Palestine : de la colonisation à l’effacement

Par Monceyf Fadili (*)

Le drame humanitaire et la situation de destruction massive qui ont prévalu à Gaza pendant  quinze mois ne relèvent pas du seul évènement tragique du 7 octobre 2023. Tout n’a pas commencé ce jour-là, comme le font croire Israël et ses soutiens, pour justifier une opération génocidaire à grande échelle contre les Palestiniens à Gaza. Il s’agit de la révolte d’une population soumise au blocus total depuis 2007, enfermant 2,2 millions d’habitants sur 360 km2, l’une des densités les plus élevées au monde.

Une occupation qui, au-delà du blocus et de ses conséquences, renvoie à une colonisation constitutive de l’instauration du mandat britannique sur la Palestine en 1920, et de la création de l’Etat d’Israël en 1948.

Une occupation entre spoliations et annexions

Au lendemain de la Déclaration Balfour (1917) adressée à l’Organisation sioniste mondiale pour l’établissement d’« un foyer national pour le peuple juif », le mouvement migratoire s’organise par l’acquisition massive de terres palestiniennes par les immigrants d’origine européenne. Entre 1922 et 1946, l’immigration en Palestine est multipliée par 40 ; elle passe de 2% (15.000) à 33% (608.000) de la population totale, les Palestiniens représentant, aux mêmes dates, 678.000 et 1.235.000 habitants.

La Grande révolte arabe de 1936-1939 contre le mandat britannique et la colonisation juive est combattue par la puissance mandataire. Le 21 novembre 1947, les Nations Unies, rejetant la solution d’un Etat fédéral palestinien, votent le partage de la Palestine entre un Etat juif et un Etat arabe qui se voit attribuer 42% d’un territoire morcelé ; dans un contexte mondial sous emprise coloniale, où le nouveau système des Nations Unies ne compte que 56 Etats membres avec un monde occidental soucieux de se racheter, au sortir de la Seconde Guerre mondiale.

Le grand tournant historique de cette partition territoriale est la Nakba, « la catastrophe », exode forcé de 750.000 Palestiniens vivant dans le futur Etat d’Israël. Entre évictions forcées et assassinats par les groupes paramilitaires juifs, la Nakba reste l’un des épisodes les plus traumatisants de la mémoire palestinienne, symbolisé par le massacre du village de Deir Yassin le 9 avril 1948. Un drame qui a pour effet d’accélérer l’exode massif des Palestiniens vers la Cisjordanie et la bande de Gaza.

Le 15 mai 1948 est proclamé l’Etat d’Israël, dont le territoire s’agrandit à hauteur de 80% à l’issue du premier conflit israélo-arabe de 1949. Effacée de la carte, la Palestine voit la partie Ouest du Jourdain passer sous contrôle jordanien, la bande de Gaza sous contrôle égyptien ; l’Etat arabe instauré par l’ONU en 1947 n’aura pas vu le jour.

La résistance à l’occupation amène la communauté internationale à la reconnaissance de l’OLP et son admission comme membre observateur aux Nations Unies (1974), en tant que « seul et légitime représentant du peuple palestinien », avec le célèbre discours de Yasser Arafat à la tribune de l’ONU. Une phase clef sur le chemin de la légitimité historique, qui n’empêche pas les confiscations et spoliations, tortures et incarcérations, sur fond de colonisation de peuplement. Entre 1977 et 1981, sous la législature du Likoud, le nombre de colons en Cisjordanie passe de 5.000 à 17.000 ; il atteint 75.000 à Jérusalem-Est.

Lire aussi : ONU: Le Maroc appelle au respect du cessez-le-feu à Gaza, et espère le lancement d’un vrai processus de paix

La première Intifada, soulèvement populaire qui touche, entre 1987 et 1993, les territoires occupés de Cisjordanie et Gaza, mais aussi les territoires de 1948, débouche sur les accords d’Oslo (1993), une étape cruciale qui met un terme au déni d’existence du peuple palestinien. Signés entre l’OLP et Israël, ces accords instaurent une reconnaissance mutuelle et le transfert de pouvoirs à l’Autorité palestinienne. Avec des restrictions, l’Autorité n’ayant pas de compétences en matière de relations extérieures et de défense, les exportations et importations devant passer par Israël ; quant à la police, son armement est réglementé.

De fait, il s’agit d’une autonomie sous haute surveillance par un découpage territorial comportant une zone A pour les villes et leur pourtour immédiat (3%) ; une zone B pour une autonomie partielle (27%) ; une zone C soit 70%, qui revient aux Israéliens et sur laquelle est engagé un vaste programme d’implantation de colonies, vidant les accords de leur substance.

Trente ans après Oslo, la configuration géographique de la Cisjordanie (5.800 km2) est celle d’un territoire mité par l’implantation de 160 colonies de peuplement de 700.000 habitants, près de la moitié occupant Jérusalem-Est ; l’ensemble selon un quadrillage spatial parcouru par une centaine de checkpoints, 500 postes de contrôle mobiles, et un mur de séparation de 700 km qui encercle et contrôle la plupart des villes et villages palestiniens. Une occupation et des pratiques d’apartheid qui ont fait 800 morts depuis le 7 octobre.

