Don d’organes, don de vies : Entretien avec le Professeur Amal Bourquia
SOCIÉTÉ ET DÉBATS
Maroc Diplomatique_ Au Maroc, la loi relative au don, au prélèvement et à la transplantation d’organes et de tissus humains date de 1999. Toutefois, ce n’est que ces derniers temps que le débat refait surface et que nous remarquons une forte mobilisation pour le don d’organes grâce à l’association Reins qui ne ménage pas ses efforts et qui lance une campagne de sensibilisation pour informer les citoyens sur ce moyen thérapeutique et les aider à réfléchir à ce geste de solidarité. Pourquoi avoir attendu tout ce temps?
Amal Bourquia_ Comme vous le dites, nous n’avons ménagé aucun effort, et nos efforts ont été dé- ployés depuis très longtemps. C’est ainsi que notre association avait depuis sa création, il y a plus de dix ans, fixé comme principal objectif de développer la greffe rénale et donc tout mettre en œuvre pour ce combat national. Aussi, et comme vous le savez, la greffe d’organes s’entoure d’un ensemble de représentations culturelles autour de la perception du corps, du don et de la mort. Il était donc nécessaire d’évaluer la perception du don et de la greffe d’organes par la population marocaine par un ensemble de travaux d’évaluation de la perception de ce moyen thérapeutique. Les principaux résultats tirés de ces enquêtes, celles effectuées auprès des citoyens et des professionnels de santé, montrent une attitude globalement favorable vis-à-vis du don et de la greffe d’organes, et ce, malgré la méconnaissance du sujet. Par ailleurs, des publications ont été faites dans ce sens, dont le livre «Plaidoyer pour la transplantation rénale» en 2003, l’ouvrage «Ethique et greffe», des dépliants, des affiches, un film« La greffe…un bonheur retrouvé», une chanson… le site aussi de l’association en parle. Dans ce cadre, Reins a aussi organisé de nombreuses rencontres et conférences de formation et d’information sur le don et la greffe d’organes. Elle n’a jamais cessé d’en parler et les efforts commencent peut-être juste à donner une formidable mobilisation. Nous avons aussi lancé une pétition pour un débat national et démarré une campagne nationale pour le don. Et nous espérons continuer notre lutte. La mobilisation des médias aide énormément pour cette sensibilisation. Nous espérons seulement que les responsables se mobilisent pour donner à ce traitement la place qui convient à notre pays.
Nous saluons votre énergie et votre engagement par rapport à un dossier des plus épineux où s’entremêlent le juridique, la religion, la tradition et le poids culturel. Après tant d’années de débat, quel est l’état des lieux actuellement au Maroc?
– En l’absence de statistiques très précises, on peut avancer des chiffres approximatifs, à savoir à la fin 2014 : près de 17 000 dialysés et près de 400 greffes rénales essentiellement à partir de donneurs vivants apparentés. Ces chiffres parlent d’eux-mêmes. Bien que le Maroc ait été le premier pays au Maghreb à effectuer une transplantation rénale en 1986, les greffes d’organes et de tissus ont peiné à se développer dans notre pays. La greffe à partir de donneurs décédés n’a été effectuée qu’en 2010 et ne compte qu’une dizaine de cas. Je pense, et je l’ai toujours souligné, la greffe se développe grâce à la volonté de tous, dont les responsables de la santé et la société civile. Par ailleurs, au Maroc, il y aurait 3 millions de Marocains atteints d’une maladie rénale chronique. Non détectées, les maladies rénales entraînent une perte progressive de la fonction des reins et vont mener au traitement par dialyse ou greffe.
Sachant que la première transplantation de rein a été effectuée au Maroc en 1986, il est désolant, voire choquant, de voir que des pays arabes et d’autres du même niveau réalisent des avancées tandis que faire don de ses organes ne fait toujours pas partie de la culture marocaine, compte tenu du taux trop bas des dons comparé aux besoins et aux autres pays. Pourquoi donc cette réticence au moment où tout le monde souligne l’importance d’une action pareille? Y a-t-il un problème d’éthique?
