«LE TOURMENT DE LA GUERRE» DE JEAN-CLAUDE GUILLEBAUD

Cette guerre, ces violences miroir de l’Homme

C’est un livre qui tombe à point nommé, dira-t-on ! En ces temps si troublés, le livre de Jean-Claude Guillebaud : « Le Tourment de la guerre », publié en janvier dernier à Paris, sonne comme un coup de gong. C’est que la mémoire des hommes, qui a cru depuis des décennies enterrer la guerre dans ses propres hécatombes, éloigner ses horreurs pour établir un monde meilleur après les désastres organisés de la dernière Guerre mondiale, se réveille de nos jours, abasourdie, terrifiée…Elle découvre une nouvelle ou de nouvelles guerres, qu’elle banalise à la limite, et la télévision aidant, adopte avec une complice passivité .

Jean-Claude Guillebaud est, pourrait-on dire encore, familier du phé- nomène de la guerre depuis sa prime jeunesse. Non seulement parce qu’il est le petit fils et le fils d’officiers de l’armée française, mais parce qu’en sa qualité de Reporter de guerre, pour le quotidien « Le Monde » notamment et autres titres, il a couvert les principaux conflits qui surgissaient à tout bout de champ dans les années soixante-dix et quatre-vingt en Afrique, en Asie, au Moyen Orient, en Europe aussi et dans ces contrées lointaines qu’on appelle les antipodes. Grand reporter, largué sur les théâtres de confrontations aussitôt déclenchées, témoin scrupuleux, rongé par le souci de voir juste et de dire tout, dans le sillage d’un Jospeh Kessel ou d’un Albert Londres voire du Malraux de « L’Espoir », il a raconté les « choses vues », et livré en définitive des reportages qui ne le cédaient en rien aux « directs » et autres « temps réels » des chaînes de télévision avec, en revanche, un supplément d’humanisme qui caractérise sa pensée. Une puissante volonté également de « tout » dire, par éthique et responsabilité : « Pourquoi le tairais-je, écrit-il, Ce travail sur la violence et la guerre me trouble et me transforme. On dit parfois que l’écriture aide un auteur à mieux se connaître. C’est bien ce qui m’arrive. La préparation de ce livre m’oblige à rameuter des souvenirs parfois anciens, parfois proches. Ce n’est pas l’effort d’anamnèse qui me change ».

Le livre de Jean-Claude Guillebaud est une profession de foi, mélange de vie personnelle et de destin collectif. Il balaye d’un trait les approximations, nous apporte l’une des meilleures démonstrations sur le bellicisme qui est le nœud gordien des systèmes et des sociétés.

A présent, s’il ne décrit pas en direct, la force du style aidant, les guerres et les conflits, Jean-Claude Guillebaud les analyse et les commente. Son livre est un imposant compendium sur la philosophie de la guerre, plus qu’une fresque historique, émaillée de scènes exemplaires puisées dans le long cours des faits d’armes, décrites avec un soin méticuleux et une impressionnante érudition, respirant surtout la fraîcheur d’une pensée et l’impératif du partage. Car, ne l’oublions jamais, JeanClaude Guillebaud n’a pas cette tentation égotiste d’écrire pour sa « petite personne », il écrit pour le public et pour ce faire, il travaille et mène de profondes et longues recherches. Pour réaliser son livre sur la guerre, il a fait office d’un bénédictin parti sur les traces de l’Histoire humaine, décortiquant son passé enfoui dans une multitude de faits et de discours de la guerre. L’explorateur de notre passé guerrier est aussi le sondeur impénitent des théories de la guerre. On ne dira jamais assez que Jean-Claude Guillebaud est passé de la description de la guerre à son analyse approfondie, dans le sillage d’un Carl von Clausewitz, prussien et théoricien connu pour son livre fétiche « De la guerre », d’un Gaston Bouthoul, l’inventeur attitré de la science de la guerre, dite polémologie et toutes proportions gardées d’un Raymond Aron qui s’est intéressé également au même phénomène.

