Dans « les labyrinthes » passionnants de Lamia Berrada
Ecrivaine, journaliste et autrefois professeur de Lettres, Lamia Berrada Berca est l’auteure de six romans dont « Kant et la petite robe rouge » (Prix des Lycéens de Villeneuve-sur-Lot, « Une même nuit nous attend tous » (prix de l’ADELF Maghreb-Afrique Méditerranéenne) et « La Reine de l’oubli ».
Son dernier ouvrage « Guerres d’une vie ordinaire » paru aux Editions Sirocco (2015), donne à réfléchir sur «les failles de l’intime ainsi que les enjeux qui questionnent la liberté individuelle» en nous plongeant dans les questions existentielles que se pose le personnage central. Vivant dans un quartier périphérique d’une métropole, il s’égare d’une société où il ne se retrouve pas et s’évade dans des rêves compensatoires où il vit avec l’espoir de rencontrer une femme qui comblerait sa solitude «pour changer cette vie qui pue, pour transformer le cafard (…) en homme heureux», «une femme simplement vraie, dans un monde qui ne l’est pas». A travers un regard perçant et aiguisé, l’auteure nous propulse dans les illusions du héros qui l’aident à résister à la dure réalité, la rhétorique de la poésie s’invite dans son monde labyrinthique et ténébreux pour l’alléger. « Guerres d’une vie ordinaire » frappe par l’originalité philosophique qui le traverse en filigrane et la fluidité d’une stylistique poétique qui le ponctue. Le lecteur regarde défiler des tableaux tantôt opaques tantôt hauts en couleurs qui le bercent, le secouent et le triturent même dans un décor cinématographique de la fiction la plus réaliste.
Lamia Berrada Berca a cela d’exceptionnel : elle nous livre sa vision acerbe et pince-sans-rire du monde actuel dont elle atténue la pesanteur par l’art poétique qui associe la métaphore à l’image, ce dont elle détient le secret. Pour cela, nous nous laissons agréablement emporter par les réflexions lucides qui nous interpellent et les images ondoyantes qui nous submergent de Lamia Berrada Berca.
- Maroc diplomatique : Née d’un père marocain et d’une mère française, un grand-père suisse-écossais et un autre arabe, une grand-mère française et une autre amazighe, une soeur vivant à Montréal où vous allez souvent, un mari d’origine sicilienne et vous vivez entre le Maroc et la France, vous incarnez la richesse et la pluralité culturelle et identitaire. Cela a-t-il eu un impact sur votre écriture ?
– Je pense qu’en ce qui me concerne, l’écriture est le médium à travers lequel je m’exprime pour décloisonner les espaces, les résonances culturelles auxquels tiennent les appartenances multiples que je porte, consciemment ou non, dans mon histoire. Il me semble qu’on se choisit aussi, dans l’écriture, des zones d’exploration qui répondent à des appels intérieurs qui peuvent se révéler géographiquement très éloignés de soi, parce qu’en réalité ils ne le sont pas. Le fait d’hériter d’horizons et de points de vue différents m’affranchit en tout cas clairement, dans l’écriture, du lien que je pourrai établir avec ce qui relève de mon appartenance marocaine, plutôt qu’avec une autre. L’écriture me permet même, d’ailleurs, de traverser allègrement des frontières auxquels certains peuvent avoir le désir de souscrire, mais qui, moi, ne me correspondent pas du tout. C’est pourquoi mes livres ont plus à voir avec la fable, avec la parabole, avec le conte fantastique ou réaliste selon les cas, avec le récit poétique ou roman-poème, avec les ingrédients de la tragédie, qu’avec le roman réaliste à proprement parler, sachant que le roman est en soi un genre totalement hybride, et c’est bien ce qui m’intéresse : la possibilité de toucher à la diversité des registres ou des formes. «Guerres d’une vie ordinaire» en est justement l’exemple : une fable réaliste qui vire ensuite vers le conte fantastique et le western, avec des accents tragiques.
Ce qui m’intéresse, avant tout, c’est d’interroger la condition humaine, sous un angle universel, voilà pourquoi j’aurais aimé ne jamais avoir à nommer mes personnages, non pour imiter le Nouveau Roman, mais plutôt parce que les nommer m’oblige déjà à les enfermer dans une logique identitaire, à laquelle je suis assez réfractaire. Mais je considère que la poésie des prénoms est tout de même plus agréable que celle de simples initiales !
