Les MRE et la face cachée de la lune
Il y a quelques semaines, la transhumance des Marocains de l’étranger a repris le trajet inverse. Larmes, tristesse et spectre de l’exil ont fait office d’épilogue d’un psychodrame propre au sentiment de déracinement. Chacun a repris le chemin du retour vers la réalité de toujours. La rentrée scolaire, les piles de courriers anxiogènes et les factures impayées. Le retour vers la dure réalité de la relégation territoriale, de la marginalité sociale et du racisme ordinaire. En franchissant le Détroit ou en prenant place dans l’avion, un fort sentiment de déclassement social est à peine voilé. Les vacances ont pris fin, synonyme de trêve éphémère et de réhabilitation, de courte durée, d’une image écornée, par l’érosion du temps, mais réconfortée circonstanciellement par le discours royal, en l’occurrence celui d’août 2015.
Pendant le séjour au pays des ancêtres, les MRE se sont livrés, bon gré mal gré, à des rituels insupportables, insoutenables et tragiques. Les uns écœurés par le va-et-vient dans les couloirs sombres des administrations pour l’obtention d’un document basique. Les autres dans les tribunaux, dans les conservations foncières ou dans les banques pour obtenir une solution aux contentieux liés à l’acquisition d’un bien immobilier, certains se sont donné rendez-vous dans les cimetières pour se recueillir sur la tombe d’un parent décédé, donnant un spectacle déchirant. D’autres aussi ont fait leurs valises après avoir été saturés et tartinés par les problèmes familiaux ou par les déchirements liés à l’héritage. D’autres se sont fait rapatrier par leur société d’assistance, suite à une panne, un accident de voiture ou suite à une survenance médicale imprévue. D’autres terrorisés par le regard haineux et par les insultes pour le motif qu’ils sont des nantis par rapport à la misère environnante, en se faisant traiter de «zmagrias». D’autres tiraillés entre les administrations marocaines et les autorités consulaires, des pays de la résidence représentées au Maroc, suite à des pertes de papiers. D’autres, les jeunes filles en particulier, agacées par les agressions verbales, par le harcèlement pesant en vue de propositions de mariages «blancs», arrangés ou, dans certains cas, forcés par des gens sans scrupules. D’autres trop déphasées, car ne parlant que peu l’arabe et subissant, de plein fouet le poids de la tradition et de l’ordre sociétal, notamment au sujet de la tenue vestimentaire, des mœurs et de la rigueur religieuse ou puritaniste dans les lieux publics.
Pendant la période estivale, le séjour des MRE au Maroc est également une aubaine pour les économies formelles ou informelles liées à leur présence massive et socialement ostentatoire. Le commerce, les services réalisent une grande partie de leurs chiffres d’affaires. En témoigne l’excitation des bijoutiers, des traiteurs, des restaurateurs, des hôteliers occasionnels, des mécaniciens, des gardiens d’automobiles, des joutiya (bric-à-brac) qui regorgent de produits (…) transportés par les véhicules des «vacanciers» bordés par les fameuses bâches bleues. Les supermarchés se frottent les mains. Les opérateurs de téléphonie mobile excellent par des offres ciblant cette niche, trop habituée aux bavardages et aux forfaits illimités… En amont des vacances et en profitant du contexte d’une demande tendue, la Royal Air Maroc pratique des tarifs prohibitifs, pénalisant les familles nombreuses et modestes expatriées qui, souvent, renoncent au voyage faute de moyens. En fin du séjour, les aéroports comme les ports sont pris d’assaut par des voyageurs déprimés, à l’idée de quitter un pays aussi envoûtant. Bref, une véritable économie, à haute valeur ajoutée, se met en place pendant cette période. D’un côté, on enregistre un foisonnement économique significatif, et d’un autre côté, une tragédie humaine, entachée de mal-être appelé «Mohajir devenu Mohajjar».
En parallèle, les institutions de tutelle (ministère chargé des MRE, CCME, Fondation Hassan II) saisissent cette fenêtre de tir et d’opportunité pour dérouler des programmes sur fond d’overdose communicationnelle et de boulimie pour l’événementiel. La presse s’agite et cristallise les polémiques en rappelant, comme par enchantement, la place particulière des MRE sur le plan économique, stratégique et politique. Évidemment, l’occasion est trop belle et la fenêtre de tir est optimale pour remettre sur la table les débats houleux, fratricides et récurrents autour de la participation politique des MRE. Les associations, représentatives ou pas, s’approprient le créneau et mobilisent les moyens modernes de communication (Internet, YouTube, Facebook) pour faire valoir leurs doléances. Bien, entendu, encore et toujours, tout le monde attend le discours du Trône, les uns pour s’y agripper bec et ongles, dans une transe patriotique, les autres pour tirer à boulet rouge sur les institutions, les autres pour scander «vive le Roi, le Roi a dit…, le Roi a rappelé…, le Roi a fixé…». Chacun plaide sa cause par une série de doléances, plus au moins, mal élaborées, mal hiérarchisées, confondant, au passage, ce qui est purement politique avec ce qui relève de l’administration (ici et/ou là-bas), ce qui est économique, ce qui est culturel, ce qui est identitaire et ce qui est religieux.
