L’Institut du Monde Arabe à Paris célèbre Edgar Morin
Par Mustapha Saha, Sociologue, poète, artiste peintre
L’Institut du Monde Arabe, à Paris, a célébré, le 22 avril 2016, Edgar Morin, en présence d’Alain Touraine, Régis Debray, Edwy Plenel, Michel Wieviorka, Jean-Michel Blanquer, sous la baguette de François l’Yvonnet, maître d’oeuvre du Cahier de l’Herne consacré à l’auguste sociologue, et le regard malicieux de Mustapha Saha.
A quatre-vingt-quinze ans, Edgar Morin donne au monde une leçon perpétuelle de jeunesse d’esprit. Une pensée en continuelle immersion dans les complexités labyrinthiques de la raison humaine. Une pensée faite monde. Socrate est parmi nous. Sa voie, Edgar Morin l’a trouvée depuis longtemps, vivre poétiquement, chaque journée, comme une vie entière, la construire comme une oeuvre d’art, fournir au cerveau du bon grain à moudre pour l’empêcher de s’empêtrer dans la vase des choses. Sa ligne de conduite, dans sa vie et son oeuvre, s’inspire du paradoxe lumineux de Blaise Pascal, « la raison prend sa source dans le cœur ». Il n’est donc question pour lui ni d’exclure la raison ni d’admettre que la raison. La voie se trouve probablement dans cet entre-deux étroit, entre science sans conscience et conscience sans science, dans cette fibre sensible qui fait l’humanité de l’humain. Dans l’auditorium, au deuxième sous-sol de l’Institut du Monde Arabe, les coureurs de conférences, en manque des célébrités déclamatoires, se bousculent. Le maître des lieux fait sa furtive et rituelle apparition pour les photographes. Edgar Morin et Alain Touraine, fringants nonagénaires, dinosaures de l’agora sociologique, rescapés miraculeux de la glaciation culturelle, combattants indéfectibles de la pensée sociale, adversaires irréductibles de tous les scientismes, monstres sacrés de la critique radicale, incorrigibles empêcheurs de tourner en rond, indémontables guetteurs de l’imprévisible, cherchent avec résignation, sous l’oeil charitable de Michel Wieviorka, une lueur d’intelligence, au milieu d’un quartet d’intellectuels médiatiques, dandys fatigués de l’insignifiance régnante. Le temps des querelles vivifiantes, des controverses revigorantes, des confrontations stimulantes, paraît bel et bien révolu. Ne demeurent que polémiques stérilisantes, platitudes arrogantes et coups d’épée dans l’eau.
Edgar Morin, attentif aux entendus et sous entendus de ses glorificateurs, console son ennui d’imperturbable bienveillance. Quand le vacarme l’assourdit, Sénèque murmure à son oreille. Il s’installe résolument dans l’économie symbolique du temps pour vivre intensément l’instant présent.
Le renardesque échotier, Edwy Plenel, troque, dans cette communion solennelle, sa fougue coutumière contre profil bas d’épigone inconditionnel. Ré- gis Debray intronise l’ancêtre empereur, conjugue l’éloge aux désaccords, tricote et détricote sa litanie laudative. Il balaie, d’une esquive stylistique, la complexité épistémologique de son illustre voisin. La connaissance de la connaissance le tétanise, la nature de la nature le démoralise. Ne lui importent que les journaux intimes, les tréfonds de coursive, les introspections révélatrices de fêlures existentielles. Narcisse voit partout son miroir. La rhétorique se prétend caustique, la redondance la rend dérisoire. Le panégyrique s’ambitionne ironique, la superfluité le noie dans le ridicule. N’est pas Socrate qui veut. L’évocation du mouvement Nuit Debout, citoyenneté en acte surgie des profondeurs sociétales, provoque une panne d’analyse. La canne d’Alain Touraine, tombée sur le sol, secoue comme bâton d’Euclide les somnambules causants. Edgar Morin, attentif aux entendus et sous-entendus de ses glorificateurs, console son ennui d’imperturbable bienveillance. Quand le vacarme l’assourdit, Sénèque murmure à son oreille. Il s’installe résolument dans l’économie symbolique du temps pour vivre intensément l’instant pré- sent. Malgré les innombrables sollicitations protocolaires, il se soustrait, le plus possible, à l’abstraction du temps morcelé pour baigner dans le temps naturel, cette durée sans commencement ni fin conceptualisée par Henri Bergson, qui s’accordéonise selon sa propre musique, qui n’a d’autre substance que la volupté d’être. Il ne sert à rien de courir, de plus en plus, vite pour aller nulle part, sinon à la catastrophe. Blaise Pascal nous le rappelle «Nous errons dans les temps qui ne sont pas les nôtres et ne pensons point au seul qui nous appartient». L’accélération du temps métronomise le vertige de la mondialisation. L’interconnexion décisionnelle au sommet, à l’échelle plané- taire, broie impitoyablement la dimension humaine, absorbe et digère toutes les productions, toutes les inventions, toutes les créations, ne laisse d’autre alternative à la servitude volontaire que l’exclusion sociale. La mondialisation compressive