– La réticence dont on parle est générée par un ensemble de facteurs. La greffe est une question non seulement médicale mais aussi sociale, économique, culturelle… On a d’abord un manque d’information sur le sujet, il n’y a pas suffisamment de fonds débloqués pour la greffe alors que des sommes importantes l’ont été pour la dialyse. C’est aussi un problème de choix politique dans un pays d’ailleurs où l’accès à la greffe reste limité par une couverture sociale encore insuffisante. D’énormes disparités existent et continueront d’exister entre les patients selon leur niveau socio-économique et le bénéfice ou non d’une couverture médicale. L’autre difficulté est l’insuffisance persistante des infrastructures: plateau technique et ressources humaines spécifiquement dédiés au prélèvement et à la transplantation d’organes. C’est le principal défi des autorités sanitaires. Le manque global d’information du grand public sur le don et la greffe avec la présence de certaines incompréhensions et peurs (position de la religion, notion de mort encéphalique, trafic d’organes…) est à l’origine de la faible mobilisation de notre population à l’inscription au registre du don. Le changement des mentalités demande beaucoup de temps et d’efforts.
En cas d’insuffisance rénale, on sait que le coût des soins et surtout la dialyse est hors de portée pour la majorité des malades. Or, les faire profiter d’une greffe résoudrait le problème. Pourquoi limiter cette action aux membres de la famille? Quelles en sont les conditions?
– Le recours au donneur vivant présente une grande disparité en fonction des pays. Les résultats avec les greffons de donneurs vivants sont supérieurs à ceux des greffons d’origine cadavérique, aussi bien pour la survie des patients que celles des greffons. Le donneur vivant peut devenir le choix de notre société et l’ensemble de la population doit le soutenir. Limiter le don aux membres de la famille est une mesure de protection pour éviter le commerce d’organes dans la mesure où on peut établir avec certitude la relation qui pourra lier le donneur et le receveur. Quant au coût de la greffe par rapport au maintien en dialyse, là aussi nous avons réalisé une étude de pharmaco-économie. L’association a pris le devant pour tous les aspects de la greffe d’organes depuis sa création, pour connaître la situation et préparer les moyens pour une stratégie de développement. Ainsi, la greffe, une fois passée la première ou la deuxième année, coûterait moins cher que la dialyse, car il y a de nombreux avantages. À part la prise de médicament, le patient retrouve une vie presque normale, alors qu’il est en survie en dialyse.
Quels dons sont autorisés entre les membres de la même famille?
– Les donneurs autorisés selon la loi marocaine sont les descendants, les frères, les soeurs, les oncles, les tantes, ou leurs enfants. Le conjoint peut être donneur si le mariage a été contracté depuis au moins une année. Pour le don du vivant, il y a le rein, une partie du foie et les cellules.
Plusieurs personnes parmi les éventuels donneurs appréhendent la greffe de rein, craignant des séquelles sur leur santé. Comment les rassurer? Peut-on mener une vie normale avec un seul rein?
– Le don de rein est considéré comme une pratique médicale dont la morbidité et la mortalité pour le donneur sont minimes et donc acceptables, à condition qu’un bilan médical ait permis d’éliminer toute contre-indication au don. Les médecins s’assurent aussi de la santé parfaite du rein qui va rester. D’ailleurs, le suivi des donneurs a montré dans les différentes études qu’ils vivent après sans problème et sans suivi particulier. De nombreuses personnes naissent avec un seul rein et vivent normalement. Présenté comme le plus beau geste d’amour, le don d’un organe n’est pas chose facile étant donné que le donneur se prive réellement de l’un de ses organes. Il accepte de courir le risque inhérent à toute intervention chirurgicale pour une intervention qui n’est pas réalisée dans son intérêt. Il accepte également de supporter la douleur qu’elle va générer et le risque de vivre avec un seul rein. Cette décision de se porter volontaire est dictée en quelque sorte par les règles morales qui régissent les relations familiales. Elle doit être libre et saine, dans la mesure où elle doit prendre ses motivations dans le contexte familial et affectif.
