Contre l’oubli: Une année 2025 pour une mémoire revisitée
Par Hachemi Salhi*
L’année 2025 marquera le jubilé de la glorieuse et pacifique Marche Verte qui a entériné l’intégration des provinces sahariennes anciennement espagnoles au Royaume du Maroc. Elle signera également le cinquantenaire de l’expulsion collective des Marocains d’Algérie en 1975. En effet, en violentes représailles de la Marche verte, le gouvernement du Colonel-Président Houari Boumédiène a procédé, manu militari, sans aucune forme de procès et en dépit du droit international, à l’expulsion d’environ 50 000 familles soit 300 000 Marocains vivant en Algérie depuis des lustres et des générations. Les familles marocaines ont été illégalement dépouillées de leurs biens mobiliers, immobiliers et de leurs vies. Les familles mixtes maroco-algériennes ont été séparées dans la plus cruelle des douleurs. Certaines d’entre-elles restaient sans nouvelles des pères ou fils aînés, faisant l’objet d’emprisonnement ou de disparition.
La déportation sans nom
Les forces de police ont chassé les élèves, apprentis, collégiens, lycéens, et étudiants marocains jusque dans leurs établissements scolaires respectifs. Brisant ainsi leurs parcours scolaires en cours d’année avec une volonté de faire mal à la jeunesse de leur savoir et leur âge d’homme.
« Je suis un bout d’humanité froissée », dit l’enfant expulsé de sa terre natale.
« Un crime contre l’enfance est un crime contre l’humanité », dit l’adage universel.
Rassemblées dans le plus grand dénuement et désordre, insultées, injuriées, parquées sans boire ni manger, enregistrées dans des centres policiers ou militaires surpeuplés, certaines personnes faisant même l’objet d’anthropométrie crânienne d’horrible réputation raciste, elles sont ensuite déversées à la frontière algéro-marocaine comme des bêtes humaines. A la frontière de l’infâme, ma mère, née à Oran, a été dépouillée de ses ultimes bijoux. La soldatesque libérée de toute pudeur et humanité a fouillé les couches des bébés à la recherche de trésors cachés.
« Sur les fils barbelés sèchent les larmes désabusées de nos enfants transfrontaliers » dit Mère-Courage algéro-marocaine expulsée seule avec ses sept enfants.
Ce sont les tentes humanitaires du Croissant-Rouge Marocain et de la Croix-Rouge Internationale ainsi que les écoles mobilisées qui accueillirent les corps fatigués et les âmes brisées des Marocains expulsés à Oujda, dans la sévérité d’un hiver glacial en 1975.
« Le pluriel d’exil donne exode 1975 », souligne le collégien marocain devenu grammairien de la douleur politique.
Sacrifiés le jour de l’Aïd al-Adha
L’expulsion collective dramatique et cruelle en elle-même, s’est déroulée, par ailleurs, en pleine fête de l’Aïd al-Adha qui était célébrée dans l’ensemble des pays du monde arabo-musulman. Certaines familles marocaines sont sommées d’abandonner leur maison alors que pendait le mouton sacrifié dans les haouches ou patios maculés de sang et de larmes des enfants et des mères dans le désarroi. Expulser ses paisibles frères de religion en pleine fête du sacrifice relève de la plus grande hérésie confessionnelle et d’un sacrilège et faute impardonnables. Une excommunication religieuse qui accablera longtemps la mémoire collective. C’est un épisode criminel qui pèsera lourd dans l’atténuation de la douleur des familles et dans la déchirure maghrébine.
« Les forces de répression réunies par le Colonel-Président Boumédiène ont osé le pire et l’impie », disent les témoins et victimes de l’horreur.
Une dette de sang sacrée bafouée
L’expulsion collective des Marocains d’Algérie en 1975 n’a même pas épargné les nombreux enfants de chouhadas, martyrs marocains qui ont sacrifié leurs propres et saintes vies pour l’indépendance de l’Algérie, pays frère et ami. Cette dernière et grave forfaiture aurait semé des troubles et des remous au sein des fédérations offusquées du FLN, selon d’anciens moudjahidines algériens contactés.
Dans le sol natal bienaimé demeurent toujours nos multiples morts sacrés. Je citerai mon grand-père paternel, ma grand-mère maternelle et mes oncles enterrés au cimetière d’Aïn al-Beida ; mon grand-père maternel et ma petite sœur au cimetière des Planteurs à Oran. Qui fleurira le vendredi saint leurs tombes amènes et intemporelles ? Qui sauvegardera, le jour du pardon, la prière de l’absent. Rendez-nous alors nos morts sacrés en ce jardin de la désolation et de l’Histoire ! Osez nier nos martyrs. Osez expulser leurs sépultures !
Dans l’attente d’une justice internationale
A travers l’expulsion collective de 1975 qui est, rappelons-le encore une fois, arbitraire, illégale, injuste et marquée par une atteinte grave et manifeste aux droits de l’homme et des migrants, il est indéniable que les Marocains d’Algérie ont payé un lourd tribut à la récupération sacrée de l’intégrité territoriale du Royaume.
Les relations diplomatiques tendues puis rompues unilatéralement par l’Algérie n’ont laissé aucune chance au moindre dialogue ni à l’expression d’un processus de justice transitionnelle, par exemple.
A ce jour, ils attentent réparation, vérité et justice. La justice transitionnelle a pour vertu cardinale de donner un statut aux victimes, une voix, une visibilité et un accès facilité à la réparation matérielle, morale, à la justice et à la dignité. Elle pouvait être le lieu d’un travail de résilience et de deuil pour apaiser les esprits défaits, les corps blessés et les âmes meurtries par la douleur individuelle, familiale et collective. Elle était l’espace-temps idéal pour bâtir une réconciliation durable, une paix nécessaire au sein d’une mémoire pacifiée pour les générations futures.