L’actualité sanglante qui caractérise notre planète procède donc de cette obsession atrabilaire qui ne quitte pas l’homme : la domination de l’autre, la possession. L’auteur du « Tourment de la guerre » dissèque avec minutie, force et exemples concrets ce long fleuve tranquille, noyé aussi dans le sang, ces péripéties qu’il décrit avec une si remarquable connaissance, une volonté inconsolable d’aller dans le détail des costumes et de leurs couleurs, les décorations, les mesures, les breloques des armées, les allures enfin des soldats qui les portent fièrement et les corps d’armées alignées dans des décors où le majestueux le dispute au roturier. Jean-Claude Guillebaud a tout analysé avec le scalpel de l’anthropologue, la curiosité vive d’un enfant passionné par sa recherche et séduit par les découvertes, nous emportant dans un voyage au long cours.

De sauvage, la guerre s’est civilisée et raffinée avec les technologies et la puissance montante des armes. Mais le désir est demeuré le même, comme une impulsion innée. C’est cette impulsion que Guillebaud analyse, dans tous ses aspects, politique, économique, social, culturel et religieux même. Et nous voilà interpellés gravement par ce livre profond et son contenu, à un moment où la religion est associée à la guerre et sa variante terroriste. Il a vite fait cependant de nous démontrer que la religion ne saurait être le motif essentiel de la guerre, quelle qu’elle soit et, qu’en définitive, les guerres qualifiées de religieuses dissimulent assez de motifs politiques pour ne pas nous mettre en garde contre une si ré- ductrice vision. La description plus que détaillée de la guerre au Bangladesh de 1971, des massacres des « razakars », et la chasse menée par l’armée indienne et les mukti bahini contre l’armée pakistanaise, nous ramènent à ce qui se déroule de nos jours en Irak et en Syrie avec les jihadistes de Daech et les horreurs que ses hommes commettent. La guerre nous interpellera constamment, qu’elle change d’époque ou de forme, elle est de plus en plus l’exutoire de crises et des violences. Jean-Claude Guillebaud, pour avoir parcouru le temps et la rétrospective des guerres qui l’ont hérissé ne décline pas l’impératif de la guerre qui est à l’humanité ce que la chirurgie salvatrice est au corps. Autrement dit, selon lui, certaines situations, des injustices nécessitent l’ingérence et l’intervention des « justes »…

La guerre s’est popularisée, notamment lorsque les peuples en sont les acteurs de première ligne. Mais elle s’est aussi aristocratisée quand ce sont des dignitaires, des princes voire des Rois qui la mènent et la conduisent les parades colorées, les officiers chamarrés aussi…L’art de la guerre, c’est aussi celui de la préparation des accoutrements et des ports. «Parés comme des femmes ? Le texte d’un Hippolyte de Guibert, tiré de son Essai général de tactique, sur de tels préparatifs rituels est proprement édifiant. Il fait partie de l’exigent cérémonial de la guerre digne : « On crée une tenue qui fait passer aux soldats trois heures par jour à leur toilette, qui en fait des perruquiers, des polisseurs, des vernisseurs, tout en un mot hormis des gens de guerre…C’est l’excès même de la tenue que j’attaque, et non la tenue elle-même. Portée jusqu’à un certain point, elle est nécessaire, elle est une preuve de discipline, elle contribue à la santé du soldat, elle l’élève au-dessus du peuple, elle le met dans la classe des citoyens aisés et heureux : elle n’était point négligée chez les Romains ». Elevé au summum d’une vertu, la tenue militaire, comme d’autres traits, ornemente donc l’art de la guerre et conforte celle-ci dans sa dimension quasi esthétique, fascinante pour beaucoup.

imagelivreJean-Claude Guillebaud approfondit l’introspection et va au-delà du simple fait de combattre, de tuer, de mourir aussi au nom de la vengeance, de la punition de la domination ou de la gloire, tous prétextes et pressions pour assumer et aimer la guerre. C’est en quelque sorte être soi-même ou revenir à soi-même que de faire la guerre. C’est peu dire aussi que fascinés, penseurs, intellectuels et poètes même se sont identifiés aux différents héros de la guerre, comme Hegel ou Goethe à Napoléon en qui il voyait le « Promé- thée des Temps modernes » , Voltaire en Fréderic II de Prusse…