Les données nationales montrent que depuis 1999, il y a eu moins de 800 personnes qui sont inscrites sur le registre du don après la mort. On rougit devant de telles statistiques quand on apprend que 17 000 Marocains sont en hémodialyse et espèrent en majorité être greffés? À votre avis, qu’est-ce qui freine l’évolution du volontariat du don d’organes?
– Le manque d’information mais aussi le manque de connaissance de ce que représente la greffe en tant que bénéfices pour le receveur. C’est aussi un sujet qu’on n’aborde pas régulièrement étant donné le nombre très restreint des interventions de greffe.
Évoquer le don d’organes, c’est systématiquement insinuer la mort du donneur. Mais là encore, on ne peut échapper à une forte confusion quant aux circonstances qui entourent cette opération. Doit-on attendre la mort effective du concerné, puisque la mort dite clinique présente des appréhensions surtout que la famille, même à ce niveau, s’accroche à un miracle et, donc, dans ce cas, autoriser l’extraction d’organes serait, en quelque sorte, comme achever le malade? Ne peut-on pas confondre un état de coma profond avec une mort clinique?
– Une des principales questions d’éthique au cours de la greffe d’organes est représentée par le diagnostic de la mort encéphalique et son acceptation comme un état de décès. La crainte du public reste toujours celle d’un prélèvement sur un sujet dont la mort ne serait pas certaine sachant que ce n’est jamais le cas. Le diagnostic de la mort encéphalique s’appuie sur des critères irréfutables basés sur une série d’examens complémentaires qui permettent d’établir et de confirmer l’inactivité cérébrale. Ce diagnostic fait en réanimation permet de déconnecter l’appareil assurant la respiration artificielle chez ces patients qui n’ont plus aucune chance de survie et de prélever, si cela est possible, des organes qui fonctionnent encore. Il s’agit du diagnostic définitif du décès et la certitude que le processus de la mort est irréversible, et qu’il n’a rien à voir avec un coma profond. Le diagnostic de la mort encéphalique est une étape délicate. Il soulève par ailleurs des angoisses populaires sur les risques de prélèvements à partir de malades qui ne sont pas vraiment décédés. Les membres de la famille sont informés que leur proche est mort, mais ils voient un corps qui respire, dont le cœur bat, et qui a l’air d’être simplement endormi. Des contradictions difficiles à comprendre et à vivre qui se retrouvent dans toutes les cultures humaines et qui amènent souvent les familles en deuil à refuser le prélèvement. Il est donc nécessaire d’uniformiser les critères de son diagnostic et d’en informer la population pour la rassurer et l’encourager à accepter ce type de don. L’équipe médicale qui constate le décès et celle qui effectue le prélèvement doivent être indépendantes. L’incompréhension de ce que représente la mort encéphalique est une difficulté sociale qui peut retarder ou même empêcher le développement de la greffe à partir de sujets décédés dans notre pays. Cette décision est d’autant plus difficile à prendre que le maintien en fonction artificielle des organes ne favorise pas l’acceptation de la mort.
Ne faudrait-il pas faire accompagner votre association par la création de sections régionales et locales qui seraient proches de la population afin de renforcer le data des besoins et des donneurs?
– Absolument, c’est une de nos priorités pour donner un élan à nos actions qui ne se limitent pas au don d’organes. Mais comme vous l’avez signalé, il s’agit d’un sujet difficile et d’un domaine très lourd.
Comment rassurer les citoyens marocains qui voudraient faire don de leurs organes que ceux-ci ne fassent pas l’objet d’un trafic ou d’une commercialisation quelconque?
