L’Afrique entre sa propre prise en main et le désastre annoncé d’un « modèle Prigogine », miroir de Poutine
Par Hassan Alaoui
A l’annonce mercredi soir du 22 août de la chute fracassante d’un Jet-privé transportant 10 personnalités entre Saint-Pétersbourg et Moscou, toutes décédées parmi lesquelles Evgueni Prigojine, une question s’est vite imposée : que deviendront les milices du groupe Wagner dispersées par dizaines de milliers en Afrique, dont la spécialité, outre la conquête armée et violente de pays du continent, l’enrichissement, la prédation des richesses des pays conquis et la déstabilisation au profit du pouvoir russe ?
« L’Afrique noire est mal partie » ! Les générations des années militantes de 1960 à 1990, date de la cruelle désintégration de l’empire soviétique et des Etats constituant ce qu’on appelle le Pacte de Varsovie – qui se voulait la réplique de l’OTAN – se souviennent de ce titre du livre emblématique d’un certain René Dumont, publié en 1962 aux éditions du Seuil. J’avais vingt ans en 1968 quand je l’avais « avalé » et un peu plus lorsque je rencontrai alors l’auteur, un esprit brillant, crinière de cheveux blanche, militant et prophète, l’incarnation d’une extrême-gauche dont nous autres – trotskystes invétérés – nourrissions nos engagements et nos rêves. Il n’appartenait à aucune chapelle, sauf à lui-même, en revanche il était tout un programme…Et puis l’Afrique, à vrai dire, constituait aux yeux de l’Establishment parisien le cadet des soucis, l’enjeu lointain, un continent déchiré par les coups d’Etat, les guerres fratricides sanglantes, les luttes pour le pouvoir héritées des arbitraires tracés coloniaux et, naturellement, les interventions post-coloniales, discrètes encore, omniprésentes relevant du foccartisme ambiant , héritage du gaullisme.
Le livre de René Dumont constituait à vrai dire un brûlot à l’époque, un pavé dans la mare. Il déconstruisait ainsi une vertueuse fausse idée de ce qu’on appelait ici et là « une décolonisation heureuse » des pays d’Afrique noire, plongés par la suite malgré eux dans d’insoupçonnables crises, économiques, ethnico-religieuses, frontalières notamment, et bien entendu institutionnelles. « Prophète visionnaire », René Dumont avait tiré de très graves conclusions de la situation en Afrique, dont celles d’une agriculture totalement détruite, incapable, disons impréparée à assurer le minimum alimentaire aux populations locales, livrée aux marchés européens surtout. Sa voix de stentor contredisait celles des thuriféraires qui louaient une « décolonisation heureuse » de l’Afrique.
L’Afrique et ses épreuves cahin-caha
Entre 1962 et 2023, quelque soixante-et-un ans ont passé, l’Afrique a poursuivi cahin-caha son laborieux chemin, fait d’embûches, de conflits légués par de désastreuses décolonisations, de paupérisation accélérée, de coups d’Etat et contre-coups d’Etats, de « révolutions » ratées et confisquées, notamment en Algérie, d’élections truquées, de libertés entravées, bref un archipel immense de désolation … Tant et si bien que le continent africain – pourvu de richesses et mère des civilisations – est décrit par ceux-là mêmes qui en profitent à tours de bras, comme « maudit » et source des malheurs de l’humanité. Les remises en causes et soulèvements auxquels on assiste depuis quelques années, débouchant sur la contestation de la France en Afrique de l’ouest notamment, invoquent indubitablement l’exploitation unilatérale des ressources locales par les puissances étrangères. Sauf que le soulèvement des peuples africains devrait aussi, urgemment, s’en prendre aux milices de Wagner, bras armé de la Russie dont on vient d’annoncer la mort à bord d’un avion qui s’est écrasé de son chef Evgueni Prigojine, qui, banditisme et prédation affichés, pillent systématiquement ici la Centrafrique, là-bas le Mali, la Guinée, et le Burkina Faso, ainsi que d’autres futures proies désormais ouvertement ciblées.
Le dernier coup d’Etat le 26 juillet au Niger d’une série qui a commencé en 2020 et même avant traduit le désenchantement des élites africaines et donne libre cours à l’armée qui s’érige bon an mal en alternative. Il reste cependant qu’au Niger, pays apparemment stable jusqu’au 26 juillet, les choses ne semblent pas aller de soi : voilà que la junte est confrontée aux problèmes de paiement des salaires des fonctionnaires, donc à une grogne prévisible qui nous rappelle que « l’on ne touche jamais au portefeuille des citoyens » sans risquer de les soulever, au voisinage controversé avec le Nigéria dont les dirigeants voire le peuple n’entérinent nullement le coup d’Etat de Niamey, à cette imminente intervention militaire annoncée et même prête des forces de la CEDEAO , soutenue par tous les pays, y compris l’Union européenne voire mezzo voce par l’Union africaine à travers son Conseil de paix et de sécurité, incliné tôt ou tard à l’option militaire .
La junte algérienne perd les pieds
L’intervention imminente des forces armées de la CEDEAO, désormais sur le pied de guerre, semble perturber à ce point la junte militaire algérienne qu’elle le dit publiquement, toute honte bue, sans se soucier du détestable double langage qui est le sien : tout mettre en œuvre pour éviter une « ingérence dans les affaires intérieures du Niger », certes mais s’ingérer et comment ! dans celles du Maroc. Le coup de force au Niger est inacceptable, inadmissible pour qu’il ne soit plus nécessaire de déblatérer et de se laisser embobiner par les calculs d’épicier, comme le fait l’Algérie, elle-même devenue la porte ouverte pour Wagner, pour la Russie qui affiche ses ambitions d’implanter chez elle une Mission militaire, autrement dit une base à partir de laquelle les services russes observeraient et, le cas échéant, superviseraient les opérations dans la région, l’objectif de la junte étant bien entendu de surveiller le Royaume du Maroc et de l’avoir dans le viseur. L’épisode piteux du survol par l’aviation militaire française du territoire, et du prétendu refus d’Alger, l’amateurisme cinglant consistant à impliquer et renvoyer la balle au Maroc, nous en dit long sur ce cynisme érigé en doctrine d’Etat qui, Nicolas Sarkozy nous la rappelle avec gravité dans son dernier livre, « Le Temps des combats », relève ni plus ni moins que d’une médiocrité rampante.