UN LIVRE DE SOUAD MEKKAOUI : « FEMMES AU PURGATOIRE »

La nouvelle littérature entre civisme et talent de témoigner

Un voyage dans les soubassements de la marginalité sociale

Pour son deuxième livre, publié en moins de trois ans après « Plus forte que la souffrance », Souad Mekkaoui n’a nullement dérogé à la règle. Elle a choisi les femmes, l’une de ses premières préoccupations. Ensuite l’environnement dans lequel elles vivent ou malvivent. Dans « Femmes au purgatoire », elle s’est appliquée à une déconstruction minutieuse et implacable des conditions dans lesquelles une catégorie de femmes marocaines sont appelées à évoluer, à résister, à ne pas mourir tout simplement, de mépris et d’abandon.
Là où le discours officiel, chatoyant et rassurant, s’érige et s’évertue à nous parler de « libération » de la femme, à nous la présenter comme « partenaire » de l’homme, Souad Mekkaoui y décèle plutôt une amertume et un affaissement des promesses. Si son premier livre nous a fait voyager dans la contrée de la douleur, appelée pudiquement « souffrance » et mettant en scène une famille, à travers le portrait merveilleux d’une femme,

« Femmes au purgatoire » est une analyse au scalpel du milieu féminin à la dérive. Un voyage à travers les soubassements d’une société qui ignore jusqu’à ses tréfonds et ses tripes pour ne pas se réveiller, offusquée, violentée et secouée dans ses mensonges !Avec ce livre, Souad Mekkaoui nous donne à saisir l’unité profonde d’une pensée qui s’aiguise : celle de la dénonciation et de l’alerte ! Elle procède d’une prise de conscience tragique, et d’une même exi gence élevée comme un credo. La révolte intérieure de l’auteur, son cri permanent qui parcourt l’ouvrage en filigrane, qui décrit la « condition humaine », féminine ici, dans ses moindres recoins… Un groupe de femmes – de jeunes filles – vivant les unes loin de l’autre, séparées par le temps et l’espace, et pourtant enclines à un même destin tragique, le besoin de se livrer aux caprices des hommes. Ce que l’on pourrait aisément qualifier de déchéance – terme que Souad Mekkaoui évite d’utiliser – est leur point commun.

Ce que l’on pourrait aisément qualifier de déchéance – terme que Souad Mekkaoui évite d’utiliser–est le point commun de toutes ces filles.

D’ores et déjà, l’on peut s’interroger pourquoi encore des femmes, pourquoi encore un sujet social, et ce revers de la médaille d’une société marocaine fière de brandir ses lois et ses avancées ! Autrement dit, à rebours de ce qui s’affirme de jour en jour sur les victoires de la femme, Souad Mekkaoui a choisi de lever le voile du discours apocryphe, lanterne à la main, et de nous mener comme une Antigone sous les pans d’un monde souterrain où la clémence et la mansuétude restent de vains mots, n’existent pas tout simplement. Les jeunes filles dont il est question, ce sont des « héroïnes » par défaut, et la littérature les ignorent, sinon pour en faire le versant lugubre, la face cachée d’une société propre à décourager les uns et les autres. Que Souad Mekkaoui leur donne la parole et les réhabilitent le temps d’un livre, qu’elle en fasse aussi les porte-parole d’un milieu inaudible, est tout à son honneur et à sa perspicacité. Ses choix sont délibérément à la fois clairs et singuliers, ils participent d’une quête sur la « condition humaine » que n’eût pas reniée un Malraux ou Bernanos.

L’écriture est régulière et forte dans sa sobriété, belle dans son cours et ses enchaînements, happeuse et prenante.

Souad  Mekkaoui  nous  invite  à une réflexion sur nous-mêmes à travers les femmes du purgatoire qu’elle décrit avec talent. Procédant d’une certaine écriture et d’une méthode d’enquête à la Zola, qui passait de longs moments à confronter ses héros et leur réalité, à réunir détails et scènes, Souad Mekkaoui est le témoin d’une réalité dramatique de son temps. Son livre est plus qu’un livre, il est le récit d’une douleur éparpillée et répandue dans nos âmes. Il n’a rien d’un grimoire, et le style qui le parcourt est en réalité la révélation affirmée d’un talent qui s’affirme et, la maîtrise de la langue et des mots aidant, qui nous surprend à chaque coup. La littérature maghrébine de langue française ne sacrifie nullement à la mode, ici. Elle s’inscrit dans le beau classicisme et la langue travaillée, d’autant plus éla- borée qu’elle est soucieuse à la fois d’une précision et d’une rigueur, une « prose du monde », en quelque sorte. Noble pudeur que cette écriture qui ménage entre mots violents, vitupérations et anathèmes pour clouer au pilori une société orgueilleusement campée sur son partage : entre l’homme érigé comme le pivot et la femme comme sa création et son objet.

Le style de ce livre est d’une régularité poétique qui trempe, ce qui renforce sa dimension, dans la profonde réalité ma- rocaine. Celle des hommes et des femmes qui vivent différemment, à l’opposé leur lutte, les premiers assurés de leur éternité, les secondes conscientes de leur fragilité. Le temps coule vers l’éternité pour les uns, mais pour la descente aux enfers pour les autres. Il n’est que de prendre acte, comme nous y invite Souad Mekkaoui, de ce constat amer de Nabila, qui après une vie cahoteuse, marquée au fer rouge de son destin violent, conviée à se repentir par sa protectrice qui l’a recueillie dans son désespoir, se laisse dire : « Je ne vis plus, je n’existe plus ! Je ne suis plus que des bribes de mon âme » ! Ne resterait-il plus que le repentir, que ce cri ultime, que nous serions encore surpris par la force des mots que l’auteure prête à ses personnages, dans un ultime devoir d’autocritique.

Il y a manifestement une gravité tragique dans le livre de Souad Mekkaoui qui échappe à coup sûr à la mode littéraire en vogue. Il nous plonge dans le bain du réalisme, du vécu qui a tendance à nous échapper ! L’écriture est régulière et forte dans sa sobriété, belle dans son cours et ses enchaînements, happeuse et prenante. On ne peut pas ne pas être emporté par sa musicalité et les rythmes qui, tantôt nous séduisent au premier abord, tantôt nous surprennent par leurs beaux égrenages. Elle a l’art de tailler des croupières  à ce temps de mépris que nous subissons.

« Femmes au purgatoire » n’est pas seulement un livre, il est aussi un Manifeste à l’honneur de la « petite » femme, celle qui n’a pas notre regard, nos émotions et notre sollicitude.

Il convient d’affirmer que Souad Mekkaoui se confond indubitablement avec son œuvre et son aventure dans une littérature engagée, parce qu’elle ne se contente pas de dénoncer, mais elle décrit et écrit avec l’émotion et la force de l’amour aux autres qui nourrissent sa quête. C’est une cohabitation entre un civisme aigu et le talent de témoigner.

 

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