est chronophage par définition. Elle vampirise implacablement le temps de la contemplation, de la méditation, de la réflexion. Elle récuse le droit à la paresse fécondateur de maturation créative. Elle désintègre la conscience de soi, dissoute dans le mépris sans visage, dans les contrôles électroniques, dans les ordres signalétiques, dans les puces indétectables, qui gangrènent, comme des tumeurs, la vie quotidienne. La mondialisation ultralibérale étouffe la pensée critique dans l’oeuf. Les monopoles financiers aux commandes et la technocratie gouvernante à leur solde ignorent eux-mêmes la direction prise par le monde. Ils fonctionnent avec les théories obsolètes et les concepts archaïques hérités du dix-neuvième siècle, passés à la moulinette des statistiques descriptives et des variables aléatoires. L’ordre géométrique triomphant dissèque le réel et ne reconstitue que du virtuel. Foin de l’analyse qualitative ! Seule l’accumulation des données compte. La culture occidentale s’ankylose, depuis des siècles, dans le cadre rationaliste de la Renaissance, qui érige toujours son universalisme en modèle civilisationnel indépassable. Depuis le XVIème siècle, l’Occident se prévaut d’une avance scientifique irrattrapable, alibi idéologique de sa fuite en avant dominatrice, de son complexe de supériorité patho-historique. Avec la Révolution numérique, tous les continents, tous les peuples, toutes les localités repartent à pied d’égalité. Mustapha Saha forge le concept de diversalisme pour liquider, définitivement, l’héritage colonial. Toutes les cultures du monde, du passé, du présent, du futur, se valent et s’équivalent dès lors qu’elles ne sont pas instrumentalisées comme véhicules d’infériorisation ou comme armes de destruction. La Révolution numérique dépouille le pouvoir, tous les pouvoirs, de leur levier principal, le monopole de l’information, instaure une société transversale en réseaux où le centre se décentre à l’infini, où les périphéries proches et éloignées deviennent instantanément, en temps réel, des centres de focalisation internationale en fonction des scoops qu’elles propulsent, où l’événement se déclenche, sans préavis, n’importe où, n’importe quand, où l’inattendu se niche dans les indénombrables ordinateurs domestiques. Le flux perpétuel de l’information engloutit ses manipulateurs. La marée d’incessants flux et reflux avale ses surfeurs. La conscience individuelle interagit désormais, sans intermédiaires institutionnels, avec la conscience plané- taire dans son immense diversité, dans une fermentation chaotique propice à toutes les surprises.. Le concept d’alter-mondialisme, aspiration profonde à une autre configuration des rapports planétaires, entre civilisations, entre cultures, entre personnes, au-delà de ses multiples récupérations, tresse, dans le tâtonnement expérimental, des passerelles parallèles. Le succès grandissant des produits biologiques, après les dévastations pathogènes des additifs chimiques, remet progressivement la nature-mère au centre des préoccupations humaines. Les énergies renouvelables, solaires, éoliennes, hydrauliques, géothermiques, le développement durable et l’économie circulaire, s’imposent, peu à peu, comme palliatifs pérennes aux combustibles destructeurs. Les entreprises citoyennes, les coopératives, les mutuelles, le commerce équitable, édifient progressivement une économie interactive, sans grossistes, sans distributeurs, sans spéculateurs. L’actualisation des architectures traditionnelles résout des problèmes insolubles pour les technologies sophistiquées et inopérantes des industries monopolistiques du bâtiment. Les niches écologiques se multiplient dans les interstices du bétonnage ravageur. Edgar Morin ne s’est jamais embarrassé des prévenances idéologiques. Il se dit atteint d’incurable dissidence. Les distinctions, les décorations, les gratifications, génératrices d’émotions agréables, protègent socialement son âme rebelle. Il est d’autant plus éthiquement juif qu’il a toujours défendu la cause palestinienne. Il invoque, dans un soupir, la Thessalonique de ses origines, terre d’asile de ses ancêtres andalous. Il cultive sa citoyenneté du monde dans sa marocanité adoptive. Quand il convoque son alter ego disparu, Cornelius Castoriadis, en parlant laconiquement du vide de la pensée, il pense d’abord aux acolytes de circonstance. La course à l’audience participe décisivement au décervelage de masse. La technocratisation de la société va de pair avec sa déculturation. L’appauvrissement intellectuel se conjugue à la prolifération des pathologie mentales. L’addiction aux neuroleptiques compense dangereusement la perte de repères, l’absence de sens à l’existence. La spécialisation à outrance atomise la connaissance, pulvérise la pensée, génère, dans tous domaines, des générations de techniciens obscurantistes.