De la même façon, même si dans «Guerres d’une vie ordinaire» le personnage évolue à Hay Kazaoui (qui pourrait rappeler Casablanca, si l’allusion plus loin à Tanger ne venait immédiatement créer une forme d’incertitude), ce héros ordinaire parle de la déshérence d’une jeunesse qui pourrait tout aussi bien être celle de Bogota, de Détroit ou de New Delhi… C’est en réalité évoquer la mécanique de la solitude qui broie l’humain dans toutes les grandes métropoles modernes. C’est parler de la violence vécue à travers l’incivisme quotidien, comme à travers les affrontements sourds et implicites qui minent une société dans ses fondements les plus intimes : entre riches et pauvres quand il s’agit d’injustice sociale, entre hommes et femmes à propos des frontières tacites qui régissent les relations des deux sexes, entre le dogmatisme effrayant des fanatiques et les aspirations de liberté des autres, pour ce qui concerne la gestion de l’espace public et de l’espace privé.
En réalité, mes personnages ont des désirs auxquels l’on peut s’identifier de manière universelle. Ils veulent aimer, rêver, construire, et se construire en tant qu’individu, en tant qu’être humain, en tant que conscience de soi, libre. Où qu’ils puissent être nés, et quel que soit l’endroit où ils vivent au moment où le récit commence. Je ne comprends et ne comprendrai jamais la logique de l’enfermement identitaire ou de la logique purement nationaliste parce que je suis construite, que je le veuille ou non, de par mon histoire, dans cette conscience aiguë d’être porteuse d’une ouverture qui veut dépasser les particularismes pour aller explorer et sonder, en revanche, ce qui nous rapproche d’abord les uns des autres.
- Dans vos romans, vous explorez l’espace de l’intime mais également les enjeux universels qui fondent notre rapport avec l’émancipation, avec les libertés individuelles et avec l’Autre. Peut-on classer vos oeuvres dans le genre psychologique puisque vous vous y penchez toujours sur la condition humaine avec un regard aigu sur la réalité ?
– L’intime est le premier espace qui m’intéresse, dans l’écrit. La place du Je. La naissance de cette voix qui interpelle le monde et la réalité qui nous environne. Même lorsque le récit traite en arrière-plan des questions de société, de problématiques plus larges et directement tournées vers le réel, ce qui m’importe est de raconter ce qui se produit dans une conscience qui s’achemine, comme elle le peut, vers cette conscience de soi. Il me semble qu’à ce titre, oui, on peut classer ce que j’écris sous la bannière du roman psychologique, mais à vrai dire, a-t-on besoin d’étiquettes ?
Deux éléments sont pour moi fondamentaux et traversent de manière récurrente, voire obsessionnelle, chacun de mes textes : la question du regard, et la question de la voix. C’est d’ailleurs ce qu’évoque la phrase d’exergue de « Guerres d’une vie ordinaire », empruntée à l’un des poètes que j’adore, René Char : « seuls les yeux sont encore capables de pousser un cri. »
La profondeur des résistances n’est jamais que la traduction, la preuve de cette peur irrationnelle de voir une identité symboliquement se dissoudre et disparaître. Et l’on sait très bien la force de l’irrationnel… d’où l’importance de construire des digues de pensée particulièrement lucides.
Pouvoir porter un regard lucide sur le monde, d’une part, et pouvoir s’autoriser à faire entendre sa parole d’homme et de femme dans sa singularité même, faire entendre une voix qui émerge du magma du groupe, faire sentir le poids de la parole et du regard d’un seul, face au poids écrasant de la vox populi, d’autre part : voilà les deux conditions qui fondent une espèce de pacte secret auquel souscrivent spontanément chacun des personnages que j’invente. C’est en cela qu’ils fondent et prouvent leur humanité dans un monde qui bien souvent la leur refuse, car les environnements que je décris sont souvent enfermants, négatifs, et peu épanouissants.
Cette question de la lucidité est certainement la clef de l’apprentissage du parcours de mes personnages : je trouve que c’est véritablement se construire comme être humain, que de décider d’affronter le monde dans un face-à-face lucide.
Dans « Guerres d’une vie ordinaire », le personnage central est confronté au dilemme de la réalité qui le somme et du rêve qui l’aide à lutter et à exister. L’écriture serait-elle un moyen pour rendre supportable un quotidien morne, autrement dit une lumière qui perce un horizon ténébreux ?
