Oufrane, village judéo-islamique du sud et mémoire millénaire de coexistence mémorielle menacé de ruines
Tribune
Par Amal Mellakh (*)
A proximité de Guelmime, Porte du Sahara, l’un des tout premiers sites commerciaux du Maroc a destination et en provenance de l’Afrique subsaharienne, se loge un petit village dont l’histoire remonte à des millénaires, il abritait des populations juives qui ont développé une culture voire une civilisation marquée au sceau organique de coexistence, de tolérance et de respect. Oufrane, cité berbère avait recueilli les Juifs persécutés et venus pour beaucoup d’entre eux vivre dans le sud marocain après avoir échappé au sort cruel du Roi Nabuchodonosor qui a détruit le Temple des Juifs et les a poussés à s’exiler.
Oufrane : Terre de coexistence pacifique entre les cultures et les religions, le Maroc l’est éloquemment et ce ne sont pas les exemples et les preuves tangibles de cette diversité interreligieuse et interculturelle qui manquent. Si la Constitution de 2011 est venue encore le prouver, noir sur blanc, en citant dans son préambule : « Etat musulman souverain, attaché à son unité nationale et à son intégrité territoriale », le Royaume du Maroc entend préserver, dans sa plénitude et sa diversité, son identité nationale une et indivisible. Son unité, forgée par la convergence de ses composantes arabo-islamique, amazighe et saharo-hassanie, s’est nourrie et enrichie de ses affluents africain, andalou, hébraïque et méditerranéen, la présence juive dans le Royaume est très ancienne et des plus emblématiques.
Dans les faits, cette diversité et les échanges entre religions et civilisations, des siècles durant, ont eu pour effet de nourrir un ADN multi-facettes, à même d’enrichir la civilisation marocaine et la laissant apparaitre comme l’addition de moult composantes. Une vraie « Exception » marocaine. De ce fait, un retour sommaire dans l’histoire millénaire du Maroc, nous amène, devoir moral et rigueur scientifique l’imposent, de rappeler que les Israélites ont quitté «Orchalime» au temps du Roi d’Egypte Nabuchodonosor après la première destruction du Temple en 3175 (586 av J.C) en traversant l’Égypte et le Sahara, pour s’installer dans un premier temps au bord de la rivière « Assif » et l’histoire de la présence juive commence dans le village d’Oufrane (Ifrane Anti-Atlas), à proximité de Guélmim en 3400 (361 av.JC).
Dans un premier temps, les juifs prennent refuge dans les grottes où, ils s’y installent après avoir obtenu une autorisation, avant de procéder, par la suite, à la construction dans cette localité, du « Mellah », pas loin de l’endroit où, il se trouve actuellement « Hafrat Baha ouabbar » « باها وعبار ».
Les agressions à répétition de l’humain et les dégradations dues aux aléas du temps et du climat rendent impératif de tirer la « sonnette d’alarme » sur cet état de fait, en affirmant que le « Mellah d’Oufrane » peut être considéré, actuellement, comme « un patrimoine en péril ».
Derrière cette situation alarmante, se développe une spéculation immobilière effrénée ayant eu pour effet néfaste de « ravager » sauvagement les lieux. Un autre facteur derrière la dégradation de ce patrimoine en péril réside dans la falsification de preuves, outre une volonté parfois, malsaine d’altérer voire même d’effacer à jamais l’identité patrimoniale de cette zone. Il ne suffit pas d’avoir des signalisations, estime-t-on, sachant que l’importance du site dépasse de loin la seule vocation stratégique étant donné, sa charge historique indéniable et le rôle de taille que joue ce Site sur les plans social (1) et politique (2) au niveau de cette région du Royaume.
Une visite sur le terrain désolante
Ce lieu si emblématique connaît malheureusement, aujourd’hui, la destruction de deux écoles dont une dédiée aux filles et l’autre pour les garçons, et bien plus encore… La visite de terrain effectuée sur ce site, laisse constater de visu qu’une auberge a été construite sur les lieux par un promoteur qui prétend avoir acquis un lot de terrain de plus de 4 ha, dans le cadre d’une transaction commerciale avec des représentants de la communauté juive, notant, dans le même sillage, avoir obtenu une autorisation délivrée par la Fondation du Patrimoine Culturel Judéo-Marocain. Des propos qui suscitent davantage de vérification pour définir et situer les responsabilités et par voie de conséquence de susciter des questionnements.
Admettant que la Fondation du Patrimoine Judéo-Marocain se trouve, d’une manière ou d’une autre impliquée dans cette « transaction » la question qui se pose est de savoir comment, peut-elle fermer l’oeil sur ce qui se passe au Mellah d’Oufrane dans ce cas-là ? En fait, mon déplacement sur ce site m’a permis de m’arrêter sur l’état de la destruction partielle et même totale de plusieurs espaces qui faisaient sa fierté par le passé, à l’instar des deux écoles (filles et garçons), ou encore de la Synagogue érigée actuellement, en propriété privée du prétendu propriétaire des lieux.
La dégradation et la négligence se sont étendues aussi à « Makwa « المقوى » connue comme étant l’endroit que les Juifs réservaient pour des pratiques spirituelles et des rituels de purification tous les samedis. Sans oublier l’état des cimetières « Kabba (قابة) » dite « Caverne » réputée pour être un lieu des plus significatifs, en accueillant les tombes des 7 frères « Benchmirou (بن شميرو) » et dont les morts sont enterrés sous 7 couches superposées.