Les correspondances verticales tissent des communications secrètes entre le visible et l’invisible, cet invisible visiteur des artistes et des poètes, qui les arrache à l’espace-temps, les plonge dans des sensations célestes et les met en état de possession. Les correspondances horizontales réunifient sans cesse le monde, au-delà de ses turbulences, ses désordres, ses violences.
La recherche universitaire n’échappe pas au confinement. La technoscience, qui s’en alimente, broie l’humain au profit de l’efficience. La compréhension du monde bute sur le cloisonnement disciplinaire et la désinformation programmée. L’intrépide humaniste ne cherche pas des solutions, tôt ou tard fossilisées en systèmes, juste des voix de passage, avec l’amour, la poésie et la sagesse comme emblèmes, vers les contrées inexplorées du savoir et du bien-vivre. En élaborant la Charte de la Transdisciplinarité avec Lima de Freitas et Basarab Nicolescu, Edgar Morin pense une nouvelle éthique qui contrebalance les grands risques encourus par le genre humain et son environnement en sortant de l’ombre leurs pendants d’espérance. Cette Charte remet à l’ordre une approche dialectique de la réalité dans sa complexité synergique. L’intégrité morale et physique du vivant est inaliénable. Toute tentative de dissoudre l’humain dans une structure formelle, de l’abstraire comme unité statistique inerte, de le soumettre à des manipulations génétiques monstrueuses, de le transformer en cybernanthrope sans âme, est un crime inexpiable contre l’humanité. La connaissance tenant compte de la variété de la nature et de la diversité du vivant est forcément complexe et globale. L’enfermer dans une logique unique, dans une interprétation monolithique relève de l’obscurantisme.
La dignité humaine ne se réduit pas à sa dimension existentielle, sociale, matérielle, elle s’inscrit dans l’anamnésie théorisée par Platon deux mille cinq cents ans en arrière. Chaque humain est un éclat de l’univers, il porte en lui la mémoire génétique et intellectuelle de l’humanité entière depuis son émergence dans le monde. La terre tout entière appartient à chaque vivant par le seul fait qu’il est porteur de son feu sacré. Dès lors, la transdisplinarité se propose d’articuler les disciplines du savoir pour susciter une compréhension à la fois panoramique et multidimensionnelle de la nature et de la réalité, qui restitue à l’humain son bien le plus précieux, sa dignité. En ce sens, on peut la définir comme une intelligence connective. L’intelligence, du latin «intellegere», ne signifie-t-elle pas, étymologiquement, «relier plusieurs lectures» ? L’intelligence n’est-elle pas cette faculté proprement humaine de comprendre le sens et la substance des choses en déchiffrant, au-delà de leurs apparences, les liens organiques qui les animent ? Chaque discipline est traversée par des courants sémantiques, sémiologiques, éthiques, voire mythologiques, qui la dépassent. Il n’est pas de science qui ne soit en même temps allégorique. La théorie des correspondances de Charles Baudelaire, inspirée de Platon, déclinée dans son poème «Les Correspondances», résume avec justesse ces interactions mystérieuses. Les correspondances verticales tissent des communications secrètes entre le visible et l’invisible, cet invisible visiteur des artistes et des poètes, qui les arrache à l’espace-temps, les plonge dans des sensations célestes et les met en état de possession. Paul Klee ne distingue-il pas les artistes par leur don de rendre visible l’invisible ? Les correspondances horizontales réunifient sans cesse le monde, au-delà de ses turbulences, ses désordres, ses violences. Les crises qui meurtrissent le monde ne sont-ils pas que les résidus lointains du chaos originel dont il est né ? «Les parfums, les couleurs et les sons se répondent» quand l’âme s’élève suffisamment haut pour capter leur symphonie. La fusion de la subjectivité et de l’objectivité se matérialise dans l’oeuvre d’art. L’art et la poésie ne germinent et fleurissent que dans l’imaginaire fertile et l’intuition créative. La seule légitimité des artistes, des poètes, des penseurs, sera leur oeuvre dévolue à l’humanité, leur seul juge la postérité. Mai 68 n’a existé que par sa créativité. Les enfants de mai rêvaient de l’imagination au pouvoir sans savoir que leur rêve était aporétique.
