Jean-Yves de Cara : « La CJUE a commis une dérive juridique à propos des accords de pêche »

Le 6 et 7 décembre 2024, la ville de Dakhla a accueilli la 4e édition du Forum annuel MD Sahara, un événement organisé par Maroc Diplomatique pour célébrer deux moments charnières dans l’histoire récente du Maroc : les 25 ans du règne de Sa Majesté le Roi Mohammed VI et les 10 ans du Programme de Développement des Provinces du Sud. Le forum a réuni plusieurs personnalités de la sphère académique, diplomatique et politique, qui ont analysé l’évolution de la politique marocaine, notamment en matière de coopération régionale et de leadership diplomatique. Parmi les intervenants de marque figurait Jean-Yves de Cara, professeur à l’Université Paris Descartes et à Sciences Po Paris, qui a abordé les enjeux juridiques relatifs au Sahara marocain à travers le prisme de la jurisprudence européenne. Cette table ronde a aussi donné la parole à Emmanuel Dupy, président de l’Institut pour la Prospective et la Sécurité en Europe, ainsi qu’à Ahmed Fathi, correspondant auprès des Nations Unies et analyste des affaires internationales, qui ont exploré le multilatéralisme et le rôle du Maroc à l’ONU.

L’intervention de Jean-Yves de Cara, professeur à l’Université Paris Descartes et à Sciences Po Paris, a constitué un moment clé lors du Forum MD Sahara, particulièrement en ce qui concerne les enjeux juridiques entourant la question du Sahara marocain. Jean-Yves de Cara, spécialiste des relations internationales et du droit européen, a abordé les aspects complexes de la situation du Sahara marocain, en se concentrant sur les décisions récentes de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE), ainsi que sur la manière dont ces arrêts ont influencé la dynamique politique et diplomatique autour de la question du Sahara marocain.

Dans ses propos, Jean-Yves de Cara a critiqué l’évolution de la jurisprudence européenne, la qualifiant de « dérive » et soulignant qu’elle semblait davantage dictée par des considérations politiques que par des principes juridiques impartiaux. Selon lui, la Cour de Justice de l’Union Européenne, dans ses décisions récentes, a pris des positions qui remettent en cause la souveraineté du Maroc sur ses provinces du Sud. Ce phénomène, qu’il a qualifié de « gouvernement des juges », est un exemple flagrant, à ses yeux, de l’évolution du droit européen, où certaines décisions se rapprochent de celles qu’un pouvoir législatif pourrait prendre, plutôt que d’un jugement strictement juridique basé sur les faits et le droit international.

Jean-Yves de Cara a particulièrement insisté sur deux décisions rendues par la CJUE en 2019, concernant l’accord d’association entre le Maroc et l’Union Européenne. Ces arrêts ont eu un impact majeur, puisqu’ils ont invalidé certains aspects de l’accord qui couvraient des produits provenant des provinces du Sahara marocain. La Cour a jugé que ces produits ne pouvaient pas bénéficier de la clause de préférences tarifaires qui s’applique à d’autres régions du Maroc. Cette décision a été perçue par le Maroc comme une atteinte à sa souveraineté et une remise en cause de la légalité des accords conclus entre le Royaume et l’Union européenne.

Pour Jean-Yves de Cara, cette position de la CJUE soulève plusieurs questions juridiques majeures. D’une part, il a souligné que la question de la souveraineté sur le Sahara est un sujet qui relève avant tout du droit international et des principes des Nations Unies. Selon lui, la position de la CJUE s’éloigne de ces principes en cherchant à imposer une solution juridique basée sur des considérations internes européennes plutôt que sur les résolutions et les décisions prises par l’ONU concernant le statut du Sahara. En d’autres termes, De Cara a affirmé que l’Union européenne, par l’intermédiaire de sa Cour, semble vouloir jouer un rôle qui dépasse celui d’un simple acteur économique, s’immisçant ainsi dans des affaires qui relèvent du droit international public.