Cette dialectique du rêve et du réel est, bien sûr, la ligne de force, et de faille, qui structure le récit de bout en bout. Face au chaos du réel, seuls les rêves peuvent nous raccorder au monde, quitte à faire entendre les stridences de certains espoirs qui ne peuvent se réaliser aussi facilement dans l’ici et le maintenant… Mais avec le pouvoir de faire en revanche, entendre le cri de l’homme, dont parle Abdellatif Laâbi, et que l’on pourrait aussi assimiler à cette peinture si célèbre d’Edvard Munch. L’écriture ne fait que traduire ce que j’estime être la tension que nous vivons, en tant qu’êtres humains, entre deux lignes. L’une, à l’horizontale de nos vies, où il s’avère que pour vivre, que pour pouvoir être relié aux autres, il y a l’amour, la fraternité, et tout ce qui s’apparente de près ou de loin au désir de partager quelque chose ensemble, de savoir créer ces espaces intimes qui fondent notre liberté intérieure. L’autre, à la verticale de nos rêves, où il s’avère que pour se relier profondément à soi, il n’est d’autre solution que de creuser dans son for-intérieur, de brûler ses propres incertitudes, et en même temps de ne pas craindre de s’étirer et de s’élever vers la matrice de ses rêves…
La poésie est ce qui témoigne de notre part irréductible d’humanité. Il est là, le message. C’est l’arme ultime de résistance intérieure. Voilà pourquoi la métaphore du «noyau infracassable de nuit» que j’ai empruntée au poète surréaliste André Breton constitue vraiment le pivot, la focale du texte. Une formule-leitmotiv qui tisse son sens profond, car ce que tentent de faire la plupart de mes personnages, c’est de vivre le plus poétiquement leur vie. A savoir, de vivre à l’aune de leurs rêves. A la hauteur de cette démesure pétrie de petits riens, de bouts d’espoirs, que tout un chacun porte en soi, et qui grandit et élève l’âme dans les moments les plus durs et les plus sombres de notre existence.
Le héros de «Guerres d’une vie ordinaire» livre ainsi un testament à la fin du livre, qui constitue une sorte d’hommage au pouvoir qu’a la littérature de percer, même dans la plus noire des nuits, un trou de lumière où les imaginaires ressuscitent la beauté de ce que le réel pourrait avoir détruit ou fracturé. C’est pourquoi, au-delà de l’écriture, j’évoque la question des langues de l’homme : celle des cris, qui essaime l’ensemble du texte des émotions et des désirs enfouis ; celle des silences et des non-dits, que la société parle couramment, et qui se traduit par les blancs, les ellipses et les intervalles placés à l’intérieur du texte ; celle du quotidien, qui tente de nourrir chaque individu d’un brin de poésie pour arracher du sens aux choses.
- Le vivre ensemble est toujours au coeur de vos écrits. Comment, selon vous, la littérature peut-elle aborder cette grande question de notre temps, à savoir le vivre et le tenir ensemble ?
C’est vrai que le « vivre-ensemble » ressort comme un thème important dans plusieurs de mes textes, mais le « vivre-avec-soi-même », là où l’on se trouve, demeure tout de même le premier axe. La question que mes personnages posent, et que je me pose certainement à travers eux, est celle de la place légitime que nous occupons dans ce monde. Là où nous sommes, nous rêvons de l’ailleurs, mais l’ailleurs est en nous, et parfois nous ne sommes pas réellement là où les autres pensent que nous sommes… C’est ce type de drame très banal, que vit le héros de « Guerres d’une vie ordinaire ». « La Reine de l’oubli » questionnait le rapport fracturé de nos références au temps et aux lieux à travers la maladie d’Alzeihmer dont souffre ma mère. Tout autant qu’elle interrogeait la question de l’exil intérieur, si profond, que constitue la maladie, et qui se superpose ici à l’exil géographique vécu par «la reine ». Mes personnages vivent les instabilités du monde dans leur rapport le plus intime aux choses. Y compris quand ils demeurent où ils sont, car c’est le monde autour, qui les pousse alors à vouloir bouger, fuir, voir ailleurs quel autre monde il est encore possible de créer pour se sentir exister pleinement…
La question du « vivre-ensemble » intervient ensuite aussi, forcément, comme une possibilité pour eux de réparer, de retisser leur ancrage à leur lieu de vie et à leur environnement.
