fois tumultueux.
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« Depuis l’âge où je pouvais comprendre mon environnement, j’assistais, que dis-je, je vivais la transformation de Casablanca. La grande place, au dehors des remparts, deviendra plus tard la Place de France et à l’indépendance, la Place des Nations.
Elle en verra des transformations cette place où arrivaient, antan, les caravanes avec leurs chameaux chargés de marchandises. Aujourd’hui, c’est les embouteillages, des voitures de toutes marques qui klaxonnent à qui mieux mieux. Tout cela, sous la haute présence de la Tour de l’Horloge.
Il n’y a pas longtemps, on expliquait au public dubitatif la signification des feux de circulation. Aux principaux carrefours, sur un grand tableau, avec un long bâton, un agent de la circulation expliquait : au rouge on s’arrête, au vert on repart, au jaune on se prépare à repartir ou à s’arrêter… Que cela semble loin, étrange, ces classes de vulgarisation au grand air !
Les mois et les années passaient, scandés par les congés scolaires et les fêtes religieuses. Les grandes vacances, trois longs mois, on les passait à la campagne, un lieu nommé : « Oulad Ziane ». C’était la liberté retrouvée. Du matin au soir c’était des courses sans fin à travers les champs. On grimpait aux arbres, et les pommes, ou poires, mangées assis sur les branches, avaient un goût incomparable.
La ferme était une immense bâtisse, héritée du précédent propriétaire, le Caïd du coin. On se perdait dans les couloirs, dans les enfilades de salons « arabes ». Il y avait même un « hammam », un bain maure qui était interdit aux enfants.
Mon père décida, un jour, que je ne pouvais pas passer mes journées à courir sous le soleil. Il m’envoya à la petite école coranique, organisée à la sortie de la grande cour de la ferme. Le Fqih y officiait dans une large hutte traditionnelle. C’est ainsi que j’appris à lire l’arabe et mémorisais des passages du Coran, comme « Al Fatiha » ou « Sabbih ». Mon géniteur était œcuménique avant l’heure, il considérait qu’il fallait avoir un minimum de connaissance des religions monothéistes. Où est le problème du moment qu’il n’y a qu’un Dieu, le même pour tous ? disait-il.
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La guerre, la seconde guerre mondiale, pour moi, se résume à deux épisodes : un séjour-refuge d’un an à Marrakech, où mon père mit toute la famille à l’abri d’hypothétiques bombardements, suite au survol par des avions allemands, une nuit, de Casablanca. Le second, le débarquement américain au Maroc. C’est un jour de novembre 1942 (le 8) que nous fûmes tirés de nos lits, à l’aube, par les hurlements des sirènes et le bruit des canons. On s’agglutina dans une petite chambre qui jouxtait le garage, deux étages plus bas. Dans cet abri de fortune, toute la maisonnée sursautait à chaque explosion. La maison tremblait, chaque fois que le « Jean Bart » faisait parler ses canons. On était aux premières loges, la maison étant, comme la Résidence, en bordure du port. Mon père avait développé un tic, à chaque explosion, il remettait son chapeau. Pour ma part, mes sœurs, tapies contre moi, présentaient une protection illusoire.
Casablanca est alors sous la Pax America. J’y découvre le chewing-gum, les barres de chocolats, le Coca-cola et les GI. Je peux dire que j’eus une enfance heureuse jusqu’au décès de ma mère, un vendredi 13 octobre 1944. Elle avait quarante-quatre ans et me laissa esseulé mais avec le souvenir inoubliable de son sourire et de sa douceur.
Enfants nombreux auxquels s’ajoutaient deux cousins et deux cousines, on ne sentait pas le besoin d’aller chercher des amis en dehors du cercle familial. On peut dire que l’on vivait en autarcie. La maisonnée regroupait de nombreuses personnes, outre les enfants et cousins, ma tante, la sœur de ma mère, du personnel de maison, nombreux, des visiteurs de la famille, dont certains étaient presqu’à demeure.
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Chaque fois qu’un conteur, un magicien, un musicien ou un devin, plus ou moins célèbres, étaient de passage à Casablanca, mon père les amenait à la maison. Toute la maison, enfants, adultes, maîtres de céans et serviteurs, se rassemblaient dans le grand patio pour une représentation unique. Un prestidigitateur, pour mes yeux d’enfant, un sorcier, faisait disparaître et revenir toute sorte d’objets. Il prit un des canaris de mon père, et le fis disparaître avec sa cage. Nous étions émerveillés et apeurés. L’atmosphère se gâta, lorsqu’il demanda à ma mère (avant qu’elle ne décède) de lui confier une de ses filles. Ma mère y opposa un non ferme et définitif. Le « sorcier » appuya sa main contre le mur et en sortit une boîte de dattes qu’il m’offrit. Comme prévu, ma mère me défendit d’y goûter.