Les implications de la « dérive » de la CJUE

De Cara a exprimé des préoccupations quant à l’impact de cette « dérive » de la CJUE sur l’ensemble du système juridique européen et international. Selon lui, les décisions de la Cour ne sont pas seulement nuisibles pour le Maroc, mais elles pourraient aussi avoir des répercussions plus larges sur la relation entre l’UE et ses partenaires extérieurs, ainsi que sur la stabilité des relations internationales dans la région. En cherchant à imposer une vision unilatérale sur la question du Sahara, la CJUE ouvre la porte à d’autres interprétations potentiellement préjudiciables pour d’autres États membres ou pays tiers dans des situations similaires.

Pour Jean-Yves de Cara, l’intervention de la CJUE dans le dossier du Sahara marocain témoigne également d’une tendance à politiser le droit, qui est en partie alimentée par des groupes de pression et des positions idéologiques au sein de l’Europe. Il a rappelé que des acteurs comme la Confédération Paysanne française, et plus largement certaines ONG, ont joué un rôle important dans la campagne visant à remettre en question la légitimité des accords entre le Maroc et l’UE. Ces groupes ont, selon lui, influencé l’opinion publique européenne et l’ont poussée vers une position hostile vis-à-vis du Maroc. La question du Sahara marocain est donc devenue une sorte de champ de bataille idéologique, où des acteurs européens tentent d’imposer une vision unilatérale, parfois éloignée des réalités politiques et géostratégiques de la région.

Un Maroc leader en Afrique : les nouvelles dynamiques de la coopération internationale

De son côté, Emmanuel Dupy, président de l’Institut pour la Prospective et la Sécurité en Europe (IPSE), a abordé la question de l’intégration africaine et la diversification des initiatives diplomatiques du Maroc. Il a évoqué plusieurs mécanismes récents visant à renforcer la position du Maroc sur le continent africain, notamment la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), l’initiative Façade Atlantique 2030, le G20+1, ainsi que l’agenda 2063 de l’Union Africaine. Emmanuel Dupy a souligné l’importance de ces initiatives pour le Maroc, qui ne cesse de renforcer ses liens avec ses voisins africains et de jouer un rôle moteur dans les dynamiques régionales et internationales.

L’intervention d’Emmanuel Dupy s’est avant tout concentrée sur la manière dont la question du Sahara marocain s’inscrit dans un contexte géopolitique mondial en perpétuelle évolution. Selon lui, la question du Sahara marocain ne peut être dissociée des dynamiques régionales et mondiales qui influencent directement les relations entre le Maroc et ses partenaires, en particulier en Afrique du Nord, au Moyen-Orient et au-delà. Il a souligné que le Sahara constitue un point d’ancrage stratégique pour le Maroc, qui doit veiller à préserver sa souveraineté tout en gérant habilement ses relations internationales.

Pour Emmanuel Dupy, la question du Sahara marocain dépasse largement les considérations territoriales. Elle est, selon lui, un enjeu géopolitique majeur qui affecte non seulement le Maroc, mais aussi la stabilité de toute la région du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne. Il a évoqué l’importance du Sahara marocain dans le contexte des flux migratoires, de la sécurité régionale et de la lutte contre le terrorisme, notamment dans le Sahel. Le Sahara marocain est, pour Dupy, une zone de transit et de confrontation pour de nombreux acteurs régionaux et mondiaux, et sa gestion stratégique par le Maroc est cruciale pour préserver la stabilité de la région.

La question des ressources naturelles et l’enjeu économique

Un autre aspect crucial de l’analyse d’Emmanuel Dupy a concerné l’importance des ressources naturelles du Sahara marocain, notamment les phosphates et les minerais, ainsi que leur rôle dans les relations économiques internationales. Selon lui, le contrôle des ressources naturelles du Sahara marocain a toujours été un enjeu majeur pour le Maroc, et cela a des implications stratégiques dans le cadre de ses partenariats économiques.

