« DOS DE FEMME, DOS DE MULET » : Regard d’homme, destin de femmes
Par Saad Benchlikha
Faisant partie d’une série d’enquêtes basées sur le reportage et l’investigation, «Dos de femme, dos de mulet» est un livre sous forme d’enquête journalistique, signée Hicham Houdaïfa. Réalisé entre octobre 2014 et janvier 2015, ce travail vise à mettre en lumière l’image, le statut et la place de la femme marocaine dans un pays qui se veut moderne et démocrate. «Dos de femme, dos de mulet» est publié chez «En toutes lettres», nouvelle maison d’édition dont Hicham Houdaïfa est le co-fondateur avec la journaliste Kenza Sefrioui.
Dans son ouvrage-enquête « Dos de femme, dos de mulet, les oubliées du Maroc profond », destiné, en premier lieu, aux journalistes enquêteurs et bien sûr au grand public, nous découvrons un reportage sur le destin pénible des femmes marocaines des régions rurales, du côté du Maroc qu’on nomme «inutile».
Selon l’auteur, le choix de ces régions n’est pas anodin ou dénué de sens. Dès l’introduction de son enquête, l’auteur précise : «si je me suis concentré sur le milieu rural, en particulier sur les régions montagneuses de l’Atlas et sur les petites villes […], c’est parce que la fragilité des femmes m’y a paru plus marquée, plus terrible qu’ailleurs…»En ce qui concerne le thème, Hicham Houdaïfa a déclaré, sur les ondes d’une radio nationale, que «la thématique de la femme en état de fragilité m’a toujours ému et touché […]. J’ai déjà travaillé sur ces sujets bien avant et j’ai beaucoup voyagé dans le Maroc pour recueillir ces témoignages».
Un destin de femmes, brisées et écrasées face à la précarité de leur avenir. Telle est l’image que nous livre l’enquête à travers les propos de ces femmes racontant leur quotidien dans le Maroc du 21e siècle. Victimes involontaires d’une absence flagrante de loi et de justice équitable, elles prennent leur sort en main, aussi humiliant soit-il, pour subvenir aux besoins de leurs familles. Depuis les ouvrières clandestines de Mibladen, jusqu’aux filles victimes des réseaux de prostitution dans les pays du Golfe, cette enquête regorge d’exemples d’une dignité avilie. Non seulement ces femmes subissent l’inégalité des chances, le manque d’une législation efficace, mais elles sont également victimes d’un passé douloureux. Analphabétisme et taux de mortalité élevé, tel est le cadre où vivent nos compatriotes.
Le livre dévoile aussi un fléau qui ronge notre pays dans ses atouts les plus primordiaux. Le mariage des mineures, encore en vigueur en dépit de l’instauration de la nouvelle Moudawana. En effet, les jeunes filles, faute de scolarité et en l’absence d’infrastructures, sont livrées, dans la fleur de leur âge, à des bourreaux sexuels, pour de l’argent ou pour une bouche de moins. Paradoxalement, ces contrats de mariage se passent avec l’accord des familles, du cheikh et du moqadem, censés être les représentants de la loi. Ajoutons à cela, le mariage par « la Fatiha », plongeant toute une progéniture dans l’illégalité. Aucune possibilité d’accéder à la scolarité, aux soins sanitaires. Pire, pas d’état civil et donc pas de papier justifiant son existence.
L’exploitation ne s’arrête pas uniquement à ce stade. Nous percevons dans le récit des travailleuses journalières de la région de Berkane une douleur immense. En plus des heures interminables de travail pour des pacotilles, elles doivent se plier aux viols et désirs pervers des employeurs. Si elles tombent enceintes, aucune issue ne s’offre à elles, car même les autorités sont de mèche avec les riches propriétaires qui agissent en toute impunité. Par la force des choses, elles deviennent, au bout du compte, des prostituées. Même la capitale économique du pays, germe en elle des femmes courbant l’échine face à un destin sans loi ni droit. Dans une autre partie de l’enquête, l’auteur pointe du doigt le code pénal avec les discours des «serveuses de bar» qui finissent prostituées elles aussi. Quand elles essayent de porter plainte ou de ré- clamer une restitution de droit, suite à un viol collectif ou une maltraitance, c’est elles que l’on met derrière les barreaux. Et Hicham Houdaïfa de le souligner clairement: «Le code pénal, dans sa version actuelle, est également problématique […]. Ce code qui nous régit encore a été rédigé dans une logique qui vise plus à protéger la moralité publique que les droits humains et la dignité de toutes et de tous».
Deux questions à l’auteur-journaliste
- MAROC DIPLOMATIQUE : Pourquoi avoir opté pour un livre au lieu d’un support audiovisuel?
- HICHAM HOUDAÏFA : J’ai tout naturellement opté pour l’écrit parce que je suis, avant tout, un journaliste de la presse écrite. Mais ce sont, effectivement, des sujets qui peuvent être revisités par le biais du support audiovisuel. Ça sera peut-être à envisager pour une étape ultérieure. C’est d’autant plus important que ce soient des enquêtes qui gagneraient à être médiatisées pour que la vie de ces femmes puisse changer en mieux.
- La précarité, l’injustice et l’omerta sont des sujets récurrents dans votre livre-enquête. Quelle serait, à votre avis, l’alternative pour éradiquer ces fléaux?
- À travers ce travail, j’ai voulu témoigner de la réalité de ces femmes et de ce Maroc profond par le biais du reportage et du journalisme d’investigation. Je trouve que c’est en cela que consiste le travail d’un journaliste : tirer la sonnette d’alarme, donner la voix à celles et à ceux qui n’ont pas droit au chapitre… C’est aux politiques de passer à l’acte par la suite. Dans mon introduction, j’ai cherché à diagnostiquer quelques-unes des causes de ces précarités. Et je cite le non-accès à l’école pour une grande majorité des filles des régions que j’ai visitées, une Moudawana qui permet encore le mariage des mineurs et un code pénal encore injuste envers les femmes. L’économique est également très important : une femme qui dispose d’une activité génératrice de revenus est plus à même de faire face à la précarité et à l’omerta