Néanmoins, il serait décevant de souligner, encore une fois, que ces lieux n’abritent plus rien, à part deux pierres tombales au grand maximum enfouies et dissimulées sous l’herbe. Il en est de même pour la mosquée « Tabaaboud » « (تاباعبود) » Une ancienne synagogue. Toujours côté cimetière, l’(lmaghyra) construit vers 1750 et au niveau duquel, un pillage pur et simple des pierres tombales est nettement visible, sans omettre les tombes des 50 Hamisrafim (immolés vifs en 1755) qui sont inhumés au même endroit. En fait, il serait pertinent de ne pas perdre de vue que les cimetières juifs au village d’Oufrane, demeurent les plus anciens au Maroc si ce n’est pas en Afrique du Nord. Et c’est là d’ailleurs, qu’on peut trouver des pierres tombales datant de plus de 2500 ans, outre les tombes des saints juifs les plus vénérés du peuple juif, tel que la tombe du Hakham « Youssef Ben Maimoun », décédé et inhumé dans le village d’Oufrane durant l’an 5 av J.C pas loin du cimetière La Mghariara .
On constate également l’existence de bâtis de l’armée portugaise dans les montagnes qui, à une certaine époque, avait la charge d’assurer la protection des juifs, et dont le témoignage historique est visible. Pour faire face à cette situation et parvenir à assurer sa préservation appropriée, il est impératif d’agir dans l’immédiat, et dans le sens de créer un site historique et un lieu officiel de culte protégé. Cela rend aussi urgent de mettre en place un Centre d’accueil et de le doter de la mission de cueillir des informations sur l’histoire du site, et un visuel numérique qui permet de reconstituer plus ou moins l’histoire des Juifs et des Musulmans et ainsi en faire un outil technique de communication destiné à jeter et à renforcer cette passerelle entre le passé et le présent.
Dans la même lignée, il s’agirait de mettre en place un village traditionnel, dans le respect le plus absolu du cachet architectural de l’aspect archéologique de la zone, d’installer une Pierre Commémorative sur le Site et les cimetières, de manière à mieux témoigner de cette arrivée remarquable du peuple juif en 361 et jusqu’à l’année 1962 où, la dernière famille avait quitté le village.
L’effort doit, en outre, être orienté vers la restauration des lieux de prière, l’aménagement d’un espace consacré à la préservation des pierres tombales qui ont échappé aux facteurs de dégradation. Cet espace (Edifice) doit avoir pour mission principale de les rassembler et les conserver contre le pillage, les déplacements ou encore, les agressions de la nature, en l’occurrence les dernières inondations ayant frappé cette zone en 2014.
Le but de ma visite est d’abord de tirer la sonnette d’alarme sur ce qui se passe dans l’un des plus importants endroits historiques du Maroc, suite aux agissements et comportements irresponsables de l’individu mais aussi, d’un certain « laisser-faire » et une négligence avérée des services administratifs concernés par cette question.
Partant de ce qui précède, il est plus que jamais indispensable d’agir, collectivement, dans le sens d’inciter tout un chacun à se réconcilier avec notre patrimoine, en programmant une mission quotidienne par chaque citoyen lambada, et par là servir d’alerte à l’effet de se mobiliser pour l’élaboration urgente d’une feuille de route, susceptible de servir de référentiel pour l’ensemble des programmes politiques à concocter et à mettre en oeuvre.
Chaque pierre est une histoire à raconter
Il est temps donc de se mettre à l’évidence que chaque pierre dispose d’une histoire à raconter, et que dans ces terres à forte symbolique pour le Royaume avec des spécificités qui leurs sont intrinsèques, cette même pierre est le témoin oculaire et l’illustration éclatante d’un cachet identitaire infaillible.
Sur le plan social, ce Site emblématique du sud marocain renvoie au monde ce message universel de ce qu’est la coexistence pacifique entre les juifs et les musulmans. Une coexistence qui n’est aucunement un simple slogan mais bel et bien, une réalité irréversible et un fait palpable du quotidien au Maroc de nos jours.
D’un point de vue politique et diplomatique, suite au retour à la normale des relations entre Israël et le Maroc le 22 décembre 2020, l’existence par le passé d’une véritable population juive dans cette zone, »Guelmime » considérée comme « la porte » d’entrée vers le Sahara marocain n’est pas une simple hypothèse mais bel et bien, une preuve solide et palpable de ce que c’est « la diplomatie en velours » prônée par le Maroc, sous le règne clairvoyant et sage de Sa Majesté le Roi Mohammed VI. Partant des Hautes Instructions Royales et de l’intérêt particulier que Sa Majesté le Roi accorde à la valorisation et à la préservation du patrimoine matériel et immatériel, composante fondamentale de l’identité marocaine unie et plurielle, il est temps de resserrer les rangs et d’agir collectivement, pour faire bénéficier le village d’Oufrane d’un coup de jouvence. Il s’agit, in fine, de mettre la lumière sur cette partie de l’histoire du Royaume et par là, de mettre un terme à cette désuétude qui l’avait entachée de longues années durant. Le Maroc est et sera à jamais riche et si singulier par sa diversité et sa pluralité.
(*) Amal Mellakh, chercheure en patrimoine matériel et immatériel