Je me souviens de la visite d’un « devin » qui prétendait lire l’avenir. Bien sûr, ma mère lui demanda ce qu’il voyait pour son fils. « Vous n’avez pas à vous inquiéter. Il ira très loin, il rencontrera tous les grands de ce monde, (des géants ?). Vous serez très fier de lui ». « Rencontrer tous les grands de ce monde », cela resta gravé dans ma mémoire.
Mon père aimait rassembler la famille, aussi a-t-il fait du soir de Noël un événement à nul autre pareil. Imaginez tous les enfants assis devant la cheminée qu’on avait au préalable nettoyée soigneusement, un grand oreiller en tapissait le sol. Les adultes, personnel compris, étaient là, pour jouir du spectacle donné à leur insu, par les enfants. Soudain, une voix, grave et caverneuse, surgissait de la cheminée : « Bonsoir les enfants ! ».
On sautait se réfugier dans les bras du premier adulte proche dans l’assistance. Pensez, le Père Noël en personne, qui s’adressait à nous ! S’adressant à chacun de nous par nos prénoms, au courant de tout, de nos succès scolaires comme de nos échecs. Il nous faisait chanter à tue-tête, avec une ferveur non déguisée. Et puis, c’était la pluie des cadeaux, qui nous tombaient du ciel, via la cheminée. Il en fut ainsi, pendant trois à quatre ans. Ma sœur aînée menait des enquêtes, flanquée de deux autres sœurs. Elles voulaient en avoir le cœur net. Elles avaient le sentiment d’être la risée de l’école, quand elles affirmaient que « le père Noël existe, il est venu à la maison ! »
Ce n’est pas faute d’avoir vérifié la présence de tout le monde, y compris nos grands cousins et bien sûr tout le personnel. La vérité était toute simple : un employé du bureau de mon père entrait discrètement à la maison, et montait directement à la terrasse, muni de son texte. Les cadeaux étaient, bien sûr, regroupés depuis longtemps au pied de la cheminée.
Devant cette vérité dévoilée par notre sœur aînée, nous dûmes convenir de la triste réalité : le père Noël n’existait pas ! Mon père en tira immédiatement la conclusion qui s’imposait, plus de visite du père Noël. Nous regrettâmes cette découverte, peut-être, ma sœur aurait dû laisser les autres dans leur rêve utopique. Une page venait d’être tournée dans l’imaginaire de notre fratrie.
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J’allais avoir bientôt 13 ans. Les préparatifs pour le grand événement allaient bon train. Le grand jour de ma « Bar Mitzva » approchait avec un trac grandissant. C’est que je devais, du grand pupitre, devant un temple bondé, lire un paragraphe du rouleau de la Torah, et après, lire un texte de commentaires préparé par mon rabbin.
Ce jour fut un triomphe pour ma mère et la dernière joie qu’il me fut permis de lui donner. Elle devait nous « quitter », peu après, ce maudit vendredi 13. Étant le fils aîné, majeur aux yeux de la loi juive, il m’incomba d’assumer toutes les obligations religieuses. Mon père laissa au mari de ma tante, religieux pointilleux, le soin de veiller au respect du rituel. Ce dernier ne me pardonna aucune obligation. Au bout d’un an, J’en sortis traumatisé, avec un rejet, à tout jamais, des rabbins imposteurs et des dévots.
Le départ de ma mère me précipitait du statut de l’enfant dans celui de l’adulte. Mais le souvenir de ma mère est resté vivace dans mon conscient. La douleur de sa peine n’est pas passée malgré les années. On dit que les êtres ne meurent pas tant que leur souvenir subsiste dans nos mémoires. Alors, ma mère est toujours parmi nous.
Il arriva ce qui devait arriver, mon père se remaria. On peut comprendre qu’avec sept enfants, dont un bébé d’un an, le célibat allait être pesant. Un an après le remariage de mon père avec ma tante, nouveau drame familiale : elle décède en mettant au monde un garçon, mon cousin et demi-frère. A tort ou à raison, je ne considère comme frères et sœurs que ceux issus de la même mère. Le nouveau venu était et est toujours pour moi, un cousin.
Mon cher père ne se découragea pas. Il se remaria deux fois encore, avec un divorce au passage. Sa dernière femme, beaucoup plus jeune, qui était une relation de ma sœur aînée, assura son emprise sur lui et vida graduellement la maison de tous ses rejetons.