Maroc-Algérie: Oujda, terre d’histoire commune et de liens mémoriels et culturels

Propos recueillis par Taoufiq Boudchiche, économiste et ancien diplomate

« Les civilisations se font sur les frontières », citation de Fernand Braudel.

Durant la période coloniale, l’Oriental marocain et l’Oranie formaient un espace économique commun… Le clan d’Oujda… fut constitué notamment de membres de la communauté algérienne anciennement établie à Oujda (propriétaires terriens, de commerçants, employés administratifs, étudiants…), encadrés par des combattants de l’ALN marocaine pour former l’armée des frontières durant la guerre d’Algérie (de 1954 à 1962)… Oujda fut l’objet de deux opérations en réaction à son soutien au FLN : en 1961 l’émetteur de la radio régionale sur la route de Sidi Yahya fut plastiqué par un commando français, le 18 février 1962 le Camp Ben Mhidi fut bombardé par deux avions de l’OAS alors que se déroulaient les négociations des Accords d’Evian pour mettre fin à la guerre d’Algérie. Le voisinage de l’Algérie a eu un impact profond sur Oujda et les localités frontalières de l’Oriental marocain au cours de l’histoire. Dans l’avenir, lorsque les conditions s’y prêteront, la possibilité d’entretenir une coopération dans le cadre d’une union maghrébine permettrait à Oujda de devenir une métropole charnière au sein d’un Maghreb concrétisé. 

Entretien avec Abdelkader Guitoni, Ancien professeur de l’enseignement supérieur, docteur d’Etat en géographie

Question 1 : la mémoire de l’Oriental marocain et de l’Algérie précoloniale et coloniale sont étroitement liées. Pouvez-vous en tant que géographe et historien nous rappeler les éléments qui ont façonné ce lien mémoriel vivace jusqu’à aujourd’hui, notamment les facteurs humains.

Les premiers immigrants algériens à Oujda s’y établirent lors de la conquête de l’Algérie par la France, marquée par la résistance de l’émir Abdelkader et la bataille d’Isly en 1844. Les « Mouhajirin », émigrés de la foi, souvent issus de Mascara, Tlemcen et Nedroma, étaient bien traités par le makhzen : exemption d’impôt, choix du cadi d’Oujda parmi les lettrés algériens…Du fait de l’ancienneté de leur installation ils étaient considérés comme marocains. Oujda accueillit par la suite des immigrants algériens musulmans lors de l’occupation d’Oujda en 1907 et l’établissement du protectorat français au Maroc, puis lors de la guerre d’Algérie.

La colonie algérienne exerçait un rôle socio-économique non négligeable dans des domaines divers : enseignants, interprètes, professions libérales, commerçants, artisans, prestataires de services publics et privés… Durant la période coloniale, l’Oriental marocain et l’Oranie formaient un espace économique commun : port de Ghazaouet (ex Nemours) débouché de l’Est du Maroc, appropriation de terres par les colons de l’Oranie, échanges commerciaux intenses, forte immigration algérienne, main d’œuvre de l’Oriental travaillant chez les viticulteurs de l’Oranie…

Au recensement démographique de 1960 où elle totalisait 128 645 habitants, Oujda comptait près de 30 000 Algériens et se plaçait au 3ème rang au Maroc pour le nombre d’étrangers après Casablanca et Tanger. Avec l’indépendance de l’Algérie en 1962, les Algériens quittèrent massivement la ville. Une minorité d’entre eux y resta, souvent en devenant naturalisés marocains.

Depuis les années 1960 on a assisté à une répétition du cycle fermeture-ouverture de la frontière maroco-algérienne. La dernière fermeture, remontant à 1994, se poursuit de nos jours.

Néanmoins le lien mémoriel entre l’Oriental marocain et l’Oranie voisine est séculaire et revêt plusieurs formes.

Question 2 : en Algérie on évoque beaucoup le rôle décisif du « clan d’Oujda » dans la lutte pour l’indépendance. Pouvez-vous nous éclairer à ce sujet ? Notamment par des anecdotes peu connues du grand public.

