Du service militaire au Maroc : Aspects historiques
Par Rachid Boufous
Comment aborder cette question du service militaire ? Et surtout essayer d’en chercher la signification sous-jacente et le but recherché par l’état à travers cette mesure qui concernera tous les jeunes, garçons ou filles, âgés de 19 à 25 ans et qui sont susceptibles d’être appelés sous les drapeaux jusqu’à l’âge de 40 ans.
Le service militaire obligatoire, plus communément connu sous le vocable de « conscription », renvoie à des notions liées au service national, dû par chaque individu envers la nation à laquelle il appartient. Car c’est le premier devoir de chaque individu appartenant à un groupe, envers la collectivité, à savoir la défense du territoire national. Et c’est quelque chose qui est aussi vieille que le monde.
Un exercice ancré dans l’Histoire des peuples
Si les anciens égyptiens se devaient de donner de leur temps pour contribuer à la construction des pyramides, ce sont les Athéniens qui, les premiers, ont fait un usage fréquent de la conscription, même si celle-ci était dépourvue de caractère de masse, et était limitée à la classe des citoyens ne formant qu’un dixième de la population.
À Rome, à l’origine, seuls les patriciens avaient le droit de participer à l’armée. Ces patriciens constituaient dès l’époque royale une aristocratie qui devint la classe dominante. Les patriciens étaient les propriétaires des terres et des troupeaux. Ce sont eux aussi qui combattaient et assuraient la protection de la population, légitimant ainsi leur domination sociale. Une des revendications importantes des plébéiens (le peuple) fut de pouvoir également en faire partie. Par la suite tout citoyen romain put participer à l’effort militaire.
Plus généralement, en Occident, si l’armée féodale était constituée de sujets réquisitionnés, ce système n’a pas survécu à la guerre de cent ans. Ainsi, jusqu’à la fin du 18e siècle, l’armée était principalement une armée de métier entretenue par le roi grâce à l’impôt. Le soldat était donc principalement un professionnel qui touchait une solde, même si le recours à la réquisition pouvait avoir lieu selon les besoins. Le recrutement était alors réalisé par des « sergents recruteurs » qui sillonnaient le territoire à la recherche de volontaires. Les officiers étaient issus de la noblesse, tandis que les soldats étaient issus de la classe pauvre. Ces sergents attiraient les jeunes hommes par de belles promesses d’aventures ou recrutaient, plus facilement, parmi les paysans exploités. D’autres encore, criminels, s’enrôlaient pour échapper à la potence et profitaient de leur nouveau statut pour continuer leurs exactions en toute impunité. La solde des soldats était alors maigre. Ils étaient souvent obligés de compléter leurs revenus par des vols, ce qui conduisit certains bourgeois à leur interdire l’accès à certains lieux publics.
Des conscrits tirés au sort
La conscription moderne a été, principalement, développée et créée par la Révolution française, avec la fameuse levée en masse de l’an II (1793). En 1798, le général Jourdan instaura le service militaire obligatoire, ce que l’on appela la « conscription ». Cette loi fut impopulaire. Les conscrits étaient tirés au sort : les heureux élus gagnaient un enrôlement dans l’armée pour 7 à 8 ans. Il existait un moyen d’y échapper : l’argent. Les plus nantis pouvaient payer un autre pour prendre leur place, au prix d’une somme rondelette pour l’époque. Les conscrits sélectionnés passaient ensuite la visite d’aptitude, le « conseil de révision »: les édentés, les éclopés étaient déclarés inaptes au service. Paradoxalement, cette épreuve du « conseil de révision » revêtait une importance toute autre: ne pas être retenu signifiait aussi que l’on est un « sous homme » et donc un bon à rien …
Néanmoins, nombreux furent, tout de même, les subterfuges pour ne pas partir : mutilations volontaires, prières, pèlerinages, ou… la désertion !
En France toujours, la conscription passa par plusieurs périodes. 1905 : passage du service à 2 ans, puis à 3 ans en 1913? en préparation de la guerre de 14-18, où des contingents entiers d’appelés furent décimés dans les guerres de tranchées. En 1928, le service revient à 1 an pour finir finalement à 10 mois dans sa version moderne, avant d’être définitivement aboli le 28 mai 1996, quand le Président Jacques Chirac annonça la fin du service militaire obligatoire.
Dans le monde musulman, et à travers les âges, les armées étaient constituées de tribus qui s’alliaient au Roi, Sultan ou Émir du moment ou des lieux. Ils le faisaient contre des avantages en nature ou un partage des prises de guerre. Certains Sultans, comme beaucoup de Rois en Occident d’ailleurs, n’ayant pas trop confiance dans ces alliances versatiles et souvent changeantes au gré des offres, eurent recours à des contingents de mercenaires, qui faisaient la guerre par procuration, comme ce qu’on voit actuellement dans certaines parties du monde où la guerre et le maintien de l’ordre sont souvent sous-traités à des compagnies privées. Assurément, les Américains n’ont rien inventé…
Au fil du temps, il s’avérait de plus en plus impérieux de fabriquer une armée de métier, rémunérée directement sur les caisses des Etats qui commençaient à se former au détour du Xe siècle.
Armée de métier pour le Maroc
Au Maroc, l’armée à proprement parler fut créée par les Almoravides, qui les premiers, l’organiseront en ordre et en contingents. Les Almohades, en créant le Makhzen, allaient codifier cet ordre des armes. Sous les Saadeens, on allait voir la constitution d’une véritable armée de métier, avec l’aide de leurs alliés turcs. Cette armée Saadeenne fera son premier baptême de feu à la bataille des Trois Rois à Oued Al Makhazine, en 1578.