La question de l’espace, dans sa dialectique entre espace privé et espace public, est un thème qui me tient beaucoup à coeur, et c’est certainement là que se joue de la manière la plus sensible la vaste problématique du « vivre-ensemble » vis-à-vis de laquelle nous nous sentons, dans un pays comme le Maroc, naturellement concernés. Et certainement davantage encore en tant que femme, qu’en tant qu’homme. Comment coexistent, justement, les hommes et les femmes ? Comment exister dans sa différence au sein d’une société qui impose ses normes socio-culturelles comme des diktats ? Quelle place tient l’individu, et le désir d’un individu, au sein de la logique communautaire définie concrètement par la famille, et plus abstraitement par la sphère collective ? Comment se fait-il que l’espace privé soit encore si souvent soumis au regard moralisateur de la société, et pourquoi l’espace public n’est-il jamais partagé comme un espace de vie commun ? Comment la société en arrive-t-elle à se transformer elle-même en justicière, au détriment du rôle des institutions, du fait de la moralisation conservatrice progressive de la société, comme je l’évoque avec cette évocation d’une Cité qui plonge brutalement dans la folie fantastique du Far-West… ? Je tiens d’ailleurs à préciser que j’avais écrit ce texte en 2009, et qu’en réalité c’est aujourd’hui qu’il prend tout son sens… Ce sont des thématiques qui me parlent et que j’aborde instinctivement parce que tout mon vécu, ne serait-ce qu’à travers le métissage, justement, repose, sur ce besoin irrépressible de construire des passages, des passerelles, des traversées pouvant relier des choses à priori étrangères l’une à l’autre…
- Dans votre livre, on voit que l’amour est la réponse à toutes les questions que se pose le protagoniste. L’amour peut-il sauver le monde ?
– Je dirai que le récit part tout d’abord du désir que le héros formule dès la première phrase : «c’est simple, depuis des nuits, je rêve que je cherche une femme». Un désir brut, exprimé de manière assez pragmatique pour remplir le vide qu’il ressent et pour se conformer, d’une certaine façon, à la norme, dans une société où le mariage demeure encore bien souvent l’acte qui établit un statut social, et à travers lequel l’homme et la femme demeurent, dans l’inconscient archaïque collectif, attachés à une fonction bien définie. Face à l’angoisse de la solitude, l’Autre incarne la figure du sauveur, qui apporte un gage de sécurité contractualisé. L’amour, il n’en découvre en fait l’existence que peu à peu, au fil de deux rencontres amoureuses qui lui fournissent chacune une clef différente. Mais un hiatus demeure, parce qu’il réalise au fur et à mesure combien il est difficile pour les femmes de conjuguer la liberté du corps et celle de l’esprit. Il découvre ainsi comment chacune d’elles tente de négocier et de composer, en quelque sorte, avec les obstacles posés par la réalité, sans toutefois pouvoir gagner cette bataille qui est certainement, et de loin, la véritable guerre menée dans le cadre de ce récit. La guerre « pour la liberté de l’amour, et l’amour de la liberté », comme il le dit luimême… Chacune de ces rencontres est donc une épreuve initiatique, mais qui se résout ensuite par une grande souffrance, puisqu’il perd aussi bien celle qu’ «on» marie, que celle qu’ « on » punit de mort.
Ce désir d’amour, je ne pouvais l’évoquer qu’avec ce qui l’accompagne, intrinsèquement, c’est-à-dire, avec ce fond de frustrations et d’interdits qui bloquent le vécu d’une sexualité réellement épanouie, libre et heureuse. Même, si bien sûr, beaucoup de jeunes, toutes couches sociales confondues, contournent, transgressent, négocient sans problème leur sexualité en jonglant de manière très habile avec les normes et les dogmes. Mais la plupart du temps dans un rapport biaisé avec ce qu’il faut taire ou cacher, et ce que l’on s’autorise à vivre à visage découvert. Entre une hypocrisie assumée -et salvatrice- face à la censure, et l’intégration inconsciente d’une forme d’auto-censure. C’est ce que vivent de nombreux jeunes dans l’ensemble du monde arabe, notamment, sur la base de frustrations qui composent un paysage intime miné de l’intérieur, et qui peut parfois générer une violence sourde.
Si l’amour ne sauve personne, par impossibilité de pouvoir le vivre dans toute sa dimension, à la fois psychologique et charnelle, en revanche le désir d’amour, la foi portée dans cet idéal suffit à donner à justifier le sens de ces batailles tragiques. Car toutes les femmes sont en effet des personnages sacrifiés, dans l’histoire ; aucune d’elles n’en réchappe. Je ne m’étais pas rendu compte du systématisme du sort que je leur réservais en écrivant, à vrai dire, et j’ai été moi-même frappée par ce constat ! Comme si le fait de vouloir vivre librement l’amour les engageait nécessairement à un châtiment, moral ou physique. Comme si le fait d’aimer librement était, de manière implicite, ce péché qu’on vous sommait d’expier, d’une manière ou d’une autre. De la même façon l’homosexualité que j’évoque à travers les secrets de la vie d’Ali est vécue dans une honte silencieuse jusqu’à le conduire au suicide, à cet auto-bannissement symbolique, à cet effacement de la communauté. J’ai le sentiment de n’avoir fait qu’écrire et traduire, transposer de manière symbolique ou métaphorique, ce que j’ai pu appréhender de certains pans de réalité. Je ne fais pas de ces personnages des Roméo et Juliette pour autant, parce que même cet idéal-là se perd, aujourd’hui, mais la libération naturelle des corps, en revanche, face au combat idéologique du fondamentalisme religieux instruit une forme de guerre, de tragédie ordinaire, en arrière-plan, qui vaut bien celle des Capulet et des Montaigu… Si dans le cadre de ce récit, l’amour n’est donc jamais évoqué comme une réponse, et comme une solution salvatrice, car il engendre trop d’incertitudes et de petites luttes internes comme externes à devoir mener, il demeure bien, en revanche, la seule exigence qui justifie le fait que la vie vaille la peine d’être vécue.