Emmanuel Dupy a souligné que le Sahara est riche en ressources stratégiques, telles que les phosphates, qui sont essentiels pour l’agriculture et l’industrie chimique. Il a mentionné que ces ressources attirent l’attention de nombreuses puissances mondiales, ce qui renforce la position du Maroc. Le Royaume a ainsi intérêt à mettre en valeur ces ressources pour soutenir son développement économique et renforcer sa position sur le plan international. L’exportation de ces ressources vers des marchés mondiaux, notamment en Asie, en Europe et en Amérique du Nord, constitue une partie intégrante de la stratégie économique du Maroc, qui, selon Dupy, doit continuer à diversifier ses partenariats dans ce domaine.

Le Maroc et la réinvention du multilatéralisme

L’un des autres grands axes de discussion lors de ce forum a été le rôle du Maroc dans le système multilatéral, notamment à l’ONU. Ahmed Fathi, correspondant aux Nations Unies, a partagé son analyse de la diplomatie marocaine dans cet organisme international.

L’une des principales contributions d’Ahmed Fathi a été de placer la question du Sahara marocain dans un cadre géopolitique plus large. Selon lui, le Sahara marocain n’est pas seulement un enjeu pour le Maroc, mais un point de convergence de plusieurs dynamiques régionales et mondiales. L’interconnexion entre la question saharienne et les enjeux géopolitiques du Maghreb, de l’Afrique du Nord et même du Sahel, est indéniable. Ahmed Fathi a rappelé que les conflits dans cette région sont souvent interconnectés, et que l’instabilité dans le Sahara marocain peut avoir des répercussions profondes sur la sécurité et la stabilité de tout le Maghreb, voire au-delà.

Fathi a insisté sur le fait que la rivalité historique entre le Maroc et l’Algérie sur la question du Sahara marocain est l’un des éléments clés qui façonnent la dynamique géopolitique de la région. Selon lui, cette rivalité dépasse la simple question territoriale et revêt des dimensions politiques, idéologiques et sécuritaires. L’Algérie, par son soutien au Front Polisario, représente un acteur central du conflit, ce qui complique considérablement la recherche d’une solution pacifique.

Ahmed Fathi a également souligné l’importance croissante des acteurs extérieurs dans la question du Sahara marocain. L’implication des puissances mondiales et régionales, telles que les États-Unis, l’Union Européenne, et des puissances émergentes comme la Chine, a eu un impact direct sur la position du Maroc et sur la dynamique du conflit. Selon lui, l’engagement des États-Unis, en particulier, a constitué un tournant majeur, surtout après la reconnaissance de la souveraineté marocaine sur le Sahara en 2020 par l’administration Trump. Pour Fathi, cette décision a eu des répercussions significatives, car elle a renforcé la position du Maroc et a obligé de nombreux pays à revoir leur approche vis-à-vis de la question du Sahara marocain.

La question de la souveraineté et de l’autonomie

Un des points majeurs de l’intervention d’Ahmed Fathi a porté sur la question de l’autonomie, qui selon lui, constitue la voie la plus prometteuse pour une résolution durable du conflit. Fathi a expliqué que la proposition d’autonomie avancée par le Maroc en 2007 reste une solution viable pour répondre aux aspirations des populations sahraouies tout en préservant l’intégrité territoriale du Royaume. Il a insisté sur le fait que ce plan d’autonomie, qui offre une large autonomie administrative et politique tout en maintenant la souveraineté du Maroc, représente un compromis équilibré et réaliste.

Cependant, il a reconnu que la mise en œuvre de ce plan rencontre encore des obstacles, principalement à cause de l’opposition du Front Polisario et de ses alliés, qui continuent de réclamer un référendum d’autodétermination. Ahmed Fathi a précisé que, bien que cette option soit toujours soutenue par une partie de la communauté internationale, il est de plus en plus évident que cette solution ne pourra pas aboutir sans une modification significative de l’approche des parties prenantes.

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