Entreprises « agiles »: pour les salariés, un équilibre fragile
Les méthodes « agiles », employées dans le développement de projets numériques, connaissent un franc succès en entreprises. Mais déployées dans la précipitation et sans repenser l’organisation globale, elles peuvent engendrer du stress chez les salariés, soumis à des injonctions contradictoires.
Armés de post-it multicolores: c’est l’image la plus répandue des employés « agiles« , échangeant leurs idées autour d’un tableau blanc. Inventée pour remédier aux trop longs délais de développement de logiciels finalement caduques à l’arrivée, l’agilité repose sur une série de cycles courts (« sprint« ). L’équipe « agile« , au sein de laquelle toute hiérarchie est abolie, reste en lien constant avec l’utilisateur final. Plutôt qu’une épaisse documentation, des points quotidiens et des activités « ludiques » pour échanger sont prévus.
Mais en mai dernier, Ron Jeffries, l’un des signataires du « manifeste agile », s’est insurgé contre les détournements du concept: « lorsque les idées agiles sont mal appliquées, elles conduisent souvent à plus d’interférences (…), moins de temps pour faire le travail, et des injonctions à +aller plus vite+« .
« Cela me brise le coeur » de voir que ces idées « sont utilisées pour détériorer la vie des développeurs, et non l’améliorer« , a-t-il confié sur son blog en mai.
« big bang »
Des effets non désirés subis par les salariés de General electric medical system (GEMS) à Buc (Yvelines), où l’agilité est introduite en 2012. Un véritable « big bang« , se rappelle Dominique Lescan, secrétaire adjoint du Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de cette entreprise d’environ 1.800 personnes.
A l’époque, les élus du personnel sont alertés par « des situations de burn out« . « Plus personne ne savait s’y retrouver et ça provoquait pas mal de tensions », raconte Lescan.
Les managers subissaient une « perte de pouvoir » face à des équipes devenues autonomes. Et lorsque les délais n’étaient pas respectés, « c’était la recherche du coupable« , le travail étant attribué à un groupe et non plus individuellement.
Après une enquête du CHSCT, les cycles de développement sont allongés de deux à trois semaines, tous les salariés formés, un « coach agile » embauché et les locaux adaptés, avec des lieux où travailler à plusieurs.
Surtout, chaque nouvelle équipe « agile » doit désormais présenter la façon dont elle s’organisera, en définissant des rôles précis.
Aujourd’hui, même si cette méthode « accélère tout » en supprimant les temps de « repos« , « les salariés ne feraient pas marche arrière« , affirme Lescan, tout en avertissant: « passer à l’agile demande énormément de réflexion« .
Le concept est particulièrement difficile à mettre en place dans les grandes entreprises car il suppose la fin des structures pyramidales et des procédures habituelles. « Les managers entendent parler d’agile, c’est formidable, et puis après ils demandent le planning, le budget… tous les trucs à l’ancienne« , raconte Franck, responsable au sein de la direction des systèmes d’information d’un grand groupe français.
Les salariés, eux, sont mal vus car ne respectant pas les « process« , raconte-t-il. Pour remédier au problème, il a embauché une personne chargée de « produire ce qu’il faut pour le management » afin de laisser « tranquille » l’équipe « agile« .
Injonction d’agilité
La mode de l’agilité s’est répandue au-delà du seul secteur informatique. Fréquemment employé par le président Emmanuel Macron ou ses ministres, le terme est devenu synonyme de réactivité, d’adaptabilité, et paraît victime de son succès.
Le concept est « vraiment rentré dans le vocabulaire courant » mais souvent « sorti de son contexte et appliqué à toutes les sauces« , analyse Jérôme Tougne, directeur associé du cabinet Stimulus, spécialisé dans la santé au travail.
Dire « soyons agiles » devient « une injonction à travailler plus vite« , une façon de « couper court au débat« . Quand il est impossible de réaliser « des choses contraires à ce que l’organisation permet« , les salariés en veulent à leur entreprise de leur demander « des petits miracles au quotidien« , explique-t-il.
« Si l’agilité dégrade la qualité de vie au travail, cela signifie qu’on est davantage dans une injonction faite aux individus et qu’on a fait l’économie d’une réflexion sur l’organisation« , conclut-il.