Tribune: Pour un Maroc futur « Etat aquapreneur »
Tribune suite à la publication par l’IRES du rapport intitulé « L’Océan : enjeu mondial et solution planétaire ». Un choc de connaissances maritimes et de concepts novateurs.
Par Taoufiq Boudchiche, économiste et essayiste
Le rapport stratégique annuel 2022-2023 sur l’océan réalisé par l’Institut Royal d’Etudes Stratégiques (IRES) est remarquable à plusieurs titres. Composé de trois chapitres denses, enrichissants, et osons l’expression à la lecture rafraichissante, l’ouvrage introduit le lecteur aux savoirs maritimes (océanographie) dans le contexte des enjeux existentiels qui lient l’humanité à la mer.
Il pose un regard neuf sur l’état des lieux des océans, en adoptant une démarche éditoriale et pédagogique novatrices (série de wikis complémentaires en version électronique). En abordant, le premier chapitre, il ressort des données exposées, la profonde méconnaissance scientifique actuelle à l’endroit de la « planète Océan ». Un constat en soi déroutant alors que cette masse liquide, est-il précisé, d’environ 1,3 milliard de kilomètres cubes d’eau salée, recouvre 71% de la surface terrestre et comporte 95% de la biosphère. Le volume habitable de l’océan, qui est 642 fois supérieur à celui du continent, abrite une proportion importante des espèces vivantes de la Terre.
Une planète extra-terrestre si méconnue qu’il faudra plusieurs siècles à l’homme au rythme actuel des connaissances pour en percer les mystères. Alors que 12 astronautes ont déjà marché sur la Lune, seules 4 personnes sont descendues à plus de 10 000 mètres de profondeur. Une image forte reprise du rapport qui reflète une forme de désintérêt politique, scientifique et culturel étonnant, liée notamment, à une relation ambigüe de l’homme avec la mer. 10% seulement des régions océaniques, situées en dessous de 200 mètres de profondeur ont pu être explorées (soit 5% de la masse océanique totale), 250.000 espèces maritimes sont recensées sur les 10 millions d’espèces estimées. La même méconnaissance entoure les zones abyssales qui occupent 60 % de la surface de l’eau.
Pourtant, l’océan qui couvre 71% de la surface du globe, génère plus de 50% de l’oxygène mondial et absorbe, chaque année, 25% du carbone d’origine anthropique. Il représente de surcroît 95% de la biosphère. L’écosystème océanique offre à la vie sur terre des fonctionnalités globales essentielles qui génèrent au moins 74 services éco-systémiques nécessaires aux cycles de vie. Il s’agit, par exemple, est-il précisé en page 29, des cycles biogéochimiques (cycle de l’eau, cycle du carbone, cycle de l’oxygène), du cycle de vie (flore et faune) et du maintien de la biodiversité, de la production de matière organique (biomasse) et de nutriments, ainsi que de la formation et de la stabilisation des sols. Son équilibre est donc essentiel à notre survie.
A ce sujet, le rapport restitue avec rigueur et précision, des données scientifiques essentielles qui éclairent le lecteur sur l’ensemble des interconnections existentielles entre l’Homme à la Mer et celles de la Terre à la Mer. Une « océanosphère » qui représente 93,9% du volume total de l’hydrosphère de la Terre (eau liquide, solide et gazeuse), étroitement interconnectée par les phénomènes naturels de la cryosphère, l’atmosphère et la lithosphère (érosion, accrétion). Ceux-ci permettent de gérer notamment la vie sur terre et de générer des ressources non vivantes tout en jouant un rôle fondamental dans l’habitabilité de la planète, c’est-à-dire sa capacité à accueillir et à développer la vie en régulant le climat.
Après un panorama sur l’état des lieux de l’Océan, sont évoqués dans le chapitre 2 les principaux enjeux stratégiques d’avenir. Parmi ceux-ci, la durabilité de l’Océan est placée en tête des problématiques en raison des atteintes portées à sa bonne santé. Elles se traduisent par les pressions anthropiques, la maritimisation des activités humaines aggravées par le réchauffement climatique et la désoxygénation. Elles constituent des menaces existentielles qui, selon l’IRES devraient inciter à anticiper le devenir de l’Océan, selon une vision globale et systémique, celle de « l’océanosphére ».