Au bout de la course, une fragmentation thématique se dessine dans le ciel orageux des associations des expatriés rajoutant la confusion à la confusion. Une multiplication d’institutions «MRistes» dont personne ne sait exactement qui fait quoi (exécutive, représentative, consultative, administrative, distributive). Une juxtaposition de doléances, dont personne ne connaît la véracité, la pertinence, la proportionnalité, la hiérarchie. Une inflation associative dont personne ne peut certifier le niveau de représentativité et/ou de transparence. Une guerre larvée inter-institutions dont personne ne comprend les motivations, les instigateurs, ni à qui profite le crime. Un enlisement constitutionnel et politique dont personne n’est en capacité de proposer un texte consensuel, de définir les modalités, les quotas, le découpage, la faisabilité. En toile de fond, des énièmes diagnostics biaisés, bâclés ou orientés pour définir la matrice sociopolitique des MRE, dont personne, au demeurant, ne peut certifier le caractère scientifique, académique ou objectif. Que de l’improvisation, que de la posture, que de la manipulation, et, au bout du compte, que de la «Com» modélisée par des technocrates ou politicards qui n’ont jamais vécu en immersion réelle et durable dans le monde complexe de l’expatriation.
Le CCME a le mérite d’avoir valorisé la première étude scientifique, supervisée par une équipe d’universitaires franco-marocaine, conduite sur une durée de deux ans et sur la base d’un panel représentatif de mille ménages marocains résidents en France. Les conclusions sont terrifiantes sur le plan social, sociétal, sociologique, économique et politique. Cette étude a utilisé les moyens méthodologiques les plus pertinents, à savoir l’enquête par questionnaires, par le recoupement des résultats avec d’autres études de l’Insee, et, surtout par les standards et techniques des sondages. Une approche moderne qui restitue une photographie précise de l’opinion, quantifie les phénomènes, hiérarchise les priorités et formule des recommandations réalistes et réalisables, tout en tenant compte de la spécificité marocaine. Un travail piloté par un chercheur universitaire marocain enseignant dans une université prestigieuse, qui s’inscrit dans le temps de la recherche académique, et non dans un temps politique et/ou financier, dixit celui des bureaux d’études.
Le secrétaire général du CCME a récemment répondu favorablement au principe de la création d’une structure de recherches, autour d’universitaires, adossée à l’institution, intitulée Prime (Prospective et recherches sur l’immigration des Marocains de l’étranger). L’objectif est la mise en place d’un laboratoire incubateur d’idées et indépendant, dont la mission est triple : évaluation des politiques publiques en général et en particulier celles qui touchent nos compatriotes expatriés; expertise, fruit d’approches comparatives et de recherches autour de concepts opérationnels et efficaces, potentiellement transposables dans les rouages de la bonne gouvernance dans les institutions de tutelle; et prospective sur la base de simulations et de projections de la matrice globale de la diaspora dans dix, quinze ou vingt ans.
En définitive, la dépolitisation de l’immigration, la prise de conscience de la tragédie qui lui est propre et l’appropriation des enjeux futurs sont le pare-feu contre le risque de rupture du lien de près de 4,5 millions de nos compatriotes avec le pays des ancêtres. Le mythe du retour au «Bled», l’immuabilité de l’allégeance et l’intangibilité de l’amour pour le Maroc dépendront, désormais, de la volonté ou pas de ceux qui ont la charge du dossier MRE de le sortir des trois stéréotypes, en l’espèce «l’immigré est synonyme de vache à lait», «l’immigré est intellectuellement limité», «l’immigré est docile et manipulable».
Sans en faire l’apologie, l’immigration, dans sa composante intellectuelle, est un atout pour le Maroc. Les pays d’accueil l’ont bien compris et mettent en place des mécanismes d’enracinement progressifs par le rouleau compresseur de l’assimilation, de l’effectivité de l’ascenseur social, de l’approche genre, de la parité homme/femme, de la laïcité et de l’intégration politique. Pendant ce temps, le pays dont elle est originaire ne lui propose que tutelle étouffante, exclusion et instrumentalisation. Viendra-t-il le temps un jour où des MRE, hautement formés selon le standard international, seront promus au rang de consuls du Royaume, de gouverneurs de provinces, et pour rêver ou provoquer, de ministres du gouvernement de Sa Majesté.
Telles sont les faces cachées de la lune de ce que la sémantique usuelle appelle les MRE.