Un génocide érigé en arme de guerre

La tragique attaque du 7 octobre, qui a ouvert la porte à un massacre organisé de près de 500 jours, au nom du droit d’Israël à se défendre, est la résultante du non moins tragique blocus qui frappe la bande de Gaza depuis plus de 17 ans, au vu et au su d’une opinion internationale peu sensible au calvaire des Palestiniens. Un blocus terrestre, aérien et maritime qui assiège une population à l’intérieur d’un mur de barrières électrifiées de 65 km, faisant de Gaza la plus grande prison au monde à ciel ouvert.

Malheur de l’Histoire, la majorité des habitant de Gaza sont les descendants de la Nakba et de l’exil forcé de 1948. Pourchassée jusqu’à l’extrême limite, la population vit « sa destruction qui se poursuit. Initié avec la volonté de le remplacer sur sa terre ancestrale, un nettoyage ethnique, vieux de plus d’un siècle, continue, ponctué de massacres, pour pousser les récalcitrants au départ » (Elias Sanbar, essayiste, Ancien Ambassadeur et Délégué permanent de la Palestine auprès de l’UNESCO).

Alors qu’est signé l’accord de cessez-le-feu, ce 15 janvier, au terme d’un massacre dont l’Histoire retiendra qu’il fut l’un des épisodes les plus tragiques de la Palestine occupée, se pose la question du projet visé par Israël : anéantir une résistance assimilée au terrorisme pour son acte de révolte, et faire payer un lourd tribut à une population pour son soutien à la force combattant l’occupant. Fût-ce au prix d’une hécatombe humaine, afin de réaliser le rêve messianique d’un Grand Israël érigé en dogme national.

La folie meurtrière concentrée sur quinze mois est à la mesure des moyens déployés par « l’armée la plus morale du monde », dans un combat qui fut inégal mais qui signa un acte de haute résistance de la population palestinienne.

L’enclave de Gaza, ou ce qu’il en reste, enregistre 46.000 morts – dont 70% de femmes et d’enfants – et 110.000 blessés (janvier 2025), sans compter les milliers de corps sous les décombres ; l’enfance étant particulièrement touchée avec le plus grand nombre d’enfants amputés par habitant au monde (UNRWA). Un lourd bilan humain qu’explique l’intensité des bombardements, estimés, selon l’Observatoire euro-méditerranéen des droits de l’Homme, à environ 70 000 tonnes de bombes larguées sur Gaza à avril 2024 – 100.000 au total –, dépassant largement le total des bombes combinées pendant la Seconde Guerre mondiale.

Un pilonnage à grande échelle sur un territoire étroit et sans protection, qui s’est accompagné d’une stratégie d’anéantissement de tous les supports humains et logistiques, détruisant 60% des habitations : déplacements forcés pour 90% de la population vers des zones de regroupement aux fins de bombardements intensifs ; destruction des systèmes de distribution d’eau potable, d’assainissement et d’électricité ; anéantissement de l’agriculture et des infrastructures agricoles ; destruction des infrastructures civiles et services publics, édifices gouvernementaux et religieux (églises et mosquées) ; démolition des écoles et des hôpitaux ; attaque systématique des infrastructures et de l’acheminement de l’aide humanitaire.

Une opération d’écrasement programmé dont le narratif a été entièrement rapporté par les victimes. Le 29 décembre 2023, l’Afrique du Sud déposait devant la Cour internationale de justice (CIJ) une plainte accusant Israël de violer la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide ; les actions d’Israël « ont un caractère génocidaire parce qu’elles visent à provoquer la destruction d’une partie substantielle du groupe national, racial et ethnique palestinien ».

La plainte de Pretoria est étayée par le rapport d’Amnesty International remis à la CIJ en décembre 2024. Intitulé « On a l’impression d’être des sous-humains. Le génocide des Palestiniens et Palestiniennes commis par Israël à Gaza », le document est le résultat d’une enquête menée à Gaza entre octobre et juillet 2024. Entre-temps, quatorze pays ont annoncé leur intention de se joindre à la plainte de l’Afrique du Sud.

Désastreuse pour ses victimes et ses otages, la révolte du 7 octobre aura permis de remettre à l’ordre du jour la question palestinienne, et de révéler de manière flagrante le parti pris et la politique du deux poids, deux mesures dont ont fait preuve de nombreux Etats occidentaux et européens face à la catastrophe de Gaza.

L’une des nombreuses conséquences de la mobilisation et du soutien à la population de Gaza est la reconnaissance de l’Etat de Palestine par 9 Etats au cours de l’année 2024, portant la reconnaissance à un Etat indépendant et souverain à 147 Etats membres, les 3/4 de la communauté internationale. Un symbole révélateur qui, au-delà du martyre de Gaza et de la douloureuse épreuve à venir de la reconstruction, donne tout son sens à la cause et à la justesse historique de tout un peuple.

(*) Monceyf Fadili

     Expert international en planification urbaine

     et développement territorial

     Ancien Conseiller UN-Habitat

Articles similaires

Laisser un commentaire

Bouton retour en haut de la page