«L’horreur de la guerre finit par vous coller à la peau » ! Cette phrase contenue dans le dernier chapitre du livre de près de 380 pages, intitulé le «nu de la guerre», décrit la psychose des réminiscences de ceux qui ont vécu ou connu les horreurs de la guerre. Jean-Claude Guillebaud prend comme exemple les vétérans américains de la guerre du Vietnam qui ne supportent plus, quarante ans après, les simples bruits des feux d’artifices ou autres bruits, il avoue lui-même son allergie à ce phénomène, à ce «trémoussement hideux». Or, si l’An 2000, était apparu comme l’annonce d’un nouvel âge de la paix et la décennie qui a suivi comme la moins meurtrière à ses yeux au point qu’il en donne des statistiques en baisse, JeanClaude Guillebaud nous invite à découvrir encore mieux cette autre « guerre », cet autre registre , ces violences quotidiennes devenues désormais le lot commun qui «gagne les villes, les espaces publics et des lieux aussi ordinaires que les jardins, les gares, les terrasses de café, les autobus, les hôpitaux » Et de préciser : « A tout moment et en tout lieu, la violence terroriste peut tuer et blesser »… Il s’engage ensuite dans l’étude de cette nouvelle guerre qui semble, les nouvelles technologies et la cyberné- tique aidant, se substituer à la guerre classique, sans devoir aligner des hommes, mais mobilisant des « figures nouvelles », des réseaux dispersés, des «professionnels de la violence»… Il nous rappelle que les « civils sont devenus la cible », démentant ainsi cette prétention des gouvernements occidentaux de «territorialiser la guerre» (Libye, Irak, Afghanistan, Somalie et ailleurs), ainsi que cette «nouvelle théorie des états de violences» que viennent démentir l’implacable faiblesse de l’Occident et la montée du terrorisme meurtrier dont il est l’assaut. L’analyse que Jean-Claude Guillebaud nous propose ensuite sur la nature entre conflit classique, territorial et la nouvelle guerre que l’Organisation de l’Etat islamique réinvente est lumineuse. Elle va au cœur de la tragédie qui, aujourd’hui, mobilise vainement les puissances mondiales pour contrer Daech. Elle nous livre aussi le secret de l’ambition jihadiste affirmée déjà dans un texte que Guillebaud exhume, datant de 2004, «La gestion de la barbarie» d’un étrange Abou Bakr Naji et qui a servi de feuille programmatique aussi bien aux membres d’al-Qaïda qu’à ceux de Daech. Sauf qu’il ne verse jamais dans l’amalgame réducteur, autrement dit il ne cède nullement à la phobie antimusulmane et prend soin de rappeler que la «barbarie» à laquelle nous assistons – quand bien même elle se dirait islamiste – n’a rien à voir avec l’Islam originel que les « mercenaires de Daech » entendent dé- tourner. Beaucoup de jihadistes ne proviennent-ils pas de familles catholiques aussi ? Et de s’appuyer, entre autres, sur la démonstration du juge français Marc Trévedic , ancien responsable de la lutte antiterroriste, qui souligne que «la religion ( musulmane) n’est pas le moteur du jihad».

Le livre de Jean-Claude Guillebaud est une profession de foi, mélange de vie personnelle et de destin collectif. Il balaye d’un trait les approximations, nous apporte l’une des meilleures démonstrations sur le bellicisme qui est le nœud gordien des systèmes et des sociétés. Sa révérence – plus que ses références bibliographiques – à de grands auteurs comme Tolstoï dont il nous fait découvrir l’autre magnifique dimension, confère au livre une suprême vertu : la rigueur, une pensée philosophique puisée dans l’humanisme dont Jean-Claude Guillebaud, au fur et à mesure bonifie ses travaux. «Le Tourment de la guerre» est un livre magistral, qu’il faut lire et relire même comme un texte sacré de partage, d’adhésion et de connivence.

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