Il y a 440 ans la « Bataille des Trois Rois » à Oued al-Makhazine : retour sur une épopée
Par Hassan Alaoui
A quelques encablures de Ksar Lakbir, le lieu invite au recueillement. Il ne reste plus que des sépultures hérissées au gré de petits vents, soufflées dans un espace poudreux et poussiéreux. Les historiens s’acharnent à fouiner et à faire parler la mémoire , ce monument silencieux confronté au soleil et à l’indifférence. Pourtant une page de notre histoire y fut écrite. Glorieuse sans être triomphaliste.
Il y a 440 ans, se déroulait près de Ksar Lakbir la bataille de Oued al-Makhazine, dite « Bataille des trois Rois ». Aujourd’hui encore, elle ne peut que s’imposer aux jeunes générations marocaines, lors même que nous fêtons, dans une indifférence ahurissante, l’anniversaire de cet extraordinaire événement que fut la bataille de Oued Al-Makhazine, dite «Bataille des Trois Rois» ! Un événement qui dévoila la complexité des rapports que le Maroc entretenait avec les pays européens du Nord, notamment l’Espagne et le Portugal.
Jamais, en effet, événement n’aura autant collé à l’actualité que cet anniversaire à la fois singulier et plein d’enseignement. Il flotte sur nos têtes en ce mois de canicule, avec ses rappels comparatifs et ses réminiscences ravivées.
Montaigne et Aggripa d’Aubigné…
Il nous met devant cette réalité incontournable, indépassable que seule l’unité nationale, sans fissures, peut relever les défis et les agressions. Il y a donc 424 ans, le 4 août 1578, l’armée marocaine que commandait Moulay Abdelmalek Sâadi battait à plates coutures, à Ksar El-Kebir, à l’endroit même baptisé Oued Al-Makhazine, la puissante armée portugaise, dirigée par le Roi Dom Sebastian. Une victoire éclatante, d’autant plus retentissante que le Portugal, dit-on, en conçut de l’aigreur et se replia pendant un siècle sur lui-même. A telle enseigne que Montaigne, Agrippa d’Aubigné et d’autres s’en étaient fait l’écho avec des accents pathétiques. Par cette victoire le Maroc accéda à la notoriété, au nom du principe que la culture occidentale codifiera en droit sous l’exigence absolue de défense de l’intégrité territoriale. Elle intervenait dans un contexte marqué par la domination portugaise en Méditerranée, conséquence du repli stratégique de l’Espagne que la férule d’Isabelle la Catholique écrasait sous son poids intégriste. Elle intervenait aussi alors qu’une lutte fratricide opposait au Maroc même Moulay Abdelmalek Ibn Marouan et Mohamed Moutawakil, prince déchu qui, détrôné à Fès le 8 mars 1576, ne trouva pas mieux que s’allier à Dom Sébastian du Portugal pour reconquérir le pouvoir. Installé à Tanger, après Marrakech, il fomenta le complot avec le Roi du Portugal en contrepartie de bases et de comptoirs. La bataille pour le Trône avait quelque chose d’insolite. Elle opposait la légitimité nationale, incarnée à l’évidence par le sultan Moulay Abdelmalek, à la trahison de la potiche Mohamed Moutawakil qui représentait, à son corps défendant, le parti compradore et, comme l’on dit, les intérêts étrangers, impérialistes en l’occurrence.
Après la chute arabe et avant la Reconquista
Sur le déroulement de la bataille ce 4 août 1578, à laquelle prirent part toutes les composantes de la nation marocaine, y compris Moulay Ali Cherif qui mobilisa pour la cause en provenance du Tafilalet, des troupes, les historiens se sont penchés à longueur de textes et de témoignages, n’épargnant aucun détail de cet affrontement où trois Rois furent portés morts au combat, Abdelmalek Sâadi face à Dom Sebastian et à Mohamed Moutawakil. L’enchaînement des événements remontait, en fait, à l’an 1415, date à laquelle les armées portugaises s’installèrent à Sebta. Ce point de départ suivit la chute du Califat arabe et musulman de Grenade et la Reconquista en Espagne en 1492, période à laquelle aussi Christophe Colomb découvrit l’Amérique, où Ferdinand et Isabelle de Castille, inspirés de la rigueur et de l’intolérance de Tomas Torquemada, ratissèrent l’influence arabe et musulmane. De cette confusion parabolique, le Portugal tira le parti des conquêtes au détriment des Etats de la Méditerranée : après Sebta, ils assiégèrent Ksar Seghir en 1458, puis Tanger et Asilah, Agadir en 1505, Mogador en 1506, Safi en 1508, Azzemour en 1513 et Mazagan en 1514. A cette occupation atlantique, l’Espagne répondait en écho en s’emparant des côtes méditerranéennes, au Rif, notamment les îlots Badis (Velez), Nekkor (Al Hoceima) et les îles Chaffarines.