Le clan d’Oujda relevait d’une double structure : politique, le FLN (Front de Libération Nationale) et militaire, l’ALN (Armée de Libération Nationale) dont il était le bras armé. Il fut constitué notamment de membres de la communauté algérienne anciennement établie à Oujda (propriétaires terriens, commerçants, employés administratifs, étudiants…), encadrés par des combattants de l’ALN pour former l’armée des frontières durant la guerre d’Algérie (de 1954 à 1962). Il se composait d’officiers : de colonels Boussouf, Boukharrouba (alias Boumédiene, nom de guerre emprunté au saint Sidi Boumédiene de Tlemcen), Ali Kafi, Boudghene (alias colonel Lotfi), Benaouda, de commandants, de cadres dont Bouteflika et l’ambassadeur Laala ainsi que de militants. Il était dominé vers 1956 par Abdelhafid Boussouf (alias Si Mabrouk, lieutenant de Larbi Ben Mhidi, mort en 1956) chef du service des renseignements et son adjoint Houari Boumediene, chef d’Etat-major de l’armée des frontières, secondé par son protégé Abdelaziz Bouteflika. Le commandement du groupe s’appuyait aussi sur Cherif Belkacem, Medeghri et Kaïd Ahmed. De 1956 à 1962, Oujda a été le siège de la wilaya 5 de l’Ouest de l’Algérie, installé au camp Ben Mhidi au quartier Koulouche où furent accueillis Frantz Fanon et Nelson Mandela. Elle servit de base arrière pour la résistance algérienne. D’autres villes de l’Oriental marocain abritaient des camps d’entraînement pour les Algériens : Nador, Zaïo, Berkane…

A partir de 1956 le FLN enrôla des élèves algériens des collèges et lycées d’Oujda pour rejoindre le maquis. Le clan d’Oujda contrôlait des ateliers d’armement à Tetouan, Temara, Skhirat et Bouznika où des militants trotskistes et des ouvriers algériens produisaient des grenades, des explosifs et des pistolets mitrailleurs.

Oujda fut l’objet de deux opérations en réaction à son soutien au FLN : en 1961 l’émetteur de la radio régionale sur la route de Sidi Yahya fut plastiqué par un commando français, le 18 février 1962 le Camp Ben Mhidi fut bombardé par deux avions de l’OAS alors que se déroulaient les négociations des Accords d’Evian pour mettre fin à la guerre d’Algérie.

En juillet 1962 les hommes du clan d’Oujda, auxquels se joignit Ahmed Ben Bella qui venait d’être libéré, quittèrent Oujda, à la tête d’une armée forte de 60 000 hommes, pour mener des actes de guerre contre les maquisards des wilayas et le GPRA (Gouvernement Provisoire de la République Algérienne) afin de prendre le pouvoir à Alger. Connaissant la notoriété de Ben Bella, Boumediene conclut un accord avec lui pour écarter son ancien patron Boussouf. Il attendit le 19 juin 1965 pour renverser Ben Bella. En 1979, après la mort du président Boumediene, le clan d’Oujda fut supplanté par le clan de l’Est avec Chadli Benjdid, mais en 1999 il s’imposa de nouveau avec l’accession de Bouteflika à la tête de la République.

Question 3 : quel est l’impact des liens historiques dans l’Oriental marocain d’aujourd’hui et peut-être de demain ?

Le voisinage de l’Algérie a eu un impact profond sur Oujda et les localités frontalières de l’Oriental marocain au cours de l’histoire. Outre leur appartenance à une religion commune l’Oriental marocain et l’Oranie se distinguent par une affinité entre leurs parlers permettant de constater que la frontière politique maroco-algérienne ne coïncide pas avec une frontière linguistique. Il est à signaler la survivance de l’usage dans la région d’Oujda de mots turcs dont l’introduction date de la période de la régence ottomane d’Alger. Outre les termes dont l’emploi s’est étendu à l’ensemble du Maroc, tels que pacha (gouverneur de province), diwan (conseil du sultan ottoman), chaouch (huissier)… on peut citer des mots turcs usités de nos jours dans l’Oriental marocain dans le thème des professions : goumered (goumerek : perception), khaznadji : agent du trésor public, beylek : domaine public…Des fois il s’agit de termes arabes qui sont turquifiés par la suffixation « dji », par exemple : souâdji : horloger, zlaïdji : carreleur, qahouadji : cafetier, sfandji : marchand de beignets…

Grâce à sa situation géographique entre deux capitales historiques, Fès à l’ouest au Maroc et Tlemcen à l’Est en Algérie, Oujda bénéficia de l’apport de ces deux villes dont les populations héritèrent de la civilisation musulmane d’Espagne. Oujda a été le réceptacle d’un patrimoine riche : usages vestimentaires traditionnels masculins et féminins, apports gastronomiques : spécialités culinaires et pâtisseries diffusées dans les foyers urbains à la suite de mariages mixtes entre Marocains et Algériennes. Il y a surtout la musique gharnatie et andalouse transmise par les Andalous chassés par la Reconquista et réfugiés dans les villes du Maghreb, notamment Tétouan, Rabat, Fès et Tlemcen. La région frontalière d’Oujda s’avère un carrefour d’influences diverses, rappelant l’expression de l’historien Fernand Braudel « les civilisations se font sur les frontières »,

Dans l’avenir, lorsque les conditions s’y prêteront, la possibilité d’entretenir une coopération dans le cadre d’une union maghrébine permettrait à Oujda de devenir une métropole charnière au sein d’un Maghreb concrétisé.

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