Les exemples des multiples conséquences des altérations sont bien renseignées tels que la montée du niveau de la mer, la fréquence des événements extrêmes, la toxicité multiple, la raréfaction des populations animales et de la biodiversité, la contamination des poissons (micro plastiques, polluants) les rendant impropres à la consommation, la diminution de la pêche et de la transformation des produits de la pêche, la salinisation des zones agricoles, la modification du tracé côtier, les catastrophes naturelles, les sargasses, la submersion…
Le rapport rappelle que face à cela, de multiples initiatives internationales sont conduites par plusieurs organisations internationales et celles de la société civile. Mais leur efficacité n’a pas atteint le niveau adéquat pour freiner le recul de la biodiversité marine ou encore l’acidification de l’océan. L’insécurité alimentaire croit dans de nombreux pays côtiers, tandis que toujours plus de plastiques et autres polluants finissent leur course dans l’océan.
Un constat qui conduit l’IRES à souligner l’importance de revoir en profondeur le modèle de développement appliqué à l’océan afin de repenser le rapport de l’humanité à la mer et de fournir les éléments d’une feuille de route aussi bien mondiale que nationale. Il est souligné à cet effet l’intérêt du concept de « Sustainable Ocean Economy », adopté par exemple par l’Union européenne, qui comporte 5 domaines clés de transformation : Ocean Wealth, Ocean Health, Ocean Equity, Ocean Knowledge, Ocean Finance.
Ils englobent des principes d’actions durables et éthiques dans les domaines précités qui rendent nécessaires, selon les solutions préconisées dans le rapport, la nécessité d’une gouvernance mondiale de l’Océan. Celle-ci est indispensable pour veiller à la mise en place d’un cadre réglementaire contraignant qui érigerait l’océan en bien commun de l’humanité. Ladite gouvernance est d’autant plus importante que 61% des eaux maritimes se trouvent en dehors des limites légales des Etats et que le rythme de la dégradation des cycles naturels n’est plus compatible avec celui de la décision publique internationale telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui.
Au chapitre 3, les développements sur la situation océanique au Maroc sont très instructifs. Le Royaume, de part sa géographie et son histoire maritimes, possède des acquis et des atouts dans ce domaine à l’instar des opportunités économiques qu’il se crée dans le cadre, notamment, des grands projets d’infrastructures portuaires. Il a aussi souvent joué un rôle de champion pour la sauvegarde du patrimoine marin mondial, par exemple, en tant qu’organisateur de la COP7 de 2001 et de la COP22 en 2016, du Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières (Global Compact for Migration) de 2018 et comme mécène de l’Ocean Decade Alliance en 2021, via la Fondation Mohammed VI pour la protection de l’environnement. En poursuivant dans cette direction, vis-à-vis de la sauvegarde de « l’océanosphère », le Maroc pourrait intervenir dans ses deux zones maritimes d’appartenance, à savoir, la Méditerranée et l’Atlantique Nord.
Il est suggéré à titre d’orientations pour le Maroc, de renforcer son rôle maritime régional au sein de l’Union africaine, étant donné que les 23 pays africains qui possèdent une façade sur l’Atlantique, représentent aussi 46 % de la population du continent et près de 52% de son PIB. Parmi les missions que le Royaume pourrait endosser, figure celui de piloter les travaux du groupe de travail spécial stratégique chargé de jeter les bases de la Zone maritime exclusive commune de l’Afrique. Et, au niveau des Communautés économiques régionales, le Maroc pourrait être à l’initiative, d’un Pôle Océan opérationnel, sur la façade atlantique. Il ferait office à la fois de cluster des industries maritimes de la sous-région, d’interface robuste entre les chercheurs et les décideurs, d’outil de recherche et de diffusion de connaissances.
En conclusion, des éléments de feuille de route sont exposés, en vue de faire du Maroc l’un des premiers « Etats aquapreneurs ». A cette fin, il est suggéré par exemple un changement de paradigme, voire d’opérer une révolution culturelle par laquelle le territoire marocain deviendrait une nouvelle richesse patrimoniale à protéger et à utiliser parcimonieusement afin de sortir de l’Anthropocène et de son économie de la prédation. Et, comme souligné en introduction du rapport, si l’océan est l’enjeu, il est aussi la solution pour ralentir le changement climatique. Cela permettrait de donner à l’humanité le temps de transformer ses modes de vie et de développer une civilisation plus responsable envers la planète et envers les générations futures.