Par Hassan Alaoui
La campagne haineuse lancée contre Leila Benali, ministre de la Transition numérique par des tabloïds anglais appartenant pour la plupart au magnat australien Rupert Murdoch et reprise par une partie de la presse marocaine – notamment des sites numériques – ne manque pas de nous surprendre ! A la fois par ses procédés, ses hallucinantes fantasmagories, ses attaques ad-hominem contre la ministre, un virulent acharnement et, au-delà, par une irascible et fielleuse volonté de nuire. On ne peut pas ne pas être interpellé par ce journalisme « couché », non plus ne pas le rappeler à l’ordre et au credo sacro-saint qui est au cœur de notre exercice : la vérification, la confrontation entre la part d’ombre qui le menace et la Vérité dont parlait un certain Charles Péguy…
On revient de loin ! Or aussi loin que nous projetons notre regard et remontons le temps, nous n’avons jamais assisté à une telle déconfiture. Débandade pour ne pas dire plus, de la presse, défaite de la pensée, crise de la raison et infaillible descente aux enfers des beaux principes et de la morale…Non sans amertume on prend note chaque jour un peu plus d’une irrésistible chute des valeurs et de la déontologie. Si tant est que l’on puisse déplorer avec les mots les plus forts, les gestes survoltés voire des véhémentes dénonciations et les cris d’alerte cette débauche de l’éthique professionnelle, nous sommes acculés à la tenace marche de ce modèle inédit. Comme un rouleau compresseur, il nous broie et nous incline à une passivité et à la résignation collective. Deux maux du totalitarisme !
Autrefois, la règle de notre profession – appuyée sur une noble conception et une législation rigoureuse – nous imposait sinon l’extrême prudence, à tout le moins l’exercice anodin de vérification et de recoupement qui sont à notre métier ce que le respect est à une religion. Je veux dire par là que tout journaliste ou informateur digne de ce nom, est contraint – je dis bien contraint – à cet exercice. Tant et si bien que tout article, chaque papier qui est publié, doit obéir à cet impératif de vérification. De nos jours, l’évolution de la presse – ou ce qui en reste – suscite à la fois l’étonnement et l’inquiétude, parce qu’aucune loi ne sait ni ne peut réglementer un champ devenu périlleux. L’incroyable et anarchique développement des réseaux sociaux au dépens de la presse traditionnelle et au profit des « mafias » anti-démocratiques nous jette tour à tour dans la trappe d’une galaxie inconnue, sans foi ni loi, et dans l’inculture et l’ignorance.
En dehors des publications honorables, sérieux, professionnels et respectables, il existe au Maroc plus de 800 sites crées ex-nihilo, parfois sans règles et sans autorisation légale. Ils sont aujourd’hui à contribution dans ce qu’on appelle le « sous journalisme », la « sous-culture », l’abaissement de l’esprit critique et de la Vérité. Sans compter que, quelque part, nolens volens, ils portent un coup à la démocratie. Un journaliste qui ne vérifie ni ses sources, ni la foi de l’information qu’il reçoit devient forcément un colporteur de fausses nouvelles et donc un complice de la manipulation quand ce n’est pas du complot. Abderrahamane El Youssoufi, tout Premier ministre de l’alternance qu’il fut, en avait fait les frais autrefois lorsque parvenu au pouvoir, à la tête du gouvernement, il était confronté en 2002 au gros mensonge affiché en manchette à la « Une » d’un hebdomadaire crée et publié alors par une équipe de jeunes et « brillants » journalistes qui croyaient déterrer un « dossier exclusif » et explosif. Autrement dit un document « révélant comment El Youssoufi avait « comploté contre le Roi Hassan II ». En veux-tu, en voilà, le dossier en question l’accablait par des preuves tirées par les cheveux, libérant les plumitifs et autres folliculaires dans la belle prose d’accablement, pour finalement – in extremis – l’on découvre que le document en question était un faux, fourni par un certain… Fquih Basri…
L’hebdomadaire « Le Journal » puisque c’est de lui qu’il s’agissait a du déchanter, tout au déplorable amateurisme de ses responsables qui n’avaient pas daigné se soumettre à l’exercice de vérification en consultant le mis en cause, Abderrahmane El Youssoufi, à lui demander de confirmer ou infirmer le contenu du rapport « confidentiel » reçu et publié à sa décharge.