L’emprise absolue des pouvoirs écrasants des finances et des médias formatent, d’avance, les besoins, façonnent les opinions, réduisent méthodiquement les marges de liberté. Le pouvoir pour le pouvoir anéantit subrepticement les droits fondamentaux de l’être humain, neutralise anticipativement ses velléités de révolte, anesthésie sournoisement son exigence vitale de dignité.
Alain Touraine rappelle sa réfutation permanente des théories systémiques réduisant les individus à des unités comptables, des logiques statistiques sans âme, des méthodologies technocratiques déshumanisantes. Face aux machines robotisantes, systématisés par le technicisme conquérant, il a toujours développé une sociologie des acteurs, exploré les dynamiques transformatrices des mouvements sociaux, scruter les évasures de la libération. Il s’attache particulièrement à l’utilité de la sociologie, ses théorisations devant naître des pratiques réelles et leur donner sens en retour, avec le souci constant de transformer les consommateurs passifs en sujets actifs dans un monde déboussolé, qui a perdu ses ressorts d’espérance. Le retour du sujet, dans le marasme économique et l’ankylose politique, est, depuis longtemps, son exaltant cheval de bataille. Il n’est d’épanouissement social que dans la synergie des singularités. Alain Touraine fait du concept de subjectivation son étendard, autrement dit l’affirmation de soi comme être libre, responsable et créateur. Comme en Mai 68, les idées singulières doivent descendre dans la rue. L’action citoyenne n’a d’autre moteur pour impacter le devenir commun que l’interactivité créative à la base, sur le terrain, hors sentiers battus, par l’apport créatif de chacun. La singularité ne se réalise pleinement que dans la liquidation définitive de la sacralité du pouvoir. Pendant des siècles, seuls les artistes, les poètes, les saltimbanques accédaient à cette liberté d’être sous masque d’amuseurs du roi ou sous guenille de gueux. L’expression de minorité agissante, galvaudée par le pouvoir pour dévaloriser les agitateurs indisciplinables, désigne justement ces groupuscules, sommes de singularités sans entraves, délivrées des chaînes de la productivité, de la rentabilité, de la compétitivité, capables, par leur créativité et leur imaginaire en action, de s’investir dans l’intérêt général et de déclencher des lames de fond dévastatrices pour l’ordre établi. Leur déviance, comme le dit justement Edgar Morin, dès lors qu’elle rencontre une attente collective, se mue en tendance pour devenir une force historique. Ainsi se réalise l’improbable qui, au moment où tout semble perdu, sauve l’humain du désastre annoncé.
Alain Touraine étudie, dès leur émergence, les mouvements étudiants, les activismes féministes, les bouillonnements incontrôlables, façonneurs d’un autre rapport au monde. Il se proclame membre à part entière du cénacle frondeur d’Edgar Morin, Paul Lefort et CorneIius Castoriadis. Il a tôt reconnu, sous les soubresauts des crises répétitives, pressenti l’agonie du vieux monde industriel et la gestation, dans la parole et le sang, d’une société nouvelle, en Amérique latine et ailleurs. Il salue la revanche historique de la dialectique hégélienne sur le positivisme kantien. Le souvenir du père spirituel, Georges Friedmann, hante toujours autant la mémoire des deux patriarches. La condition humaine est leur passion conceptuelle, la politique leur terrain de jeu analytique. Correspondance de leurs destinées conjugales, frappés, tous les deux, par la disparition de leurs femmes muses au tournant de l’âge, repartis, après abattement mortifère, pour une autre vie sentimentale, amoureux éternels de l’irremplaçable. Quand souffle la tempête, leur donquichottisme, fièrement assumé, leur sert de radeau de sauvetage.