Mais c’est à Moulay Ismail, qu’on doit la création d’un corps d’armée redoutable, fait d’anciens esclaves, ramenés de l’actuel Mali par le Sultan Saadeen Ahmed Al Mansour Addahbi, après sa conquête de l’Empire du Songhaï.
Moulay Ismail donnera à ce corps le nom de Abid Al Boukhari, car il affranchit ces esclaves et leur fit jurer fidélité sur le Sahih Al Boukhari, livre rapportant les faits et gestes du prophète, et que ces soldats se devaient de porter en bandoulière en toutes circonstances, comme un talisman et une preuve de leur attachement exclusif à la personne du Sultan. Mais ce système de défense ne dura que le temps de ce grand Roi, et il fut doucement marginalisé, tant les « Bouakhras » se mêlaient des affaires de l’état, faisaient et défaisaient les Sultans, au gré des alliances avec les prétendants au trône.
Au début du 19e siècle, l’armée marocaine était assez réduite et les Sultans se devaient de faire appel, de plus en plus, aux tribus pour leur fournir les contingents nécessaires à leurs conquêtes et autres campagnes à travers le pays. Les tribus qui aidaient ainsi le Sultan, recevaient en échange, des terres et des domaines de pâturage. Ces terres eurent, par la suite, le statut foncier de terres guich, et furent placées, depuis le Dahir de 1919, sous la tutelle de l’administration et par la suite sous celle du ministère de l’intérieur. Les tribus en avaient l’usufruit, sans pouvoir les céder directement, devenant ainsi des terres inaliénables par la force de la loi, en vue de leur préservation.Les Forces armées royales marocaines telles que nous les connaissons actuellement, ont été instituées en 1956 (la Marine royale ayant été fondée en 1960). Officiellement, leur création a été fixée par le Dahir du 25 juin 1956. L’armée marocaine est une armée de métier depuis sa création. La conscription n’existait pas en tant que tel, et ce, jusqu’à son institution par Dahir, en 1966.
Ainsi, la conscription ou le service militaire obligatoire fut instauré, pour la première fois, au Maroc, par décret portant le n° 137-66, datant du 9 juin 1966. Cette conscription intervenait à un moment crucial de l’histoire contemporaine du Maroc. Effectivement, une année auparavant, le pays fut marqué par une crise sociopolitique qui culmina en mars 1965 avec plusieurs émeutes entre citoyens et forces de l’ordre à Casablanca, Fès et dans d’autres villes marocaines. Ces événements aboutirent à la suspension du parlement et à la promulgation de l’état d’exception, qui durera cinq ans…
L’origine de ces événements vient d’une circulaire malheureuse du ministère de l’Education nationale, qui mit le feu aux poudres. Elle fixait l’âge limite auquel les élèves de l’enseignement secondaire pourraient être admis dans le second cycle. Et la nouvelle limite était basse…Dans une très forte proportion, les élèves se voyaient interdire, en cours d’année, l’accès au second cycle, et ne pouvaient plus poursuivre leurs études que dans l’enseignement technique.
Malgré l’amnistie générale qui fut déclarée juste après et la libération des grévistes et des émeutiers, la crise politique quant à elle était latente, et consécutive à une situation de blocage due au bras de fer entre certains partis politiques et le pouvoir.
Un système économique libéral
À l’époque déjà, la forte démographie et le trop grand nombre d’élèves arrivant à l’école, posaient avec acuité la pertinence du modèle d’encadrement de la jeunesse. La population marocaine totale était passée, entre 1964 et 1965, de 12.959.000 à 13.330.000 habitants. La proportion des moins de 20 ans dans la population totale s’était établie en 1965 à plus de 58%. L’État, malgré de grands efforts, ne put mettre sur pied une politique économique efficiente, et capable d’absorber les quelques 100.000 jeunes qui arrivaient, chaque année, sur le marché du travail. Cela posait la problématique du modèle économique choisi.
Car bien que le pays ait opté pour le système économique libéral, et ce, dès l’avènement de l’indépendance, il n’en demeurait pas moins que l’interventionnisme de l’Etat en tant qu’investisseur et opérateur important, refroidissait grandement les ardeurs des investisseurs étrangers notamment.
En fait, beaucoup de facteurs s’entrechoquaient à l’anémique : des moyens financiers réduits, une agriculture rudimentaire très peu mécanisée et toujours fortement dominée par les grands propriétaires étrangers hérités du colonialisme, une démographie galopante et non maîtrisée, une jeunesse avide de savoir et de connaissances, mais ne disposant pas d’assez de classes et de professeurs pour étudier, un pays très peu encadré administrativement…
Quant à la classe politique, elle avait les dents longues, cherchant à tout prix à s’accaparer le pouvoir, quitte à user de leitmotivs démagogiques, comme la demande assidue de l’arabisation à outrance ou la recherche accrue d’un ancrage aveugle au panarabisme ambiant et au socialisme d’obédience marxiste, comme une bouée de sauvetage visant le rejet de tous les symboles qui pouvaient, pensaient-ils, arracher le pays à la période coloniale : demande d’abolition de la langue française, demande de fermeture des bases américaines, retour vers la religion dans tous ses aspects castrateurs, tentative de restriction des libertés religieuses comme lors de l’affaire des Bahaïs… Le salafisme politique, économique et social était né. Il causera, plus tard, de terribles ravages dans la jeunesse et amènera, cinquante ans plus tard, au pouvoir des crypto-islamistes, souvent transfuges de la gauche des années 60, et qui avaient habilement surfé sur les peurs et les faux espoirs du printemps arabe en 2011…
Toujours est-il que cette première conscription était voulue par le pouvoir comme une possibilité d’encadrer les jeunes et les rendre «aptes à prendre conscience des responsabilités qu’ils doivent assumer en leurs qualités de citoyens libres au sein de la communauté nationale indépendante».