L’arc stratégique d’occupation hispano-portugais était donc le trait saillant de cette fin lugubre du Moyen Age euro-méridional. Autant dire que la victoire de Oued El Makhazine, fait glorieux en lui-même, constitua la réponse à cette tentative de déstabilisation. Autant dire encore qu’elle était le résultat d’une double méprise : la hargne que Dom Sebastian, jeune Roi de 24 ans, «impulsif et irréfléchi» ( selon Moulay Ahmed Alaoui), nourrissait à l’égard du Maroc qui l’avait dépossédé des principaux comptoirs, ne lui laissant que Tanger, Sebta et Mazagan. Ensuite la folle ambition du « roi » Mohamed Moutawakil, évincé par son frère Abdelmalek et qui en conçut de l’amertume et une volonté revancharde au point qu’il décida de s’allier à l’ennemi extérieur contre son propre frère, contre sa famille, contre la légitimité et contre le peuple marocain.
Un prince fourbe et avide de pouvoir
Il reste que la trahison fut double : elle révéla l’ambition partisane d’un prince à l’appétit du pouvoir démesuré. Ensuite sa décision, grave et inconséquente, de s’allier à un Roi européen, chrétien dont il sut, non sans malice, exploiter et mettre à profit ses bas instincts xénophobes et ses fantasmes de Chevalier de la couronne, nourri de la culture des Croisades. Or, cette double trahison, se heurta à une vigilance de la part des soldats de Moulay Abdelmalek, animés par cette rage que celui qui se prétendait Roi était en fait l’allié des Chrétiens. Farouche, régulière et violente, la bataille d’Oued Al-Makhazine vit trois Roi mourir l’un après l’autre : Mohamed Moutawakil, Dom Sebastian et Moulay Abdelmalek qui fut remplacé par son frère Ahmed Mansour, surnommé Eddhabi (le doré) en raison du prestige et du butin qui lui revinrent après cet événement fracassant. L’Europe lui envoya des ambassadeurs et le couvrit d’égards.
Quant au Portugal défait, c’est l’Espagne de Philippe II qui lui reprit sa place et son rang, ouvrant ainsi une longue parenthèse à ce qui deviendra, après, une longue altercation maroco-ibérique. Que la commémoration passe aujourd’hui subrepticement sous nos yeux n’empêche pas que des enseignements soient tirés, à la lumière des événements récents et concernant notre actualité nationale, à nos revendications territoriales. Le Maroc n’a jamais cessé de faire l’objet de harcèlements et d’agressions, la dernière étant en 2002 l’invasion manu militari de l’îlot Tourah par cette même Espagne qui, déjà au 15ème siècle, s’activait dans nos mers. Sans l’unité nationale, autour du Roi Moulay Abdelmalek, la bataille de Oued Al-Makhazine eut été un désastre. C’est cette même communion qui, à travers les siècles et jusqu’à aujourd’hui, cimente le patriotisme et incarne la légitimité historique. La deuxième leçon, encore plus actuelle, est que le recours au soutien extérieur, au mépris de la Nation, qui aboutit forcément à une «collusion avec le parti de l’étranger» traduit bien sûr non seulement une trahison inadmissible, mais illustre le mépris total dans lequel l’on situe son pays, les institutions nationales, sa propre religion et son peuple.
A ce niveau, la commémoration de la bataille de Oued al-Makhazine nous sert de leçon magistrale que l’on doit inscrire sur le fronton comme une devise. Il nous importe à présent de mesurer le temps vécu depuis cette date fatidique , incarnant une sorte de rupture avec un monde du passé, de l’histoire qu’il faut assumer .