Le virus politique empêche la pensée de prendre son envol philosophique. La société transversale creuse, irréversiblement, ses cheminements invisibles. Les concepts de pouvoir et de politique sont définitivement obsolètes. Il n’est de salut que par l’art et la poésie.
L’emprise absolue des pouvoirs écrasants des finances et des médias formatent, d’avance, les besoins, façonnent les opinions, réduisent méthodiquement les marges de liberté. Le pouvoir pour le pouvoir anéantit subrepticement les droits fondamentaux de l’être humain, neutralise anticipativement ses velléités de révolte, anesthésie sournoisement son exigence vitale de dignité. L’embrigadement brutal des totalitarismes massifs a laissé place aux circuits tentaculaires de contrôle et de surveillance. Dans la société bureaucratique de consommation dirigée selon la formulation d’Henri Lefebvre, le social est partout évacué au profit de la manipulation politique. Le citoyen opprimé lui-même, est sommé, pour se faire entendre, d’intégrer un ré- seau lobbyiste sous peine de disparaître comme sujet. L’urbanisation technocratique de la planète dénie le droit à la ville jusque dans l’architecture. Le citadin, téléguidé dans des passages obligés, se métamorphose en spectre urbain. Des forces obscures, cependant, forment sourdement, solidairement, inventive ment, des galeries souterraines d’émancipation dans les quartiers populaires. La transversalité sape, dans ses fondements, la prépotence pyramidale. Mai 68, chassé par la grande porte, revient par l’issue de secours. Mai 68, objet politique non identifiable, artefact historique non élucidable, s’invoque pieusement comme un paradigme utopique, une lanterne mythique, un sémaphore symbolique. Alain Touraine cite « Mai 68 ; La Brèche» (éditions Fayard, 1968), ouvrage écrit dans le vif de la Révolution ludique par Edgar Morin, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, en omettant volontairement d’évoquer, élégance intellectuelle oblige, son propre livre du même cru «Le mouvement de mai ou le communisme utopique» (éditions du Seuil, 1968). Visions empathiques de mandarins engagés ne saisissant de la conscience estudiantine révoltée que sa pellicule politique. Et pourtant, sous folklore ouvriériste, il n’eut que la soif de liberté, rien de plus, rien de moins. Au premier rang de l’auditorium, Mustapha Saha, cofondateur du Mouvement du 22 mars à la faculté de Nanterre, animateur romantique du temps des barricades, rêveur impénitent de rivages inaccessibles, calfeutré dans une distanciation de bonne aloi, sourit de la récupération académique et de l’émotion sincère des doctes nostalgiques. Il se contente d’insérer, pendant le dîner, quelques apophtegmes amphigouriques. Mai 68, perceur de traverses transgressives, fécondateur d’idées intempestives, porteur d’intemporalité poétique, germine toujours l’avenir, au-delà des mutations éprouvantes. Le virus politique empêche la pensée de prendre son envol philosophique. La société transversale creuse, irréversiblement, ses cheminements invisibles. Les concepts de pouvoir et de politique sont définitivement obsolètes. Il n’est de salut que par l’art et la poésie. La soirée se prolonge dans l’ambiance exotique et feutrée du restaurant marocain L’Atlas, boulevard Saint-Germain. Une douzaines de convives, triés sur le volet par la direction des Cahiers de l’Herne, puissance invitante, couvent Edgar Morin et Alain Touraine de leur affectueuse présence. Les cellériers lobbyistes de l’événement restent à la porte. Le pouvoir sans pouvoir puise sa raison d’exister dans les secrets d’alcôve. Les deux philosophes partagent bonnes anecdotes et tajines d’agneau embaumés d’effluves orientales. L’universitaire italienne, Maria Giovanna Musso, tête chercheuse des tortilles lumineuses du changement social impulsé par la création artistique, venue spécialement de Rome, engrange les enseignements de la veillée historique. Edgar Morin entonne à voix chaude des chansons classiques des années folles. La sociologue marocaine et complice épouse, Sabah Abouessalam-Morin, savoure en silence la déclaration d’amour.