Nous en sommes là ! Si la presse électronique se substitue à présent à la presse écrite aux grosses manchettes d’autrefois, si elle bénéficie de l’ambiance et des technologies de l’époque en cours, notamment en termes d’instantanéité, de rapidité dans la diffusion, elle est en revanche victime de ses succès plus que de ses erreurs, dont celles du style dépourvu d’attrait.
Elle demeure prisonnière et surtout fortement exposée aux défaillances de sa nature même et ses méthodologies. Le temps consacré aux lectures ne dépasse jamais quelques minutes au bas mot, les articles se succédant l’un l’autre dans un temps record, l’un chassant l’autre, nous essoufflant et nous envahissant. D’où cette tentation chez les commanditaires de happer au vol l’attention des lecteurs potentiels, plus paresseux que jamais et pressés, libérés du devoir de l’effort, séduits par le sensationnalisme et le marketing fabulateur des sites douteux. N’est-ce pas le philosophe italien Umberto Ecco qui a lancé » ce propos lumineux : « Les réseaux sociaux ont donné le droit de parole à des légions d’imbéciles qui avant, ne parlaient qu’au bar et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite. Aujourd’hui, ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel ». Peut-être ne souscris-je pas à cette lapidaire sentence ; mais reste-je convaincu de sa dimension nouvelle. Le penseur italien la place avec gravité au cœur du débat qui secoue les sociétés démocratiques.
Or, l’inquiétant bouleversement des systèmes d’information, n’est pas tant l’irrépressible besoin des sociétés d’y accéder – au nom de ce sacré droit à l’information inscrit sur nos frontispices démocratiques – que des contenus douteux aujourd’hui déversés à tout bout de champ, y compris par les titres et les organes réputés sérieux et crédibles. Comme aussi la rapidité avec laquelle ils circulent tel un feu de paille irrémédiable. Le « droit de savoir » c’est bien entendu la liberté et celle-ci, en matière de presse, requiert chez le journaliste une responsabilité accrue… Lacordaire, ce personnage de la scène politique et religieuse française du XIXème siècle nous rappelait à cette évidence qui devrait figurer comme une devise sur le fronton de notre métier : « C’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit » ! Un journalisme sans règle de responsabilité, de conscience, est un journalisme d’oppression, voué à fourvoyer l’opinion et, partant, à renforcer le triomphe des fake-news qui incarnent la dictature du mensonge et détruisent nos systèmes démocratiques.
Les tabloïds comme les sites qui regorgent dans la démesure et la quête désespérée du buzz, s’épuiseront longtemps et si vite, confrontés qu’ils sont à l’érosion peccamineuse d’un lectorat abusé, lassé et, comme l’on dit, exposé à un danger majeur : l’amenuisement de la pensée, la confusion et, ce faisant, le recul d’une certaine idée de la démocratie. Une manière de dichotomie s’instaure dans ce paysage médiatique asphyxié : à la diminution drastique et accélérée de la publicité, qui a jeté la presse dans un gouffre abyssal, correspond désormais l’instauration d’une culture du scandale, devenu la loi du genre, le paradigme incontournable, la stratégie du racolage et d’attrape-nigaud. Je veux dire une indigne culture du sensationnalisme avec recours à la calomnie, à l’obscénité même pourvu que ça choque et happe. Peu importe si la méthode ici nuit ou blesse et porte atteinte aux personnes ciblées, à ces milliers d’innocents fragilisés. En lançant en 1944 le journal « Combat », Albert Camus disait faisait sienne cette exigence : «…demander que les articles de fond aient du fond et que les nouvelles fausses ou douteuses ne soient pas présentées comme des nouvelles vraies » ! L’effort pour respecter cette exigence est colossal, tout comme l’exercice de recoupement qui est, en principe, notre religion.