- Quel regard portez-vous sur le Maroc d’aujourd’hui compte tenu de votre héritage culturel à multiples dimensions ?
– Je porte le regard d’une femme qui aspire à ce que le Maroc vive et reconnaisse pleinement sa diversité culturelle, linguistique, ethnique, parce que ne pas le faire serait porter atteinte à ce que le Maroc est, fondamentalement. Or il existe toujours une tentation conservatrice qui pense qu’un pays ne peut se concevoir que sous la forme d’un bloc unique et strictement homogène, au détriment de tout ce qui fait sa richesse et sa pluralité. Et cela dépasse de loin le Maroc et s’applique, en réalité, à l’ensemble du monde arabe. C’est pour cette raison que les libertés individuelles en général, et la liberté de conscience en particulier, me semblent essentielles, parce qu’en réalité rien ne nuit plus à l’identité marocaine que de croire qu’elle est figée dans le marbre et sur le papier et qu’il appartiendrait à certains de la définir à votre place. La profondeur des résistances n’est jamais que la traduction, la preuve de cette peur irrationnelle de voir une identité symboliquement se dissoudre et disparaître. Et l’on sait très bien la force de l’irrationnel…d’où l’importance de construire des digues de pensée particulièrement lucides.
Je mesure, en outre, de manière aiguë, la chance que j’ai d’avoir pu naître et évoluer au croisement d’un héritage de pensée farouchement libre et ouvert sur le monde. Et je pense à ce sujet aux blocages de mentalités qui nuisent encore trop souvent à la condition des femmes, des jeunes filles marocaines, et qui pèsent tragiquement sur l’avenir de nombreuses d’entre elles. Il existe encore trop de destins sacrifiés, de rêves avortés, de droits fondamentaux non garantis, d’hypocrisie institutionnalisée face aux critiques que l’on peut formuler contre certaines injustices sociales flagrantes. Et ce, pour des raisons multiples, qui appartiennent et dépendent autant du pouvoir des structures que l’on souhaite mettre en place, que de la vision du projet de société que l’on souhaite adopter, que des transformations des consciences, qui doivent réaliser aujourd’hui l’urgence d’avancer avec son époque et d’évoluer dans le souci de garantir le développement durable de cette société, à travers l’émancipation d’individus- citoyens.
Ce qui m’interpelle, cependant, c’est le décalage qui sépare une société civile innervée par un réseau associatif qui se mobilise sans relâche pour faire acte de vigilance, et le caractère pesant d’un système aveugle, verrouillé par des fonctionnements iniques et une logique de caste, dont on se demande parfois si elle souhaite que les choses changent fondamentalement. Le métissage rend naturellement sensible à la question des différences parce que l’on concentre en soi à la fois la figure du proche et du lointain, du familier et de l’étranger. J’ai un besoin viscéral de vivre au contact de cette ouverture au monde, tout en entretenant un lien particulier avec certaines réalités locales. Aujourd’hui je sais que le Maroc doit affronter des défis qui ont été nommés en leur temps, et dont la plupart ont été clairement identifiés, il y a de cela 50 ans, car en découvrant l’histoire de la revue « Souffles » à travers la thèse de Kenza Sefrioui, j’avais été frappée de voir justement à quel point tant de ces chantiers ouverts à l’époque parlent encore à la nôtre, et attendent que l’on s’en empare vraiment… Des problématiques cruciales de l’éducation à la réappropriation d’une lecture pertinente du patrimoine et de l’histoire nationale, en passant par le désir d’articuler le souci d’authenticité et le besoin d’ouverture au monde… Cinquante ans après, le retour sur soi que le pays se doit d’effectuer nous projette dans cette même attente : on ne peut qu’espérer que les espoirs que l’on place en l’avenir ne seront, cette fois, pas déçus…