– D’abord, le donneur vivant obéit à des règles strictes de vérification du lien de parenté au tribunal, donc il n’y a pas lieu pour des trafiquants dans ce cadre. Pour le don après la mort, l’inscription est soumise aux règles légales et le registre est sous la responsabilité du président du tribunal. La liste est transmise aux centres qui font les greffes. Et au moment du décès, il est aussi demandé aux familles leur accord pour les prélèvements. Des contrôles très stricts sont effectués à toutes les étapes pour fermer la porte à tous les dérapages. Ce qui reste à éclaircir, c’est la liste d’attente de greffe qui n’est pas encore claire.
Comment faire savoir et signaler que l’on est donneur après sa mort? Quelle est la procédure à suivre pour faire don de ses organes?
– Il est nécessaire de s’inscrire au registre du don. Pour cela, il faut se présenter au tribunal de 1ère instance de la ville de résidence, muni de la carte d’identité, et s’adresser au responsable du registre du don, remplir le formulaire et signer le registre qui sera par la suite validé par le juge en charge de cette tâche. Il existe deux types de fiches qui concernent le don après la mort, une première destinée au don et transplantation d’organes et une seconde au don pour la recherche scientifique. Dans ce sens, l’association Reins avait lancé une campagne d’inscription sur le registre de don d’organes. La première action a eu lieu au tribunal de 1ère instance de Casablanca et la deuxième à Rabat.
Bio-express
Le professeur Amal Bourquia fait partie de la première génération des néphrologues au Maroc. Elle est la première interne issue de cette faculté. Elle est titulaire du certificat national en spécialité néphrologie à l’Université René Descartes à Paris et du diplôme de néphrologie pédiatrique. Ses fonctions hospitalières, son dynamisme et son dévouement pour les malades l’amènent à participer activement à la mise en place et au développement de nombreux programmes thérapeutiques, tels que l’hémodialyse aiguë et chronique, la dialyse péritonéale et pédiatrique ainsi que le démarrage de la transplantation rénale dont elle est une pionnière au Maroc. Son intérêt pour la néphrologie pédiatrique et le bien- être des enfants l’amène à créer et à diriger le premier centre de néphrologie et dialyse pédiatrique au Maroc à l’hôpital d’enfants de Casablanca. Elle est alors le premier professeur de néphrologie pédiatrique. Elle est membre de nombreuses instances scientifiques nationales et internationales dont la Société de néphrologie en France, où elle a été la première représentante du Maroc au sein de son conseil d’administration, la Société internationale de néphrologie, celle de la néphrologie pédiatrique, de l’Association mondiale de médecine, et bien d’autres… Elle a créé Reins, association marocaine de lutte contre les maladies rénales, et a initié la Journée mondiale des reins dans notre pays et organise de nombreuses activités de dépistage, d’informations et de sensibilisation sur la maladie rénale et leur traitement (caravanes, conférences, dépliants, affiches, site web). Ses productions scientifiques dépassent la centaine. Elles sont aussi riches que variées et touchent les différents aspects de la néphrologie en rapportant les résultats de nombreux projets de recherches qu’elle a réalisés et constituent, pour la plupart d’entre eux, les seules références nationales. Parmi ses ouvrages «La dialyse au Maroc, réalités et perspectives», l’unique livre publié dans ce domaine dans notre pays. Il est considéré comme le fruit de sa vaste expérience et de ses amples compétences dans le domaine des maladies rénales et le traitement de l’insuffisance chronique. Mais aussi « Faire face à l’insuffisance rénale chronique », « Al kily », « Plaidoyer pour la transplantation rénale au Maroc », « La dialyse et la greffe rénale, étude de pharmaco-économie », « Regards éthiques : la greffe rénale au Maroc, relation médecin maladie, annonce d’une maladie chronique : réflexions éthiques », « 99 réponses à la maladie rénale »… et « le guide africain de néphrologie pédiatrique en français et en arabe ».