La rhétorique de la haine des généraux-dirigeants algériens
Paraphrasant Boris Vian, messieurs les généraux-dirigeants, j’ai envie de vous écrire une lettre que vous lirez peut-être, si vous avez le temps. Pourquoi opposez-vous à la politique fraternelle, courageuse et continuelle de la main tendue marocaine une rhétorique désuète de la haine et du déni historique ? Qu’ont fait de mal les Marocains d’Algérie et leurs enfants pour mériter une sordide expulsion collective en 1975 ? Pourquoi prônez-vous le déni pour ces victimes loyales et paisibles à qui vous refusez toute vérité, réparation et justice historique ? C’est le sage Ethiopien Ephraïm Isaac, professeur de Harvard qui m’a suggéré d’analyser le discours de la haine dans les atteintes aux droits de l’homme et le déni de l’histoire et de la vérité (the rhetoric of hate).
Vous vous trompez de cible : le Maroc n’est pas l’ennemi, votre ennemi. L’ennemi est la pauvreté, la misère intellectuelle, culturelle et le sous-développement socioéconomique. La vraie cible est de réussir le Maghreb uni, d’en faire une communauté de destin en ce 21ème siècle numérique et d’y faire la paix pour les générations à venir.
Vous avez une dette de sang sacrée envers les chouhadas marocains morts pour la libération et l’indépendance d’Algérie. Je vous le dis en toute sincérité et confiance, le peuple algérien est notre ami et notre frère avec qui, en particulier en tant que Marocains d’Algérie, nous avons partagé une terre, une mer, une histoire, une résistance au colonialisme, un combat pour l’indépendance, des repas ordinaires, des mariages et des dîners de fête tout comme des deuils et des douleurs.
Nous avons partagé le sel, une religion, des morts et des martyrs, une parentèle de proximité et une famille de mixité qui survit dans le chagrin au-delà des frontières fermées. Pourquoi donc remettre en cause ou éradiquer cette communauté de destin, pourquoi excommunier ses frères et sœurs en religion ?
Vous avez une dette d’honneur envers le peuple marocain et la présence sans faille du Maroc aux côtés de l’Algérie du premier au dernier jour de la lutte pour l’indépendance. Faut-il que je vous rappelle que le groupe politico-militaire algérien nommé clan d’Oujda s’est édifié sur la première communauté algérienne installée au Maroc en 1840, accueillie fraternellement après la défaite de l’Emir Abdelkader et sauvée du massacre planifié par l’armée coloniale française ?
Faut-il que je vous dise que le Maroc a équipé, soutenu et donné asile aux moudjahidines Algériens et à l’armée des frontières (10 000 hommes) et son état-major général à Oujda et à l’école des cadres de l’ALN à Dar al-Kebdani ? Que des fermes-usines marocaines clandestines de production d’armes et de munitions ont alimenté les maquis de l’insurrection algérienne jusqu’à l’indépendance de l‘Algérie, le 5 juillet 1962 ?
Je vous dirai tristement que le colonel Boukharrouba dirigea le clan d’Oujda et l’armée des frontières ouest avant de présider la République Algérienne sous le nom de Houari Boumédiène, après le coup d’Etat du 19 juin 1965. Dix ans après, félonie ou ironie de l’histoire, ce même Colonel-Président procédait à l’expulsion collective de 300 000 Marocains d’Algérie. Un gouvernement suivant a même fait adopter une loi de finances déclarant biens vacants les propriétés des Marocains expulsés d’Algérie et les nationalisait pour une usurpation pure et simple. Une loi scélérate qui fut rejetée par les instances internationales de défense des droits de l’homme et des migrant et leurs familles.
Voilà pourquoi vous n’aurez jamais ma haine comme dirait le chansonnier mais je vous appelle à un devoir impératif de mémoire, de vérité et de justice.
Une mémoire pacifiée et une paix durable
2025 sera pour nous une année blanche de solidarité et d’évènements mémoriels contre l’oubli ou le déni, d’une part et d’expression de ce devoir de mémoire ajusté à un récit national marocain partagé et un pacte testimonial entre les différentes générations du Royaume, d’autre part. Il s’agit également d’œuvrer à une mémoire pacifiée avec nos amis et frères Algériens pour une paix durable et la relance d’une communauté de destin vacillante. Puisque, comme le dit le palestinien Edward Wadie Saïd, « exil et mémoire sont des notions conjointes, c’est dont on se souvient et la manière dont on s’en souvient qui déterminent le regard porté sur le futur. »
A travers nos écrits, nos livres, nos œuvres d’art, nos manifestations littéraires, cinématographiques, documentaires et artistiques diverses, nous serons en 2025, les passeurs d’une mémoire historique adossée à une éducation citoyenne aux droits de l’homme et une pédagogie de la paix pour les générations futures.
« Le mal n’est pas une catégorie historique ou une maladie collectivement transmissible », souligne l’historien Jean-Pierre Rioux, la réconciliation algéro-marocaine ne peut rester une simple utopie. Ensemble, sans rancune ni tabou, nous pouvons écrire une autre histoire, veiller à une autre éthique de voisinage et de construction. « …Ainsi tu n’écriras pas la légende mais les faits » dit l’immense poète palestinien Mahmoud Darwich.
* Hachemi Salhi, Sociologue